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Les enjeux
Ça fait plus de 17 ans qu’on est en train de gueuler nous ! Il n’y a jamais personne de notre côté. Le brouillon que nous étions avec le chlordécone, vous avez eu la copie au propre avec la loi Duplomb. Où êtes-vous quand on a besoin de vous ? Quand on a besoin d’aide ? C’est horrible d’être sans cesse contraint d’expliquer à quel point on crève chez nous.
Extrait de l’intervention du COAADEP (collectif des ouvriers agricoles) au festival Les Résistantes en août 2025
En 1962, le Président De Gaulle prend la décision d’attribuer deux-tiers du marché français à la banane antillaise, au détriment de la banane africaine. Aux Antilles, la banane pèse très lourd dans l’économie locale, et représente 60% des emplois agricoles et 50% des recettes d’exportation. Mais depuis plusieurs années, un insecte, le charançon, ravage les bananeraies qui constituent son habitat privilégié. Si leur présence dans les bananiers remonte au moins jusqu’au 19e siècle, ils furent considérés comme des « ennemis » avec l’avènement de la monoculture intensive. Longtemps endigué par des méthodes de piégeage biologique, les produits chimiques de synthèse font leur apparition dès les années 1960, et parmi eux : le chlordécone (CLD). Entre 1972 et 1993, au nom du rendement, celui-ci sera largement diffusé sur les plantations, par les ouvrièr-es agricoles, le plus souvent sans aucune protection. Le chlordécone a eu beaucoup de noms : de 1958 à 1981 il s’est appelé Kepone, puis Curlone de 1981 à 1993. Dans sa BD « Tropiques toxiques », Jessica Oublié nous apprend également que le Kelevan, un dérivé du chlordécone, a été utilisé en Europe contre le doryphore de la pomme de terre. Lecteur-ice, on doit t’avouer quelque chose : pour cet article, nous avons cherché de la documentation concernant le charançon, et notamment sur la façon dont il fut lui-même impacté par le chlordécone. Après tout, l’objectif premier de cet insecticide était bien d’éradiquer les populations de charançons… Mais nous n’avons rien trouvé. Un constat que le docteur en sciences politiques Malcom Ferdinand fait lui aussi, dans son livre « S’aimer la terre. Défaire l’habiter colonial ». Il affirme : « Le voile d’ignorance maintenu au sujet des charançons et l’absence collective de considération ne sont que la partie émergée d’une ignorance et d’une absence de considération beaucoup plus larges au sein de l’affaire du CLD sur la biocénose martiniquaise et guadeloupéenne, c’est-à-dire le sort des êtres vivants, des végétaux et des animaux non humains composant le tissu vivant de la Martinique et de la Guadeloupe. » Plus loin, le chercheur au CNRS aborde également la question des autres animaux non-humains, et l’absence de données et de considération concernant leur contamination au chlordécone. « À ce jour, la contamination d’un ensemble d’animaux non humains au CLD reste couramment perçue comme la simple reconnaissance de vecteurs, de voies de contamination jusqu’aux humains (…) Peu d’attention reste portée aux effets sanitaires de cette contamination à ces animaux. » Pourtant, on le sait, le CLD diminue la qualité du sperme chez de nombreux animaux, tels que les poissons, les insectes ou les mammifères. Il leur occasionne aussi des malformations, des pertes de coordination, des cancers (notamment chez les mammifères) et bien sûr la mort.
Par ses effets sur la reproduction, la croissance et le fonctionnement des organismes, le chlordécone affecte les possibilités du vivant à se maintenir vivant. (…) Tel est l’écocide auquel l’usage du chlordécone participe, une attaque complète du tissu vivant antillais, un mépris des charançons et, plus largement, un mépris du vivant.
