Les enjeux
Dans ces pays-là, un génocide, ce n’est pas trop important.
François Mitterrand, à propos du Rwanda. Propos rapporté par Patrick de Saint-Exupéry, Le Figaro, 12 janvier 1998.
Tutsi, Hutu, quelles différences ?
D’abord une colonie allemande en 1894, le Rwanda devient une colonie belge jusqu’en 1962, après la défaite de l’Allemagne lors de la Première Guerre Mondiale. Durant les années 1930, la population rwandaise fut soumise à un recensement, lors duquel l’administration imposa un critère d’appartenance à un groupe racial, à partir de présupposés racistes sur les phénotypes considérés supérieurs. Ainsi, des caractéristiques physiques comme un nez fin, une grande taille, une peau plus claire ou encore des cheveux moins crépus furent assimilées à un soi-disant « phénotype Tutsi. » Ce fut à cette époque que le livret d’identité portant la mention du groupe racial fit son entrée dans le pays. Ainsi, chaque citoyen rwandais fut figé dans une réalité raciale, quand, à l’origine, les termes Tutsi, Hutu et Twa, recouvraient une réalité sociale souple et fluctuante, et ne désignaient aucunement des ethnies. Être Hutu ou Tutsi variait en fonction des transactions, des rapports de clientèle ou de hiérarchie. Par exemple, une personne Tutsi, en devenant le serviteur d’un autre Tutsi, devenait alors un Hutu. Ces deux identités évoluent aussi avec les époques. Ainsi, les Hutu d’aujourd’hui ne descendent pas nécessairement des Hutus de 1890 ou de 1990, et il en va de même pour les Tutsi et les Twa, comme l’affirme Jean-Pierre Chrétien, historien de l’Afrique et directeur de recherche émérite au CNRS : « Être tutsi ou être hutu, dans le cas du Rwanda et du Burundi, n’a pas le même sens, en 1994 au moment du génocide, en 1894 quand les Blancs arrivent, en 1794 quand les anciens royaumes arrivent à leur apogée, en 1594 quand ils commencent à se structurer… » Avec son livret d’identité, et l’obligation de la mention ethno-raciale sur celui-ci, la Belgique bouleversa cette fluidité sociale. À l’école, les programmes scolaires enseignaient aux enfants cette distinction racialiste : d’un côté, les Tutsi qui auraient une origine hamitique, proche de l’Égypte et de l’Éthiopie, de grande taille et fins, mais aussi plus intelligents car plus proches des Blancs, et de l’autre, les Hutu qui auraient une origine bantou, et qui seraient petits, trapus et assez simplets, soit ce que les colons considéraient être de « vrais nègres ». Cette distinction fallacieuse, qui fut enseignée jusque dans les universités occidentales, fut d’abord diffusée auprès des cadres locaux rwandais européanisés, avant d’être transmise jusque dans les zones les plus rurales. Ce que Jean-Pierre Chrétien a nommé les « colonisés de la première génération », a progressivement constitué les rangs des élites du pays.
L’enjeu politique a été décisif, avant, pendant et après la colonisation, dans la mise en avant de ce clivage, devenu aujourd’hui obsessionnel et conçu comme racial.
Jean-Pierre Chrétien, L’Invention de l’Afrique des Grands Lacs.
La distinction sociale, et désormais raciale, qui oppose alors les Tutsi et les Hutu est instrumentalisée à des fins de pouvoir par les colons. Le Rwanda, jusqu’ici gouverné par une monarchie Tutsi et administrée colonialement par la Belgique, devient une république indépendante gérée par les Hutu en 1961, alors même que le Mwami (le Roi) et le Conseil supérieur du Rwanda, dominé par les élites tutsi, commencent à revendiquer l’indépendance.
Le début des pogroms anti-tutsi.
