Les enjeux
Tout l’art du fascisme consiste à se dire anticapitaliste sans s’attaquer sérieusement au capitalisme. Il s’emploie tout d’abord à transmuer l’anticapitalisme des masses en nationalisme.
Daniel Guérin, « Fascisme et grand capital ».
De la genèse du Front national…
En 1968, un groupe nationaliste et identitaire du nom d’Occident est dissous, et vite remplacé par Ordre nouveau. Celui-ci éclipse alors tous les autres groupuscules d’extrême droite et les antifascistes focalisent leurs actions contre lui. Les affrontements – souvent violents – avec la Ligue communiste révolutionnaire font les gros titres et font tâche pour l’extrême droite. C’est ainsi que, dans la perspective des législatives de 1973, les têtes pensantes d’Ordre nouveau (Alain Robert, Patrick Devidjian, Alain Madelin…) réfléchissent à un projet de structure qui aurait une image plus légaliste et respectable. C’est ainsi que le Front national voit le jour le 5 octobre 1972. Le visage choisi pour l’incarner sera Jean-Marie Le Pen, ancien député déçu du poujadisme* et retiré de la vie politique. Au bureau politique du parti comme dans ses instances de décision, sont présents d’anciens collaborationnistes et Waffen-SS, tels que Pierre Bousquet (trésorier, Waffen-SS), Léon Gaultier (fondateur de la Milice française et Waffen-SS), Gabriel Jeantet (ancien chargé de mission au cabinet de Pétain de 1940 à 1944) ou encore Pierre Clémenti (ancien co-dirigeant de la Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme). Suite à l’échec cuisant du FN aux législatives de 1973, une scission est opérée entre celui-ci et Ordre nouveau. Le premier va ainsi prendre – doucement mais sûrement – le chemin d’une apparence plus lisse, plus présidentiable. Ce passé du Front national (mis sous le tapis) est raconté plus en détail dans cet article de la revue Contretemps.
… à son décollage.
Au début des années 1980, après dix ans de traversée du désert faite de caisses vides et d’un cruel manque de militants, le FN entame une progression dans le paysage politique français. Dans son livre Antifascisme(s), des années 1960 à nos jours, l’historien Jean-Paul Gautier indique que la gauche met du temps à organiser la riposte. « Les organisations traditionnelles sous-estiment, dans un premier temps, le danger frontiste. » Il cite les diverses organisations qui s’inscrivent dans des ripostes antifas tout au long des années 1980 :
- Le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) et la Ligue des Droits de l’Homme (LDH).
- SOS Racisme voit le jour en 1983, soutenu par l’Élysée et le Parti socialiste. Le PS, à travers Jean-Christophe Cambadélis, crée également le « Manifeste contre le Front national » dans le cadre des campagnes électorales. SOS Racisme comme le Manifeste incarnent le visage le plus institutionnel de la lutte antifasciste.
- La Ligue communiste révolutionnaire appelle à de nombreuses manifestations et continue son travail sur le terrain.
- En 1990, c’est au tour de Ras l’front de faire ses premiers pas sur la scène militante et politique.
- Enfin, du côté des libertaires, beaucoup de publications et de groupes voient le jour, comme la section carrément anti-Le Pen (le Scalp) ; les revues REFLEXes et No Pasaran, puis le site La Horde dans les années 2000.
Dans son livre, Jean-Paul Gautier affirme : « L’antilepénisme du Manifeste, l’antifascisme radical des libertaires et l’antifascisme unitaire de Ras l’Front ont été pris de court le 21 avril 2002, même si des manifestations nombreuses et importantes ont eu lieu. »
Mais le Front national n’est pas le seul visage de l’extrême droite. À l’époque, le Groupe Union Défense (GUD) continue ses actions commandos sur les campus universitaires pour « nettoyer l’université de la chienlit gauchiste », et le médiatique Serge Ayoub, alias Batskin, lance au même moment les Jeunesses nationalistes révolutionnaires (JNR).