« S’aimer la terre. Défaire l’habiter colonial, de Malcom Ferdinand

Les premiers signaux d’alarme
En 1974, le gérant d’une station d’épuration en Virginie (États-Unis) est appelé par ses équipes. Un produit chimique non-identifié empêche les déchets solides de se décomposer et bloque les égouts. Après une investigation, il est avéré que le produit en question provient des rejets d’une usine de fabrication du chlordécone, située non loin. L’année suivante, un médecin révèle l’empoisonnement à cet insecticide des personnes qui travaillent dans cette usine. Des ouvriers décrivent des tremblements incontrôlables des mains, de la voix, mais aussi la survenue de stérilité, de lésions au foie, aux yeux et au cerveau. Face à la pollution de l’eau qui contamine aussi les poissons, la pêche est interdite. La même année, l’usine est fermée et le chlordécone est interdit aux États-Unis. Au même moment, dans les bananeraies antillaises, des ouvrièr-es agricoles font des malaises, vomissent, tombent malade… Dans l’indifférence générale.
En février 1974, une grande grève éclate chez les ouvriè-res agricoles martiniquais-es. Connue sous le nom de grève de Chalvet, ce vaste mouvement de protestation sociale qui fut réprimé dans le sang, a notamment permis la rédaction des « 11 points de revendication des travailleurs agricoles en grève », afin de lutter contre les conditions de travail difficiles, l’absence du SMIC, la non-salarisation, l’absence de pauses, les licenciements injustifiés… mais également la « suppression totale des produits toxiques. » La grève dura un mois entier, et le 12 février 1974, c’est le début d’une grève générale intersyndicale. Un défilé massif à Fort-de-France réunit les ouvriers du bâtiment, de l’électricité, les dockers, les fonctionnaires, les enseignant-es, ainsi que les étudiant-es et les lycéen-nes. Mais deux jours plus tard, le 14 février, les gendarmes mobiles dressent un guet-apens. La préfecture souhaite mettre un terme définitif aux revendications sociales. À terre, comme en hélicoptère, les militaires tirent à balles réelles sur les grévistes. De nombreuses personnes sont gravement blessées, et il y a deux morts : Renor Illmany, était un ouvrier agricole de 55 ans, et Georges Marie-Louise, un jeune maçon de 19 ans. Celui-ci a d’abord été porté disparu en marge de la fusillade, avant que son cadavre ne soit retrouvé sur une plage. Les circonstances de la mort de ce jeune martiniquais n’ont, à ce jour, toujours pas été élucidées. Cette lutte ouvrière martiniquaise est racontée dans le documentaire Chalvet, la conquête de la liberté. De son côté, Malcom Ferdinand souligne que la demande de suppression des produits toxiques types pesticides et insecticides ne fut pas prise en compte dans le protocole d’accord de fin de grève : « Le décalage avec la considération portée aux ouvriers de l’usine de fabrication du CLD aux États-Unis en 1975, soit un an plus tard, ne saurait être plus grand. (…) Aux ouvriers Blancs étatsuniens la considération, aux ouvriers et ouvrières Noirs-Antillais, la répression et la mort. »
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En 1979, le Centre international de recherche sur le cancer, créé par l’OMS, classe le chlordécone comme cancérigène possible chez l’homme. Les États-Unis, dont certaines usines avaient continué la fabrication pour vendre du chlordécone au-delà des frontières américaines, cessent totalement la production de l’insecticide. En France, entre 1979 et 1980, l’INRA (Institut national de recherche pour l’agriculture), commande une étude spécifique sur l’utilisation du chlordécone aux Antilles ; c’est le rapport Kermarrec. Dans celui-ci, on peut lire : « Le chlordécone est dangereux s’il est avalé ou absorbé par la peau. On doit de ce fait éviter tout contact avec le produit et (…) se laver soigneusement après l’emploi. Les convulsions sont le principal symptôme de l’intoxication. » Plus loin, il est question des études toxicologiques du MIREX 450, soit le nom commercial du chlordécone utilisé à cette époque : « À forte dose dans la diète des rongeurs, durant 3 mois, les croissances sont ralenties, avec parfois une augmentation de la taille du foie à des doses bien inférieures. Sur des chiens Beagle, la DL 50 (soit la dose létale médiane, ndlr), est atteinte après trois mois de consommation d’une nourriture tirant 100 ppm (parties par million, ndlr) de matière active. » Autrement dit, des doses à peine supérieures à ce qu’on retrouverait localement dans les sols traités suffisent à tuer la moitié des animaux testés. Une page plus haut, le rapport préconise malgré tout d’utiliser la poudre de chlordécone, composé de 5% de matière active (un taux énorme !), à raison de 30 grammes par pied de bananier, répartis dans un rayon de 20 à 30 cm autour du plant. Soit des préconisations complètement irresponsables au regard des résultats toxicologiques cités plus haut : les doses recommandées pour les champs approchent, voire dépassent, celles reconnues comme potentiellement mortelles lors des tests sur les animaux. Tous les jours pendant plus de dix ans, les travailleur-ses agricoles de Guadeloupe et de Martinique ont parsemé, à mains nues, les milliers de pieds de bananiers de chlordécone.