En novembre 1959, éclate la « Toussaint rouge ». Les cases des Tutsi sont incendiées, des massacres sont perpétrés, et 300 000 d’entre eux fuient vers l’Ouganda, le Zaïre ou encore le Burundi. Les Tutsi sont torturés et mutilés, comme le raconte cet article du site d’Ibuka, association qui assure la préservation de la mémoire du génocide : « Sur les collines du Rwanda, on sectionne les tendons des « Tutsi », on les « raccourcit » en leur coupant les jambes – et plus tard on regrettera cette « mansuétude » : « On aurait dû les liquider, jusqu’aux enfants. Puisqu’ils sont revenus… » C’est pourquoi, durant le génocide perpétré par les extrémistes « hutu » d’avril à juillet 1994, la Radio des Mille Collines insistera pour que, cette fois-ci, on tue aussi les bébés « tutsi » – ce sera fait consciencieusement. » La Radio Télévision Libre des Mille Collines était le principal outil de propagande et d’exécution du génocide contre les Tutsi, ayant une relation hiérarchique directe avec les tueurs et les tueuses.
Le 1er juillet 1962, l’indépendance du Rwanda est proclamée et Grégoire Kayibanda en devient le Président.
En 1962, 1963 ou encore 1973, d’autres pogroms poussent de nombreux Tutsi à fuir vers les pays voisins. En 1987, une partie de ces réfugiés fonde le Front patriotique rwandais (FPR), un mouvement de libération qui avait pour objectif le retour des exilé-es au Rwanda, la lutte contre les politiques ethno-raciales et pour un Rwanda démocratique.
Dès les années 1960, Paris s’est attelé à intégrer le Rwanda, ex-colonie belge, dans sa sphère d’influence. Depuis qu’il a pris le pouvoir à Kigali par un coup d’État en 1973, Juvénal Habyarimana a intégré la “grande famille” françafricaine, et Paris entend bien ne pas lâcher son allié, pointe avancée de son pré carré dans la région des Grands Lacs.
David Servenay, chapitre « Génocide des Tutsi au Rwanda : le rôle accablant de la France », issu du livre « L’empire qui ne veut pas mourir – Une histoire de la Françafrique.. »
La première offensive menée par le Front patriotique rwandais (FPR) est déclenchée le 1er octobre 1990, marquant ainsi le début de la guerre civile rwandaise. À cette époque, la menace que constitue le FPR pour le dictateur Habyarimana le contraint à négocier. En effet, le FPR travaille à la construction d’un lobbying politique doublé d’une action militarisée afin de s’opposer au régime d’apartheid anti-Tutsi au Rwanda. À cela, s’ajoute la pression de la communauté internationale et les voix qui s’élevaient de plus en plus au sein du pays pour l’arrêt des discriminations anti-Tutsi et pour l’ouverture démocratique. Les accords d’Arusha sont conclus en 1993. Ils prévoient le partage du pouvoir entre les différentes composantes de la société rwandaise, Hutu, Tutsi et Twa, mais aussi le départ des troupes françaises du Rwanda. Un gouvernement transitoire prévoyant la réintégration des exilés Tutsi doit être formé, mais sa mise en œuvre est retardée par Habyarimana. Son aile la plus extrémiste, soit le parti politique de la Coalition pour la défense de la République et de la démocratie (CDR), ouvertement raciste, anti-Tutsi et issu de la mouvance nationaliste “Hutu Power”, refuse catégoriquement les accords d’Arusha. Le 6 avril 1994, deux tirs de missile touchent l’avion présidentiel au-dessus de l’aéroport de Kigali, depuis les bases militaires du Hutu Power, tuant ainsi Juvénal Habyarimana, et déclenchant le coup d’État qui verra Jean Kambanda s’emparer du pouvoir. Avec lui, se met en place la politique génocidaire du Hutu Power. Les accords d’Arusha ne seront appliqués qu’à l’issue du génocide.
La préparation du génocide.
On sent que, derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots.
Jean Carbonare, ancien président de l’association Survie, le 24 janvier 1993 sur le plateau de France 2.