Dans les années 1990, le Front National acquiert une place de plus en plus importante sur la scène politique française, en allant chercher ses voix auprès des personnes déçues par les partis politiques qui ont gouverné les années précédentes. En 1995, le jeune Ibrahim Ali, 17 ans, qui courait pour attraper son bus, est tué par balles à Marseille par des colleurs d’affiche du Front national. À Paris, le 1er mai de la même année, Brahim Bouarram, 29 ans, est poussé dans la Seine par des membres du FN et meurt noyé. Ces deux meurtres sont particulièrement médiatisés. Celui de Brahim Bouarram a lieu entre les deux tours de l’élection présidentielle, durant laquelle Jean-Marie Le Pen vient de récolter 15% des suffrages et réalise ainsi une percée dans l’électorat populaire de droite. Deux jours après l’assassinat de Brahim Bouarram, 12 000 personnes manifestent contre le racisme à Paris. Les élections municipales de la même année permettent au FN de remporter plusieurs grandes villes de Provence-Alpes-Côte-d’Azur, telles que Marignane, Orange et Toulon. En février 1997, Catherine Mégret est élue maire à Vitrolles. La même année, le FN est au second tour des élections législatives, une première dans son histoire. Mais le parti est miné par la guerre des chefs, et une scission intervient en 1998, avec le FN de Le Pen d’un côté, et le Mouvement national républicain (MNR) de Bruno Mégret de l’autre.
Les villes-labo du Front national.
De toutes les villes sous mandat frontiste dans les années 1990, Vitrolles est particulièrement connue pour avoir été une sorte de « laboratoire du FN ». En effet, la politique de Catherine Mégret a marqué les esprits. Dès sa prise de fonction à la mairie, la salle de concert punk rock alternative « Le Sous-Marin » est murée. La directrice du cinéma Les Lumières, Régine Juin, est licenciée pour avoir programmé des courts-métrages de Philippe Faucon sur l’homosexualité. À ce sujet, Catherine Mégret avait déclaré : « Si on tolère ça, on tolère la pédophilie. » Les associations subissent une baisse drastique de leurs subventions, une place importante est accordée à la police municipale, la « préférence nationale » s’applique par le biais d’une prime de naissance de 5000 francs accordée à des familles de la commune dont au moins un des parents était français (dispositif pour lequel Catherine Mégret a été condamnée à trois mois de prison avec sursis, 100 000 francs d’amende et deux ans d’inéligibilité). Mais ce n’est pas tout. Une carte nationale d’identité était demandée pour pouvoir entrer dans les rares maisons de quartier encore ouvertes de Vitrolles. Et bien entendu, la culture d’extrême droite s’y est déployée, avec un festival néonazi annuel et des quartiers populaires abandonnés. Aussi, des rues furent débaptisées. La place Nelson Mandela fut renommée en place de Provence. L’avenue François Mitterrand est devenue l’avenue de Marseille. Ou encore le square Dulcie September – du nom de la militante contre l’apartheid en Afrique du sud – fut remplacé par le square Marguerite de Provence (reine de France, épouse de Louis IX). Ce photo-reportage en noir et blanc revient sur 5 ans de politique frontiste à Vitrolles.
L’émergence de Vigilance et Initiatives Syndicales Antifacistes (VISA)
En 1990, le réseau Ras l’front se crée à la suite de « l’appel des 250 » personnalités qui s’inquiètent de la montée du Front national. Parmi elles ; Jean Ferrat, Georges Moustaki, Annie Duperey, Gisèle Halimi, Delphine Seyrig… : « Il faut, pour commencer, avoir le simple courage de nommer les choses et les gens (…). Nous affirmons ici que Le Pen, en filiation directe avec l’idéologie nazie, est un fasciste et un raciste. » En employant le terme « fasciste », l’Appel des 250 rompt ainsi avec des discours plus moralistes et institutionnels de SOS Racisme et du Manifeste. En 1996, une commission syndicale baptisée Informations Syndicales Antifascistes (ISA), voit le jour au sein du réseau Ras l’Front. En 1997, 1998 et 2000, cette commission organise les premières Rencontres syndicales contre le fascisme à Paris et à Montreuil. À cette époque, le FN tente de s’implanter dans le monde du travail, avec la volonté de créer des structures estampillées «FN » (Force nationale…). La commission syndicale ISA du réseau Ras l’front mène alors une série de batailles juridiques contre les faux syndicats FN, qui prendra fin en 1998. En 1996, le Front National est aussi (et déjà) en embuscade pour la défense des retraites. Prônant toujours leur chère «préférence nationale », ils revendiquent alors une retraite pour les citoyens français uniquement. Là encore, la riposte Ras l’front permet de les sortir des cortèges tout en organisant des manifestations anti-FN un peu partout en France, comme le montrent des archives INA ici, ou là.