Les travailleurs agricoles prenaient des poignées de cet insecticide à la main, sans gants et sans masques, pour le répandre au pied des bananiers. La population locale a depuis expliqué qu’à l’époque, personne n’était au courant de l’interdiction de cet insecticide aux États-Unis, et ils n’avaient pas été informés de la dangerosité du produit.
Xavier Delval, du COAADEP
En 1989, soit 10 ans après son interdiction totale aux États-Unis et sa classification comme cancérigène possible par l’OMS, la commission d’étude de la toxicité à l’Assemblée nationale se prononce pour une interdiction du chlordécone, et son autorisation de mise sur le marché est retirée en 1990, le produit est alors interdit à la vente. Mais la même année, Guy Lordinot, député de la Martinique, se fait le relai auprès du ministre de l’agriculture d’une requête des gros planteurs békés de bananes, en faveur d’une prolongation de la commercialisation du chlordécone. Aux Antilles, les békés sont les blanc-hes créoles descendant des premiers colons en majorité esclavagistes. Le 5 juin 1990, Henri Nallet, alors ministre de l’Agriculture, autorise une dérogation de deux ans pour… écouler les stocks ! En lisant le rapport parlementaire cité ci-dessus, on apprend également que : « le Ministre précisait aussi que « si à l’issue de cette période de deux ans, un délai supplémentaire d’un an s’avérait nécessaire, [il] ne serait pas opposé à l’accorder ». Et certains osent encore affirmer qu’il y aurait prescription, en matière de domination (post)coloniale.

agricoles et alimentaires en Martinique.
Les Antilles contaminées pour plusieurs siècles
Il est pratiquement établi que des intérêts mercantiles ont prévalu sur la santé des populations. L’État a failli dans sa mission de protection de la santé publique. Et même si les personnes qui le représentaient à l’époque ne sont plus en fonction, l’État, lui, est pérenne et la continuité de ses devoirs l’engage à assumer les événements passés dont il a été l’auteur.
Extrait de « Tropiques toxiques », de Jessica Oublié
Le 23 août 2002, sur le port de Dunkerque, le navire Douce France débarque 1,5 tonnes de patates douces en provenance de la Martinique. Alertée d’un risque de contamination, la répression des fraudes saisit la marchandise, soit 23 cartons de patates douces toutes vérolées et contaminées au chlordécone. Le journal Libération met au jour l’affaire en octobre de la même année dans cet article, et indique que si la destination finale prévue de la marchandise était le marché de Rungis, sa destination finale réelle fut en réalité « un incinérateur pour destruction totale et discrète de la marchandise, après signalement au parquet. » Le rapport « La saga du chlordécone aux Antilles françaises » de l’INRA, sur lequel Lisbeth s’est appuyée pour cette partie chronologique, indique que ces produits interceptés faisaient partie d’un lot plus large, dont le reste « avait déjà été commercialisé en Martinique et en métropole, compte tenu des délais d’obtention des résultats d’analyse. » Au moment où le risque de contamination de la population française – blanche – de l’Hexagone devient réel, le chlordécone commence à recevoir de l’attention. En 2002, soit la même année que l’affaire des patates douces contaminées, débute la récupération des stocks du produit aux Antilles, dont la présence dans les eaux de captage et de bouteille avait été révélée trois ans plus tôt.
