Le début de la conquête du Vietnam par la France débute en 1858, et devient entièrement sous sa domination en 1882, au sein de l’Indochine française, qui comptait également le Cambodge et le Laos. L’administration coloniale scinde le Vietnam en trois régions : Tonkin, Annam et Cochinchine. La 2 septembre 1945, le Vietnam déclare son indépendance par la voix d’Hô Chi Minh, profitant d’une France affaiblie à l’issue de la Seconde guerre mondiale. Neuf ans plus tard, en 1954, la guerre d’Indochine (ou la guerre de résistance anti-française, pour les Vietnamien-nes), prend fin par une victoire décisive à Diên Biên Phu par l’organisation indépendantiste et paramilitaire Việt Minh. Les accords de Genève mettent fin à l’Indochine française et laissent le Vietnam divisé en deux États : au nord, la république démocratique du Vietnam, un régime communiste sous l’influence de l’Union soviétique et de la Chine, et au sud, la république du Vietnam, soit un régime capitaliste, nationaliste et anticommuniste sous l’influence des États-Unis. Le Nord Vietnam est dirigé par Hô Chi Minh, tandis qu’au sud, c’est le fervent catholique Ngô Dinh Diêm qui instaure un régime de plus en plus dictatorial et qui refuse de discuter avec le Nord Vietnam de tout projet de réunification, pourtant prévu dans l’accord de Genève. En parallèle, les États-Unis créent l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE) en novembre 1954. Il s’agit d’un pacte militaire pro-occidental qui vise à lutter contre l’influence communiste en Asie. Les États-Unis déploient alors leurs premiers « conseillers militaires » au Sud Vietnam, chargés de la formation et de l’éducation militaires de l’armée vietnamienne. Face à cela, les dirigeants du Nord Vietnam réactivent leurs réseaux de combattants et d’activistes au Sud. Une guerre insurrectionnelle éclate au sein du pays, miné par le mécontentement lié à l’autoritarisme et à la corruption du régime de Diêm. Les opposant-es à son régime sont qualifié-es de « Viêt-congs » de façon péjorative, une appellation qui signifie « vietnamien-nes communistes », et que les maquisard-es finiront par reprendre avec fierté. Cette situation provoque la reprise des hostilités. À la guerre d’Indochine succède la guerre du Vietnam dans laquelle les États-Unis d’Amérique vont s’impliquer de plus en plus.

À vingt-quatre ans, maman trace sa voix avec une force peu commune. Elle est veuve, elle a quatre enfants en bas âge, mais cela ne l’empêche pas d’être engagée corps et âme dans la résistance contre le colonisateur. Il me faudra du temps, et bien des expériences personnelles, pour mesurer les dangers et les sacrifices qu’impliquent pareils combats, menés sans haine mais avec une détermination totale.

Extrait de « Ma terre empoisonnée », de Tran To Nga, à propos de la guerre d’indépendance contre la France.

Les soldats français capturés sont escortés par les troupes vietnamiennes vers un camp de prisonniers à Diên Biên Phu. © Domaine public

La guerre dite du Vietnam : prolongement du conflit de la lutte pour l’indépendance

En Occident, nous apprenons l’histoire de la guerre d’Indochine séparément de celle dite du Vietnam. Mais pour les Vietnamien-nes, ces deux guerres forment un seul et même conflit, qu’iels appellent « la guerre des dix mille jours » ou encore « la première et la deuxième guerre d’Indochine ». Ce n’est qu’à l’issue de cette seconde guerre que le peuple vietnamien obtiendra réellement son indépendance. Mais à quel prix. Bombardements, déversement de napalm, usage massif de produits chimiques toxiques… : entre 1961 et 1971, les États-Unis déversent près de 83 millions de litres d’agent orange, une dioxine très toxique, sur 400 000 hectares de terres, afin de détruire les forêts dans lesquels les combattant-es se cachent. À l’issue de l’invasion américaine, le bilan est estimé à 1,7 million de morts, 3 millions de personnes blessées ou mutilées et 13 millions de réfugié-es. Mais les conséquences de cette guerre persistent, car les produits déversés par les États-Unis continuent d’empoisonner des générations de Vietnamien-nes. Depuis la fin des années 1960, des bébés naissent sans bras ou sans jambes, avec de graves malformations cardiaques et/ou des handicaps mentaux lourds. Selon le gouvernement vietnamien, 4 millions de personnes au Vietnam ont été exposées au défoliant, et jusqu’à 3 millions de personnes ont été malades à cause de l’agent orange, tandis que la Croix-Rouge du Vietnam estime que jusqu’à 1 million de personnes furent handicapées ou eurent des problèmes de santé à la suite d’une exposition à l’agent orange. À cela, il faut aussi ajouter les victimes cambodgiennes, laotiennes, ainsi que les militaires qui furent exposés à ce défoliant. Ce vaste épandage de dioxine est aussi un écocide puisque les écosystèmes sont contaminés pour de nombreuses années (terres, eau, animaux…).