Par des biais opaques, la France fournit, de 1990 à 1994, des commandes d’armes très copieuses au Rwanda : obus, mortiers, roquettes, hélicoptères de combat, mitrailleuses, munitions… Quand les pogroms anti-Tutsi font des bains de sang au sud du Rwanda en 1992, la France continue d’armer le Rwanda. Même après la signature des Accords de paix d’Arusha, dans lesquels est stipulée l’interdiction de livraison de matériel de guerre, la France fait encore parvenir quatre-vingt-dix caisses de munitions à Kigali. À Paris, c’est l’Élysée qui pilote le « dossier rwandais ». Des hommes politiques comme Hubert Védrine (secrétaire général), Dominique de Villepin (alors directeur de cabinet d’Alain Juppé), ou le diplomate Jacques Lanxade, sont tous partisans des théories de la distinction racialiste (une race hamitique versus une race bantou) et adoptent une politique dure et sans concessions vis-à-vis du FPR, dont les troupes sont qualifiées de « Khmers noirs ». Pourtant, de nombreuses alertes sur le risque d’un génocide sont émises. Ces signaux d’alarme proviennent de l’ambassade de France au Rwanda, du général Jean Varret, chef de la Mission militaire de Coopération menée au Rwanda depuis 1990, mais aussi de la DGSE. Tous signalent qu’un vaste programme d’épuration ethnique anti-Tutsi, organisé depuis l’État rwandais, se profile. Au Rwanda, de nombreux médias de propagande anti-Tutsi se font la voix du génocide depuis plusieurs années. C’est le cas, par exemple, du journal Kangura ou de la radio « libre » des Mille Collines. Leur propagande s’appuie sur l’étrangeté des Tutsi et sur une vengeance par rapport à leur soi-disant supériorité vis-à-vis des Hutu (qui fut construite par la colonisation). Ces médias véhiculent l’idée que les Hutu doivent constituer un bloc homogène afin de les exterminer. À l’instar des nazis, la préparation du génocide y est dissimulée par un vocabulaire particulier, par exemple lié à la suppression des mauvaises herbes. On parle ainsi de défrichage, de désherbage. Exterminer les enfants revient à « arracher les herbes jusqu’à la racine ». Dès l’annonce de l’assassinat du président Habyarimana, les milices Interahamwe bouclent les villes, avec l’aide de l’armée, de la police et de simples civils. Ces milices constituèrent le bras armé du génocide. Les tueurs investissent les maisons des Tutsi, dont les listes sont déjà établies, et débutent alors le génocide qui durera trois mois. Dans la presse occidentale, les journalistes parlent de « massacres interethniques ». Une terminologie qui persiste encore aujourd’hui.
Nos Interahamwe ont certes reçu un bon entraînement mais nous avons peut-être sous-estimé l’effort physique que cela représente de tuer tant de gens à l’arme blanche. (…) Ceux-ci devraient reconstituer leurs forces la nuit mais c’est justement le moment où ils tiennent à organiser des beuveries colossales et à profiter des filles mises de côté pendant la journée.
Extrait du roman « Murambi, le livre des ossements », de Boubacar Boris Diop.
Pendant le génocide, la complicité de la France ne faiblit pas.
Le génocide dure du 7 avril au 17 juillet 1994, date à laquelle le FPR prend le contrôle de l’essentiel du pays, après la libération de Kigali le 4 juillet. Les centres dans lesquels se réfugient les Tutsi pourchassés (églises, écoles…) sont pris d’assaut et massacrés. L’entreprise de propagande anti-Tutsi est à son paroxysme, le génocide s’invite dans toutes les relations (familiales, professionnelles, voisinage…). C’est ainsi que des maîtresses d’école ont aidé à trier les enfants ou que des mères et pères Hutus ont dénoncé, et parfois tués, leur conjoint-e et leurs enfants Tutsi… Le documentaire « Une des mille collines », sorti en 2023, retrace le parcours de trois enfants, Fiacre, Fidéline et Olivier, respectivement 10 ans, 5 ans et 4 ans, qui ont fui les milices Interahamwe pendant plusieurs jours, seuls, avant d’être assassinés. Aux derniers jours de ces enfants, vient se greffer deux autres temps dans le documentaire : celui des tribunaux communautaires Gacaca de 2005 (à prononcer « gatchatcha »), et celui de la reconstruction du village où génocidaires et victimes reprennent une vie commune.
