Mise à jour : Malheureusement, le projet du Dealer de livres a pris fin environ trois ans après notre interview. Lisbeth tient à féliciter Luc Pinto Barreto et toutes les personnes ayant contribué à ce très beau projet. Il en inspirera peut-être d’autres…

Ma démarche est de promouvoir la lecture. Les gens qui ne lisent pas ne vont pas ou peu en librairie. Alors je vais à eux dans la rue.

Luc Pinto Barreto, alias le « Dealer de livres », s’est installé en juin dernier en tant que libraire ambulant et indépendant à Saint-Denis, en région parisienne. Le choix de l’emplacement ne s’est pas fait à la légère pour le libraire de 33 ans.
« J’ai eu un coup de cœur pour le parvis de la gare. », raconte t-il. « La gare de Saint-Denis est un lieu qui brasse beaucoup de monde et pas uniquement parmi ses habitant-e-s, et c’est à l’intersection de plusieurs villes où il y a une absence assez notable de librairies. » Et pour cause, le département de Seine-Saint-Denis compte
moins de 20 librairies indépendantes et généralistes pour 1,5 million d’habitant-e-s. Il s’agit du département le moins pourvu de la métropole. Le choix d’être itinérant ne s’est pas fait par hasard lui non plus. Il y a d’abord une raison financière, « le prix d’un loyer à Paris c’est facilement 2000 euros ou 3000 euros par mois. En comparaison, prendre un conteneur et occuper 10 mètres carrés dans l’espace public ça revient à 420 euros par an. » Le calcul est vite fait. Mais à cela vient s’ajouter une raison plus personnelle. « Le fait d’être commerçant ambulant me permet d’être mobile, d’aller rencontrer et toucher plus de gens. »

« Le savoir juste pour le savoir ne m’intéresse pas »

Pour Luc Pinto Barreto, son métier lui permet de faire de nombreuses rencontres. « Les livres amènent facilement à parler, et puis, à force de me voir, les gens viennent à moi. À la troisième rencontre, j’échange un bonjour, ensuite la fois suivante on discute un peu, la personne me parle un peu d’elle, de sa vie, de son parcours, et au bout de la septième fois je peux peut-être commencer à lui recommander des livres de façon plus judicieuse, en fonction de ce que je connais de la personne… C’est un lien qui ne peut se faire que sur la durée. » Aller à la rencontre des gens dans leur quotidien, tisser des liens, créer des espaces d’intimité et d’échanges à travers la lecture est au cœur du projet du jeune libraire. 

Luc Pinto Barreto. © : Davon Henry Photography, avec la gracieuseté du photographe.

Le savoir juste pour le savoir ne m’intéresse pas. Mon intérêt à moi c’est savoir comment on réussit à organiser des personnes dépolitisées, isolées, les amener à des prises de conscience et à organiser des actions sociales.