J’ai été élevée dans le bruit de la guerre pour devenir une résistante, j’ai dormi dans la jungle, enterré mes amis dans la boue, rêvé de paix dans un pays meurtri. Et maintenant, à soixante-quatorze ans, au couchant de mon existence, un ultime combat m’attend : poursuivre en justice les producteurs de l’agent orange, de puissantes compagnies américaines.

Extrait de « Ma terre empoisonnée », de Tran To Nga.

Un villageois vietnamien rame en barque à travers une forêt dévastée par l’agent orange, en 1970. © Lê Minh Trường
Un hélicoptère américain déversant de l’agent orange au Vietnam. © Domaine public

La guerre du Vietnam est l’une des premières à être aussi médiatisée. Les États-Unis perdent la guerre, après avoir largué plus de 7 millions de tonnes de bombes sur l’Indochine (à titre de comparaison, les USA avaient lâché 2,1 millions de tonnes de bombes sur l’Europe et sur l’Asie pendant la Seconde guerre mondiale). 500 000 tonnes furent aussi larguées sur le Cambodge, et 2 millions sur le Laos, ce qui en fait, par habitant, le pays le plus bombardé de l’Histoire. Un an après la capitulation et le départ de l’armée américaine du Sud Vietnam, la réunification du territoire vietnamien en un seul État est proclamée et devient la République socialiste du Vietnam.

Le Vietnam, premier pays au monde à introduire le crime d’écocide dans sa loi

À partir de 2004, l’association vietnamienne des victimes de l’agent orange (VAVA) commence à se battre pour obtenir des indemnisations pour les victimes et obtenir justice. L’association s’est aussi longtemps battue pour négocier des pensions, ou encore modifier l’attitude et le regard portés sur les victimes. Dans la tradition vietnamienne, un enfant qui naît handicapé – ou qui le devient – est perçu comme le résultat d’un péché dans une vie antérieure ou de celle de leur mère. Dans son livre, la militante Tran To Nga, elle-même victime de l’agent orange, raconte avoir longtemps culpabilisé de la mort de sa première fille et des maladies de ses filles cadettes, avant d’en comprendre l’origine.

En novembre 2023, les instances de l’Union européenne entérinent un accord sur la criminalité environnementale en reconnaissant l’écocide comme une infraction aggravée dans le droit européen. Le crime d’écocide désigne les rejets radioactifs, les feux de forêts massifs, les marées noires, la pollution causée par les navires ou encore les prélèvements illicites d’eau… À l’heure actuelle, une dizaine de pays ont reconnu dans leur droit interne le crime d’écocide : à commencer par le Vietnam, qui fut le premier État à introduire le crime d’écocide dans sa loi en 1990, afin de qualifier les crimes liés à l’usage de l’agent orange. Encore aujourd’hui, les paysages vietnamiens portent les traces de cet épandage massif de dioxine, de même pour les populations, dont les enfants naissent encore avec de graves malformations et/ou pathologies. Parmi elles, on peut citer : l’agénésie des membres (absence ou faible développement des membres) ; la microcéphalie (faible taille du cerveau associé à un retard intellectuel important) ; le syndrome de Fraser (couverture des globes par de la peau associée parfois à l’accolement des doigts) ou encore le syndrome de Treacher Collins (déformation de la tête et du visage associée à une déficience auditive). Dans le documentaire « Agent Orange : une bombe à retardement » de Thuy Tien HO (voir notre rubrique « Aller plus loin » en fin d’article pour d’autres références), on apprend aussi que de nombreux végétaux poussent anormalement, produisent peu ou pas de fruits ni de fleurs…

Au début, les scientifiques pensaient que la demi-vie de la dioxine serait de 7 ans. La demi-vie, c’est le temps que met une molécule à perdre la moitié de ses propriétés (positives comme négatives). Aujourd’hui, les scientifiques parlent de 100 ans, mais il n’y a aucune certitude.

Extrait du documentaire « Agent Orange : une bombe à retardement »

Les opération de décontamination ont été lancées en 2012. Parmi les 28 « points chauds » identifiés sur le territoire vietnamien et nécessitant d’être décontaminés, c’est le port de Danang qui a été choisi par les USA. Ce choix ne relève pas du hasard, il s’agit du seul port en eaux profondes qui fait face à la mer de Chine, et qui enregistre l’un des plus grands trafic maritime du monde. Non loin, se situent les îles Paracels et les îles Spratleys, qui contiennent des stocks de pétrole et de gaz équivalents à ceux du Koweït, et le Vietnam et la Chine sont en rivalité depuis des années pour le contrôle de ces espaces maritimes.