Pendant et après le génocide, les livraisons d’armes de la France au gouvernement du Rwanda continuent. Sous couvert d’évacuer les ressortissants européens, l’opération Amaryllis sert à alimenter en munitions le génocide. En avril 2014, Hubert Védrine lui-même (pour rappel, secrétaire général de l’Élysée à l’époque) reconnaîtra ces livraisons d’armes devant la commission de la Défense nationale de l’Assemblée nationale, en se défendant toutefois qu’elles furent en lien avec le génocide. Même l’embargo de l’ONU sur la fourniture d’armes du 17 mai 1994 n’empêche pas la France de fournir les génocidaires en armement. Selon l’ONG Human Rights Watch, au moins 5 livraisons d’armes ont été effectuées par la France après la mise en place de l’embargo onusien. Le 22 juin 1994, alors que le Front patriotique rwandais (FPR) est sur le point de défaire militairement l’armée génocidaire, les autorités françaises lancent l’opération Turquoise. Présentée au grand public comme une mission humanitaire, sa mission officielle est de mettre fin aux massacres et protéger les populations. Si l’opération Turquoise a en effet permis de sauver la vie d’environ 15 000 personnes, elle avait surtout pour but de stopper l’avancée du FPR et d’évacuer les génocidaires vers les pays voisins, y compris les génocidaires membres du gouvernement dont l’arrestation était demandée par l’ONU, comme l’a démontré Médiapart en 2021.
Ils appellent ça l’opération Turquoise. Il s’agit, parait-il, de se porter au secours des Tutsis menacés de génocide. On verra comment ils s’y prendront pour sauver des gens morts depuis si longtemps.
Extrait du roman « Murambi, le livre des ossements », de Boubacar Boris Diop.
30 ans après…
Au total, plus d’un million de Tutsi furent assassinés, sans parler des viols, des mutilations, des tortures, des pillages… Comme l’écrit l’historien José Kagabo dans « Après le génocide. Notes d’un voyage. » : « Comment gérer cette mémoire génocidaire avec, premièrement, ces horreurs et, deuxièmement, si ces horreurs-là n’étaient pas dites ? » En 2001, le pouvoir politique rwandais décide de la mise en place de tribunaux Gacaca (prononcer gatchatcha) dans l’ensemble du pays. Il s’agit d’une tradition pénale de règlement des différends du Rwanda précolonial. Dans chaque tribunal local, ce sont les citoyens qui élisent directement les magistrats, appelés les inyangamugayo, soit les hommes et femmes « intègres ». L’objectif de ces tribunaux : juger les milliers de personnes accusées de génocide, et qui occupent les prisons du pays, et dont la majorité n’a toujours pas été jugée par un tribunal. Comme l’explique Hélène Dumas, historienne spécialiste du génocide des Tutsi : « Ces milliers de tribunaux à ciel ouvert incarnent les multiples facettes de la politique de réconciliation nationale au Rwanda, où exigence de justice et impératif de coexistence sociale n’apparaissent pas d’emblée contradictoires. » Parmi les objectifs des tribunaux Gacaca : établir la vérité sur les crimes génocidaires, apporter la réconciliation dans les communautés, et résoudre les problèmes à l’origine du conflit, car ne pas le faire, revient à s’exposer à des conflits ultérieurs. De nombreux contenus (vidéos, podcasts, livres) existent en ligne à propos des Gacaca, pour comprendre davantage leurs fonctionnements et leurs succès.