Au début des années 2000, ISA se renomme en VISA. Et puis, le 21 avril 2002, c’est « le coup de tonnerre », (expression employée par Lionel Jospin lors de son discours à l’annonce des résultats électoraux, puis reprise par les médias). L’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour est un tournant dans la vie politique française. Une grande partie de l’électorat frontiste assume désormais le vote FN, et le parti voit son nombre d’adhérent-es augmenter, comme on le voit dans ce reportage de France 3, six mois après ces élections. Dès 2003, Marine Le Pen est nommée vice-présidente du parti, un poste créé spécialement pour elle. Elle travaille alors à un rajeunissement et une féminisation du Front national, via l’antenne des jeunes cadres du parti « Générations Le Pen ».
Aujourd’hui, le Rassemblement national et l’extrême droite au sens large, restent en embuscade sur les sujets liés au chômage, au travail, ou plus récemment aux retraites. Les propositions du RN sur ces thématiques sont pourtant loin d’être populaires et sociales, comme l’ont démontré :
- cet article de la CGT.
- plus long, mais indispensable, l’argumentaire syndical de VISA qui démonte l’entièreté du programme politique frontiste.
- on peut saluer le travail de l’association Les Économistes atterrés qui ont décortiqué le programme économique du parti.
L’initiative
Le principal antifascisme, c’est celui du mouvement social.
Adhérent-es à la CGT, Pascale et Adrien militent sur le terrain du syndicalisme antifasciste dans la ville de Brest depuis plusieurs années. À 50 ans, Pascale a une longue carrière d’enseignante en établissements catholiques derrière elle. « J’ai vécu la période Ras l’Front. À l’époque, je faisais mes études à Brest. Être antifa, c’était plus folklo qu’autre chose, parce qu’on voyait peu les fachos par ici. » Elle explique être confrontée à des « idées rétrogrades » dans le milieu de l’enseignement, notamment catholique. « J’y suis d’autant plus sensible que je suis lesbienne. » Comme une grande partie des milieux militants féministes et LGBTIA*, Pascale a constaté un avant-après Manif pour tous. Face à une montée en puissance des courants réactionnaires et d’extrême droite, elle et ses camarades syndicalistes ont décidé de mettre en place une antenne VISA (Vigilance et Initiatives Syndicales Antifascistes), qui voit le jour en 2018 sur la ville de Brest. « On était déjà adhérents en tant que syndicat CGT au niveau national. » À ses côtés, Adrien s’est syndiqué à la CGT en 2015, suite aux mobilisations sur la loi Travail El Khomri. À 35 ans, cet ouvrier au chômage raconte avoir participé à la création de la Confédération nationale du travail (CNT) dans le Morbihan. « Quand je suis arrivé sur Brest, VISA venait d’être créé. Ça tombait bien, car je trouvais qu’il y avait un manque : celui d’un antifascisme de masse, populaire. »
VISA, est une association intersyndicale composée d’une centaine de structures syndicales : l’Union Syndicale Solidaires, la FSU (et plusieurs de leurs syndicats), des fédérations et des syndicats de la CGT, de la CFDT, de la CNT-SO, de la CNT et du Syndicat de la magistrature. Des syndicats étudiants comme le Massicot (syndicat des études en création) en font également partie. Cette dimension syndicale unitaire constitue le socle fondateur de VISA. Depuis 1996, l’association recense, analyse et dénonce syndicalement les incursions de l’extrême droite et plus particulièrement du Rassemblement national, sur le terrain social. Pascale complète : « Avec VISA, on produit une analyse du discours du Rassemblement national point par point. L’idée, c’est aussi de démocratiser l’antifascisme afin de le diffuser plus largement. » En 2013, VISA comptait 22 syndicats adhérents. En 2022, ils étaient 155. (la campagne d’adhésion 2023 est en cours). L’Ariège, les Bouches-du-Rhônes, l’Isère… Depuis deux ans, les antennes locales de VISA se multiplient partout en France. « Le nombre d’adhésions a considérablement augmenté ces dernières années. C’est la preuve que ça fonctionne ! »
Avec VISA, on produit une analyse du discours du Rassemblement national point par point. L’idée, c’est de démocratiser l’antifascisme afin de le diffuser plus largement.