Un homme vietnamien, dans la ville de Hội An en 2014, handicapé à cause de l'agent orange diffusé durant la guerre. © Katiekk / Shutterstock
Un homme vietnamien, dans la ville de Hội An en 2014, handicapé à cause de l’agent orange diffusé durant la guerre. © Katiekk / Shutterstock

Les victimes de l’agent orange ne sont pas des cas isolés, comme voudraient le faire croire les firmes responsables de sa production. Le procès de l’agent orange est celui de la guerre au Vietnam. C’est politique et ça nous concerne tout-es.

À 26 ans, Micheline travaille dans la transition écologique associative. Elle raconte avoir rejoint le collectif Vietnam Dioxine en 2022, après avoir rencontré ses membres lors de la fête de l’Huma. « Le collectif existe depuis 2004, mais jusque là, je ne connaissais l’agent orange et le procès qui y était lié que de très loin. » D’origine vietnamienne, Micheline explique que ce n’est pas un sujet dont elle avait connaissance dans sa sphère familiale. « Ma mère m’a dit qu’elle travaillait près des épandages à l’époque ! J’ai mis 25 ans à savoir ça ! » La militante ajoute que la plupart des membres de Vietnam Dioxine n’ont jamais parlé de l’agent orange dans leur sphère privée et familiale. « J’ai intégré un collectif qui a les mêmes préoccupations que moi sur le sujet, mais qui n’a pas les réponses dans la sphère familiale. Bien sûr, Vietnam Dioxine est aussi un espace dans lequel on peut parler de racisme anti-asiatique. C’est un lieu dans lequel chacun-e se reconnaît dans les histoires des un-es et des autres. » Le fonctionnement du collectif est horizontal, et compte une quarantaine de membres, dont 15 à 20 membres très actif-ves. « Vietnam Dioxine a été créé en 2004, par la diaspora vietnamienne de la génération de nos parents et de nos grands-parents. C’est lors d’un voyage humanitaire que les membres fondateurs ont découvert que, si les zones qu’ils traversaient comptaient beaucoup de personnes handicapées, c’était à cause de l’agent orange, qui déforment les fœtus. Ils sont alors revenus en France et ont voulu sensibiliser à ce sujet dans la communauté vietnamienne française. » La militante Tran To Nga (à prononcer “trane to nia”), incarne la figure de proue de cette lutte. Elle-même victime de l’agent orange, elle relate son existence et son combat dans son livre intitulé Ma terre empoisonnée, paru en 2016. Née en 1942 au temps de l’Indochine française, elle s’engage dans le mouvement de libération du Sud-Vietnam contre la présence américaine durant sa jeunesse. Dans les années 1960, elle rejoint le maquis au cœur de la jungle. Quand les avions de l’US Army larguent des quantités astronomiques de désherbant sur ces forêts, ce n’est que des années après que Tran To Nga en comprendra les effets dévastateurs sur sa santé et sur celle de ses enfants.

Un jour de l’automne 1966, dans le maquis de Cu Chi, un avion américain survole nos installations clandestines, un C-123 gris et ventru, venu déverser sur nous une pluie gluante, du « défoliant » d’après maman. L’avion parti, je me lave sans trop m’inquiéter, puis j’oublie cet épisode qui me paraît alors insignifiant par rapport aux mille violences de notre guerre.

Extrait de « Ma terre empoisonnée », de Tran To Nga.

Sa première fille vient au monde avec une malformation cardiaque, et décède à l’âge de 17 mois. Ses deux autres filles sont, elles aussi, atteintes de malformations cardiaques et osseuses. Tran To Nga, quant à elle, souffre d’un cancer du sein, de diabète de type 2, d’alpha-thalassémie et de tuberculose à répétition. En 2014, elle assigne 26 multinationales de l’industrie agrochimique américaine en justice. Toutes ces industries ont fabriqué ou fourni de l’agent orange à l’US Army, dont Monsanto et Dow Chemical. « Le collectif s’est structuré via ce procès, par les démarches, les plaidoyers, les rassemblements populaires, les tribunes dans la presse… », précise Micheline. Sur les 26 firmes initiales, à force de fusions et d’acquisitions, il n’en reste plus que 14 aujourd’hui. Le jeudi 22 août 2024, la Cour d’Appel de Paris a rendu son verdict sur le procès en appel de Tran To Nga : comme le Tribunal de première instance d’Evry, elle a rejeté l’appel, confirmant l’argument « d’immunité de juridiction » dont se prévalent les sociétés incriminées. Nga a été condamnée à verser 1500 euros à chacune des entreprises. « Nous allons poursuivre en cassation. », annonce Micheline, avant d’ajouter que les membres de Vietnam Dioxine misent sur le soutien populaire pour peser dans le rapport de force face à ces géants : « On fait de la sensibilisation dans les assos, des campagnes médiatiques pour que ça sorte du champ militant. On créé notre légitimité comme lutte décoloniale auprès des médias institutionnels tels que Le Monde, Libération… »