En France, en 1998, une mission d’information parlementaire publie un rapport sur le rôle de la France dans le génocide. De nombreuses critiques sont adressées à ce rapport, notamment de ne retenir que la version des militaires, et non pas celle des rescapé-es, ni des journalistes présents sur place durant le génocide, quant aux livraisons d’armes et à la formation miliciens Interahamwe. En 2021, le rapport Duclert est remis à Emmanuel Macron. Vivement critiqué, ce rapport considère que la France n’est pas complice du génocide, mais dénonce ses « responsabilités lourdes et accablantes. » Enfin, toute propagande génocidaire porte un discours négationniste, lui permettant de réécrire l’Histoire et d’échapper à la justice. Dans le cas du génocide des Tutsi, le discours négationniste use et abuse d’expressions du type : « génocide rwandais », nie ou minimise l’anti-tutsisme qui fut à l’origine du génocide (de la même manière que les discours négationnistes vis-à-vis de la Shoah minimisent l’antisémitisme…), ou encore promeut des stratégies d’accusation en miroir impliquant que les Tutsi auraient provoqué leur propre génocide, ou en aurait commis un contre les Hutu, par vengeance.
L’initiative
L’Histoire du génocide des Tutsi m’a tout appris sur la suprématie blanche, sur ce qu’est une hiérarchisation des races.
À 31 ans, Jessica Mwiza est doctorante en sociologie à CUNY (City University of New York), militante antiraciste et de la mémoire, mais également co-fondatrice de Conspiracy Tracker Great Lakes : une initiative visant à déconstruire l’antitutsisme et les théories du complot concernant l’actualité de la région des Grands Lacs africains. Cette franco-rwandaise a grandi dans le sud de la France, en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur. Élevée par un père français, sa mère rwandaise décède alors qu’elle n’a que 9 ans. « Dès que le génocide a pris fin, elle est partie au Rwanda pour chercher ses proches. Moi, j’avais 1 an et demi. Ma mère a enterré elle-même ses propres parents. » La militante confie le traumatisme très violent qu’a vécu sa mère. « Petite, je savais seulement que mes grands-parents et mon oncle avaient été tués, mais ma mère n’était pas en état de raconter quoi que ce soit. Elle avait des crises. Il lui est arrivé de se cacher avec moi dans la maison, en me disant qu’elle nous cachait des Hutus dans notre maison. » Sa maman décède quelques années après le génocide des suites du traumatisme psychologique. Jessica Mwiza affirme qu’il s’agit là d’une histoire assez répandue au Rwanda. « Les Occidentaux me regardent avec des yeux ronds quand j’en parle. Mais pour les rwandais, c’est commun, tant le génocide a été violent, meurtrier et a laissé des traces. » Jessica Mwiza devient militante antiraciste à l’âge de 15 ans. « Ce fut très compliqué de parler de tout ça avec mon père, qui un grand adorateur de Sarkozy. Petite, je me sentais insultée par les discours que j’entendais à la télé, et que lui adorait écouter. » La militante a d’abord gravité dans des cercles socialistes dont les familles militaient à Ras l’Front (voir notre série sur l’histoire des luttes antifa en France). « Dans le Var, le militantisme se concentrait beaucoup dans la lutte contre le FN et contre le racisme. Ici, on a vécu la parole raciste libérée depuis toujours. La droite varoise, aussi extrémiste que l’extrême droite faisaient des meetings en disant que les étrangers étaient des insectes et qu’il fallait assainir le pays. On a grandi avec ça. » Très jeune, elle rejoint le Mouvement des jeunes socialistes. Pendant plusieurs années, elle n’ose pas se confronter à l’Histoire du Rwanda. « J’avais du mal avec ça, j’ai grandi dans le chagrin de ma mère, c’était trop pour moi. M’y intéresser m’a demandé du courage. » Elle apprend que les jeunes socialistes rocardiens se sont opposés à la politique de Mitterrand et au génocide. « La première fois que j’entends parler de mon histoire, c’est par les jeunes socialistes. En fait, ça a toujours été leur ligne politique de dénoncer le rôle de la France avant pendant et après le génocide. Ils ont réclamé l’ouverture des archives, ils ont dénoncé les politiques qui ont collaboré… » Jessica Mwiza devient membre du bureau national des jeunes socialistes en 2013, à l’âge de 20 ans. En 2014, elle effectue son premier voyage au Rwanda. « Ce sont eux qui m’ont aidée à m’ouvrir à mon histoire. Ils m’ont dit : « tu es rwandaise, donc tu vas t’occuper de ça. » On pourrait y voir une assignation assez réductrice, mais avec le recul, ça m’a aidée à me lancer. »
Le militantisme m’a permis de mettre du sens, car ce qui maintient beaucoup de personnes dans le traumatisme, c’est le fait de ne pas comprendre. Je me méfie du côté fascination malsaine, qui empêche de se saisir des raisons politiques derrière un génocide.