« J’ai récemment fini la lecture du livre Young Lords de Claire Richards. L’histoire des ces Blacks Panthers Latinos m’inspire beaucoup. Ils avaient un ancrage local, et à partir des problèmes rencontrés par la population dans la vie de tous les jours, ils ont mis en place des actions politiques. »  Depuis le début de son initiative, Luc Pinto Barreto a rencontré beaucoup de retours positifs, sur les réseaux sociaux et auprès des personnes qu’il rencontre. Il a aussi obtenu le soutien de la mairie pour occuper le parvis de la gare de Saint-Denis. « C’est trop facile de ne toucher que des convertis. Un jour une personne m’a accusé de participer à la gentrification de la ville. Mon enjeu c’est justement de faire l’inverse : ne pas vendre qu’aux bobos. Or, la culture du livre ce n’est pas quelque chose de naturel ou d’inné, c’est quelque chose qui s’apprend, quelque soit l’âge. » Sur son stand, on trouve d’ailleurs tous types de littérature : des romans, des bandes dessinées, des livres jeunesse… « Si je devais avoir un critère, ce serait l’accessibilité. Autrement dit, donner accès à des livres qui démocratisent un maximum l’accès au savoir. Mon but c’est de casser le côté rébarbatif que peuvent avoir des gens vis-à-vis de la lecture, le sentiment du “c’est pas pour moi”. » Ce sentiment, Luc Pinto Barreto l’a bien connu. Il raconte ne pas avoir grandi dans un univers littéraire. Pendant longtemps, les livres
représentaient pour lui « ce truc rébarbatif qu’on nous imposait à l’école. » Au début des années 2000, Luc Pinto Barreto et sa génération découvre le monde des Skyblogs. « Je lisais des blogs d’afro-descendants qui vulgarisaient pas mal de sujets. » En 2005, c’est l’année du baccalauréat pour Luc, mais c’est aussi une année meurtrière à Paris durant laquelle trois incendies font 49 décès, dont 29 enfants parmi des familles essentiellement racisées et victimes du mal-logement. Parmi les immeubles qui ont pris feu, figure celui du boulevard Vincent Auriol, dans le XIIIe arrondissement parisien. Luc Pinto Barreto vivait alors juste en face. « J’étais membre d’une association culturelle, on organisait des tournois de foot, des sorties au Parc Astérix, des choses comme ça pour les jeunes. On côtoyait beaucoup d’enfants. La nuit de l’incendie, tout le monde se trouvait en face de l’immeuble… » Les familles ont ensuite été logées temporairement dans un gymnase, les manifestations pour le droit au logement se sont succédées. « On se retrouvait tous les soirs entre nous pour se donner des nouvelles, sur le relogement de telle famille, l’hospitalisation de tel gamin… Cette époque m’a beaucoup marquée. » Mais 2005 est aussi l’année d’un coup de coeur littéraire, Le Pouvoir Noir de Malcolm X. « À cette époque j’ai pris conscience qu’il y a des choses qu’on ne peut apprendre que dans des livres, parce que c’est là où il y a la place pour développer une pensée. Un film, même un très bon documentaire, ça reste court. » Luc enchaîne : « Avec le livre, il y a cette idée de prendre le temps, être seul avec soi-même. Trouver des réponses à des questions qu’on n’ose peut-être pas poser à d’autres. »

C’est trop facile de ne toucher que des convertis. Un jour une personne m’a accusé de participer à la gentrification de la ville. Mon enjeu c’est justement de faire l’inverse : ne pas vendre qu’aux bobos. Or, la culture du livre ce n’est pas quelque chose de naturel ou d’inné, c’est quelque chose qui s’apprend, quelque soit l’âge.

Luc Pinto Barreto
Luc Pinto Barreto. © : Davon Henry Photography, avec la gracieuseté du photographe.

Dix ans plus tard, en 2015,  il crée une chaîne YouTube avec un ami à lui, baptisée « Dealer de livres », (nom qu’il a repris pour son entreprise actuelle) et où il propose essentiellement de la critique littéraire. « On partait toujours d’un livre, mais pour élargir ensuite sur des sujets qu’on voulait défendre, comme l’éducation ou le fait d’être noir en France… » Mais le contact humain lui manque.  En 2019, après cinq ans de travail dans l’hôtellerie, il entreprend une formation rémunérée dans la vente, avec un stage de trois semaines à la librairie Folies d’Encre de Saint-Denis. « C’était des boulots alimentaires. J’ai eu mon premier enfant en 2017, et petit à petit je me suis dit qu’il fallait que je trouve ce que je voulais vraiment faire, et avoir une vraie stabilité. »  Ensuite, tout s’enchaîne. « J’ai la chance d’avoir beaucoup de soutien en local. La librairie Folies d’Encre me commande les livres et ne me facture que ceux que je vends. » Pour entreposer son stock, « les livres, ça pèse son poids ! », il peut compter sur le chapiteau Raj’ganawak, un cirque engagé, et basé tout près de chez lui.

Je vois des gens qui s’arrêtent pour regarder les couvertures. Certains semblent pressés, un peu hésitants, mais ils regardent, s’approchent, et on sent la curiosité qui est là. Ça me rend fier de faire ce que je fais.

En une trentaine d’après-midi, le jeune entrepreneur a vendu environ 400 livres, entre 12 et 15 par jour. Son plus gros succès est le livre jeunesse « Comme un million de papillons noirs », de l’écrivaine et militante Laura Nfasou. La suite ? Luc Pinto Barreto a lancé fin 2019 une campagne de financement participatif via la plateforme Leetchi. Le but : financer un conteneur, avec vitre coulissante pour l’hiver. Et ainsi, pérenniser son activité sur l’année entière et se déplacer plus facilement dans le département. Là encore, les idées de lui manquent pas : « Je sais déjà comment je pourrai le décorer ! Avec une grande fresque, façon street art. J’ai envie qu’en voyant ma librairie, les gens prennent le temps de s’arrêter, même si c’est pour un instant. »