Monsanto cumule 42.000 procès dans le monde entier, donc ils y sont habitués, ils ont les meilleurs avocats et beaucoup d’argent… Nous, on veut laisser une trace pour rappeler ce que font ces entreprises, car elles veulent rester dans la discrétion et elles tremblent face à la visibilité qu’on s’efforce d’apporter sur leurs crimes.

Tran To Nga © Collectif Vietnam Dioxine

Tran To Nga, étendard mondial de la lutte pour les victimes de l’agent orange

À l’instar de Tran To Nga, d’autres victimes ont tenté de faire un procès, mais sur le sol américain. Problème : l’État fédéral américain bénéficie de l’immunité diplomatique pour tout acte commis en tant de guerre, et est ainsi inattaquable. Dans les années 1970, des vétérans américains victimes de l’agent orange ouvrent alors une action collective contre plusieurs producteurs du désherbant, dont Monsanto. En 1984, ces entreprises accusées signent un accord à l’amiable avec les associations de vétérans en échange de l’arrêt de toute poursuite. Le fonds de compensation est de 180 millions de dollars. Presque 40 000 des 68 000 vétérans reçoivent entre 256 et 12 800 dollars, selon la gravité des cas. « En indemnisant des victimes étatsuniennes, c’est quelque part une forme de reconnaissance de culpabilité », affirme Micheline. En 2004, l’Association vietnamienne des victimes de l’agent orange (VAVA) présente un recours collectif aux États-Unis contre onze fabricants d’herbicide pour crime contre l’humanité et crime de guerre. Mais la Cour rejette la plainte, le juge ayant conclu que l’agent orange n’est pas un poison au regard du droit international, et qu’il n’y a donc pas d’interdiction d’utiliser un herbicide. Il y a trois ans, la France s’est jugée incompétente pour traiter ce dossier sur son sol, pour autant, Tran To Nga et les membres de Vietnam Dioxine n’entendent pas lâcher l’affaire : « La justice française est encore conservatrice par rapport au droit européen et au droit international. Ne pas réparer les dégâts commis à l’époque coloniale leur permet aussi de protéger les intérêts des entreprises occidentales. Ce procès est unique dans le monde. Tran To Nga est une victime directe. Et elle est aussi française. »

En France, nous avons un dispositif qui permet de porter plainte pour des faits commis à l’autre bout du monde. Tran To Nga est ainsi devenue un étendard, et beaucoup de victimes vietnamiennes comptent sur elle pour porter ce combat en justice.

Dans son livre, Tran To Nga raconte que les enfants nés avec des malformations au Vietnam représentent une honte sociale pour les mères, surtout celles de sa génération. « Les liens entre les malformations et l’agent orange n’ont été fait que dans les années 2000. Visibiliser ce combat, c’est ouvrir la boîte de Pandore pour nos aîné-es. C’est les déculpabiliser, et ça libère la parole sur un enjeu de santé public pour la diaspora vietnamienne. » Micheline ajoute que leur combat est à l’intersection des luttes décoloniales, antiracistes et écologistes. « La guerre du Vietnam et l’utilisation de l’agent orange qui en découle est souvent considérée comme le premier écocide de l’Histoire. Notre combat parle ainsi à plusieurs milieux. On reçoit donc le soutien des luttes décoloniales comme des luttes écologistes. » La militante ajoute que l’écologie décoloniale est souvent sous-représentée dans les milieux écolo, mais que cela évolue avec la lutte sur le chlordécone, ce pesticide très nocif utilisé jusqu’en 1993 dans les bananeraies de Guadeloupe et Martinique. « On veut comprendre les mécanismes qui sont communs à nos luttes ; les épandages en Martinique et en Guadeloupe, les procès de la part des victimes… On fait aussi des liens avec la Palestine, car elle possède une Histoire commune avec le Vietnam. » Les luttes indépendantistes vietnamiennes – victorieuses – font d’ailleurs l’inspiration d’autres peuples en résistance, comme les Palestinien-nes.

Des membres du collectif Vietnam Dioxine lors d’une manifestation à Paris en août 2024. © Collectif Vietnam Dioxine