En 2014, à l’occasion des commémorations du génocide, le président du Rwanda Paul Kagamé rappelle la responsabilité de la France. François Hollande décide alors d’annuler le déplacement officiel de Christiane Taubira, alors ministre de la Justice. « À compter de cet événement, et du voyage commémoratif organisé entre les représentants de jeunesses politiques françaises en réaction à celui-ci, tout s’accélère. Je prends conscience que le génocide des Tutsi est un cas d’école de tout ce qu’a produit le colonialisme. » La militante observe qu’il y avait beaucoup de racisme au sein des jeunes socialistes, et elle décide de travailler avec une autre association, soit Ibuka, avec laquelle elle donne de nombreuses conférences scolaires. En plus de participer à l’éducation des jeunes, Ibuka défend en Justice les rescapé-es du génocide en France et au Rwanda, propose du soutien psychologique aux personnes survivantes, ou encore lutte contre la banalisation et toute forme de négationnisme du génocide des Tutsi. Basée à Paris, l’association compte aussi une antenne à Lyon. Alors travailleuse sociale en hôpital pédopsychiatrique, elle décide de reprendre ses études, afin de mettre à profit toutes ses connaissances accumulées sur le génocide. « Je lisais tellement de choses sur le sujet, y compris des textes des colons qui ont mis les pieds en premier au Rwanda. Je me suis dit, autant en faire quelque chose ! » En juin 2024, elle termine un Master 2 de sociologie, et s’apprête à embarquer pour New York, pour poursuivre un Doctorat. Jessica Mwiza déplore que peu de personnes, y compris dans les milieux de gauche et militants en France, se saisissent du sujet. « C’est un objet terrible, mais c’est un objet politique dont il faut se saisir ! », clame-t-elle. « Les gens qui disent que c’est loin, ou compliqué, je leur réponds que non, il y a des survivants qui témoignent, des vidéos entières de leurs témoignages sur YouTube, sur le site du Mémorial de la Shoah qui est un partenaire depuis le début… Et surtout, ce n’est pas si loin que ça ! Certains génocidaires vivent une vie paisible en France, et des policitiens complices du génocide ont continué de faire carrière. » Elle s’indigne : « C’est insupportable d’entendre dire que c’est arrivé en 1994 d’un seul coup. Le génocide s’est produit jusque dans les familles ! Un tel événement n’arrive pas du jour au lendemain ! » Sarcastique, elle ajoute : « Même en Afrique, un génocide est un génocide »
Le génocide est exécuté en pyramide. Il y a, par exemple, des professeurs qui ont aidé à trier les enfants dans les écoles. C’est un objet terrible, mais c’est un objet politique dont il faut se saisir.
La réécriture de l’Histoire et le négationnisme.
Selon Jessica Mwiza, le négationnisme d’État est l’une des raisons pour laquelle les français sont mal informés sur le génocide. Elle prend l’exemple de Manuel Valls, qui, lors de son discours de politique générale à l’Assemblée nationale en 2014, affirmait : « Je n’accepte pas les accusations injustes qui pourraient laisser penser que la France ait pu être complice d’un génocide au Rwanda alors que son honneur, c’est toujours de séparer les belligérants. » À cela, Jessica Mwiza rétorque : « Mais quels belligérants ? Nos familles n’étaient pas armées, il n’y avait aucune revendication politique et elles subissaient un régime de discrimination violente depuis plus de 30 ans ! » De simples recherches en ligne peuvent s’avérer très piégeuses sur le sujet, tant l’Histoire fut réécrite, notamment par les génocidaires eux-mêmes. « Le Rwanda s’est reconstruit par un dur et long labeur. Mais, pendant tout ce temps, les tueurs qui ont fui aux quatre coins du monde ont eu tout le loisir pour refaire l’Histoire. De là, dépend leur survie. Ils veulent éviter la case prison, donc ils donnent des conférences, ils publient des livres, ils se font inviter dans des médias… Le négationnisme s’infiltre jusque dans le monde universitaire occidental d’où est née cette idéologie. » Jessica Mwiza explique que le négationnisme n’est pas seulement la négation pure et simple de l’existence du génocide ou de la collaboration de la France. Tous propos qui minimisent ou banalisent les faits relèvent du négationnisme.