Le rôle de VISA est aussi de former les syndicats à la lutte contre l’extrême droite. « Quand la mayonnaise antifa prend, on parvient à faire des trucs assez rassembleurs. » Adrien prend l’exemple des événements survenus récemment à Callac, dans le centre Bretagne. La mairie souhaitait rénover plusieurs sites vacants de la commune afin d’accueillir des personnes migrantes. Face à l’offensive de l’extrême droite locale, relayée par des figures nationales telles que Éric Zemmour, les organisations de gauche se sont mobilisées en Bretagne. « Grâce à VISA, on arrive à appeler dans un même rassemblement tout un ensemble d’organisations. » Le scénario semble se répéter dans la commune de Saint-Brévin en Loire-Atlantique, où la mairie poursuit également un projet d’accueil de migrant-es. Adrien ajoute : « Le maire de Saint-Brévin et sa femme auraient pu mourir dans l’incendie de leur maison. À chaque fois, l’extrême droite enchérit dans le pire. Ça pose la question de, si on renonce alors même qu’on a le soutien populaire, est-ce qu’on ouvre pas la boîte de Pandore ? »
Malheureusement, à Callac, même si sur le nombre et le soutien populaire on a gagné, les fascistes se sont rendus compte qu’ils obtiennent des résultats en menaçant de mort et de viol les élu-es.
Construire une lutte antifasciste sur son lieu de travail
Chaque milieu professionnel et chaque territoire possèdent leurs propres enjeux. Dans l’enseignement catholique, Pascale explique qu’elle ne peut pas « y aller franco. »« Il y a beaucoup de sexisme ordinaire, d’islamophobie, de LGBTIphobies… Tout ça, avec une jeunesse qui change ! Il faut apporter aux collègues des éléments de compréhension à l’égard de nos élèves trans* par exemple. Mais c’est un travail de fourmi. » Sur le long-terme, Pascale souhaiterait proposer des formations à ses collègues sur les questions de genre et d’orientations sexuelles, « mais on en est encore loin. » Elle enchérit : « L’école, ça intéresse tout le monde. Zemmour a lancé une campagne qui s’appelle « parents vigilants ». En gros, cette campagne appelle les parents à dénoncer les enseignants jugés trop « woke ». » [NDLR, terme anglo-américain qui signifie « éveillé » (ici, aux discriminations) et utilisé par la droite et l’extrême droite pour fustiger les idées progressistes.] La militante renchérit : « Tout ce travail de vigie fait sur mon lieu de travail porte quand même ses fruits. Ne serait-ce parce que mon patron sait qu’il ne pourra pas faire n’importe quoi. » Pour Adrien, le combat dans les entreprises se gagne lorsque les femmes et les personnes issues des minorités rejoignent des syndicats. « En obtenant des augmentations de salaires par exemple, on crée de la confiance entre syndicats et salariés. C’est un bon point de départ pour ensuite, interpeller les collègues sur des comportements racistes, sexistes… C’est pour ça que c’est super important de syndiquer les secteurs féminisés ou encore de créer des liens avec les quartiers populaires. Le travail de déconstruction du discours social d’extrême droite est constant et infini. » Selon le militant, l’extrême droite est forte sur internet en faisant appel à des discours négatifs et des émotions comme la peur. « Il suffit d’une lutte sociale pour que leur truc se désagrège. Ils sont où sur les actions contre la réforme des retraites ? On ne les voit pas. Pour moi, y a une limite à l’influence des écrans. »
Il s’agit de pouvoir lutter ensemble, sur notre lieu de travail, avec toute l’hétérogénéité de notre classe sociale.
À la question : « si le RN arrive au pouvoir, quel serait l’avenir pour les syndicats ? », un ange passe et les deux militant-es échangent un regard. Adrien propose alors un café. « Ah oui j’en veux bien un », rit Pascale. Sa tasse fumante de café chaud entre les mains, Adrien poursuit : « Si un tel scénario se produit, le mouvement social et syndical devrait faire gaffe à son autodéfense, et pas que physique. Nous devrons être attentifs aux phénomènes de dissolutions par exemple. Au fait de couper les financements aux associations, ce genre de choses. Les syndicats pourraient être attaqués. Le gouvernement laisserait encore plus de marge d’action aux groupuscules d’extrême droite, et la question de pouvoir se défendre vis-à-vis de ça deviendrait inévitable. » Pascale opine, et se veut rassurante : « Dans les villes, on possède des relais que eux, n’ont pas. Ils sont meilleurs que nous en ligne. Mais nous, on est plus présent en chair et en os. Ils essayent de s’y mettre, mais en proportion ridicule. » Elle conclue : « Ça fait très longtemps qu’on dit qu’on va vers du dur, mais qu’on est pas écouté, y compris dans notre camp social. Là, les gens commencent à se rendre compte. »
Chaque mouvement social peut être une chance pour nous, si on est capable d’être sur le terrain et de proposer notre lecture politique et syndicale des choses.
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