Après la Shoah, des survivantes comme Esther Senot ou Ginette Kolinka ont été maintenues dans le silence et la honte pendant des années. Personne ne veut entendre les survivants, personne ne veut les écouter.
« La théorie du double génocide est celle qui nous fait le plus de mal », déplore la chercheuse. « On entend, encore et encore, que les Tutsi auraient aussi commis un génocide contre les Hutu, ou un génocide au Congo. Le négationnisme a été construit en même temps que l’idéologie du génocide, par les génocidaires eux-mêmes. Ils ont construit le récit suivant : les Tutsi vont commettre un génocide contre les Hutu et contrôler la région entière, donc prenez les armes pour votre survie. Mitterrand a renforcé ce discours en parlant « des génocides », au pluriel, pour brouiller les cartes. Disons que ça arrangeait tout le monde. » Jessica Mwiza affirme aussi que d’autres pays, comme le Congo, ont collaboré avec le Hutu Power dont ils partageaient l’idéologie. « Ce fut la stratégie des gouvernements génocidaires successifs au Rwanda, d’utiliser leur diplomatie pour piéger les Tutsi partout où ils se trouvaient, non seulement dans la région immédiate de l’Afrique centrale et de l’Est et jusqu’en Europe, afin de diviser pour mieux régner en utilisant le clivage racial « bantu / hamite ». »
Aux origines : la colonisation
La colonisation a tout détruit. Tout repère culturel, tout fondement de solidarité entre les composantes d’un même peuple. Les colons blancs européens sont venus au Rwanda pour mesurer des crânes afin de dire qui est un vrai Rwandais – les Hutu -, qui est un faux rwandais – les Tutsi -, et qui se rapproche le plus d’eux – les Tutsi -, mais pas trop quand même.
Jessica Mwiza certifie que, pour les colons, le Rwanda semblait trop bien organisé pour un « pays nègre. » « La colonisation au Rwanda s’est produite assez récemment dans notre Histoire, environ 100 ans avant le génocide. C’est récent, comparé à plein d’autres pays qui ont subi l’influence occidentale dès le 17e siècle ! Et c’est sûrement ce qui nous a sauvé, car il a été plus facile pour le Rwanda de rétablir la culture et les traditions qui avaient été détruites par les colons. La mémoire intergénérationnelle de nos us et coutumes était encore présente et effective. » Jessica Mwiza prend l’exemple de fêtes, comme l’Umuganura, la fête des récoltes qui rassemble chaque année tous les Rwandais du pays. « C’est une fête qui avait été considérée comme païenne par les colons, donc interdite. » En plus des fêtes, les systèmes d’organisation politique furent aussi brisés par la colonisation, tels que les systèmes de concertation politique, avant d’être remis au goût du jour. « Le Rwanda est un pays qui se concerte matin, midi et soir. Il y a des groupes pour représenter les personnes handicapées, les jeunes, ou encore les femmes… De ces concertations découlent des prises de décisions pour l’organisation du pays. »
Le 4 juillet dernier, le Rwanda a célébré le 30e anniversaire de la Libération. À la fin de notre entretien, Jessica Mwiza affirme : « Tout le monde devrait apprendre du Rwanda, surtout celles et ceux qui portent un projet politique conscient et déterminé ayant pour but de mettre fin au racisme. » Clair, limpide.