En 2017, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) publie les résultats de l’étude Kannari, qui révèle que le chlordécone a été détecté chez plus de 90 % des individus aux Antilles françaises. Et si le rapport observe une diminution de l’imprégnation par le chlordécone pour la majorité de la population depuis 2003, le niveau des personnes les plus exposées, quant à lui, ne diminue pas. Selon cette étude, les populations les plus exposées au chlordécone sont celles qui cultivent et consomment des légumes-racines et tubercules issus des jardins familiaux (notamment ceux en zone réputée contaminée), mais également les personnes qui consomment des poissons et des produits de la mer issus de la pêche amateur, ou encore de la volaille et des œufs issus d’élevages domestiques. Autrement dit : plus les personnes vivent de leur environnement direct (sols, rivières, mer…), plus elles sont infectées. Aussi, les spécialistes s’accordent à dire que le chlordécone peut survivre jusqu’à 700 ans ! Ce sont des générations entières qui doivent et devront vivre au quotidien avec cette contamination qui ravage les cultures, les poissons et les corps.
Le chlordécone se transmet par le cordon ombilical. Beaucoup d’enfants naissent avec des malformations, des troubles dys, des retards mentaux… Il provoque aussi des déchaussement de dents, de la cécité, des troubles de l’attention. L’État ne finance pas les enquêtes sur la santé, et on a surtout des données sur la santé des hommes, donc sur le cancer de la prostate.
Extrait de l’intervention du COAADEP au festival Les Résistantes – août 2025

Les biais de genre dans la recherche médicale
Cancers, malformations congénitales, troubles du neuro-développement, troubles hormonaux… Le chlordécone est un poison qui se transmet essentiellement par voie alimentaire, et qui touche même les bébés en gestation. Les études montrent qu’il augmente le risque de prématurité et qu’il a des effets négatifs sur le développement cognitif et moteur des nourrissons. Le cancer de la prostate fait partie des affections les plus connues et les mieux documentées. Si celui-ci est le cancer le plus fréquent chez les hommes, y compris en Hexagone, il bat des records aux Antilles. La Martinique détient le triste record des cancers de la prostate, avec près de 230 cas pour 100.000 hommes, contre 90 cas en métropole. Aussi, l’incidence et la mortalité liées au cancer de la prostate y sont plus élevées qu’en France hexagonale, jusqu’à deux fois plus en Martinique. « C’est très compliqué de prouver le lien de causalité entre cancer et chlordécone, car le cancer est multifactoriel, certaines personnes peuvent avoir un fort taux de chlordécone dans le sang et pas de cancer. Ceci dit, on note une incidence très forte du cancer de la prostate sur la Guadeloupe et la Martinique comparé aux autres territoires, même ceux environnants, dans les Caraïbes par exemple », nous explique Xavier Delval, du COAADEP. Depuis 2021, le cancer de la prostate lié à une surexposition au chlordécone figure officiellement au tableau des maladies professionnelles.
Et si le cancer de la prostate fait partie des conséquences les mieux documentées, c’est parce qu’il s’agit d’une affection qui touche les hommes. Les biais de genre dans la médecine sont connus depuis longtemps. C’est ainsi que les femmes tendent à être sous-diagnostiquées en cardiologie par exemple, alors même que les maladies cardiovasculaires sont la première cause de mortalité chez la femme, loin devant le cancer du sein. Les symptômes de nombreuses maladies ont été construits à partir de sujets masculins, y compris en santé mentale. Les études menées sur le chlordécone n’y font pas exception : ses conséquences sur la santé des femmes et des enfants sont donc très peu documentées. Toutefois, les recherches menées par l’Inserm mettent en avant des problèmes de stérilité et un allongement du délai nécessaire à concevoir chez les femmes exposées au chlordécone.
La difficulté de constituer des preuves pour les victimes
En 2019, une commission d’enquête parlementaire a accusé l’État d’être le premier responsable de ce scandale sanitaire, responsabilité partagée avec les « fabricants et distributeurs« , et les « groupements professionnels, les grandes exploitations bananières et leurs représentants. » Celle-ci a aussi mis en avant « une attention politique soutenue, avec des interventions à tous les niveaux de l’État » pour expliquer la prolongation de l’utilisation du chlordécone durant toutes ces années, en toute connaissance des risques. La commission a aussi pointé le « manque d’ambition » et le « financement insuffisant » des dispositifs de prévention actuels. Serge Letchimy, le président de cette commission d’enquête, s’était dit favorable à la création d’un fonds d’indemnisation pour les victimes du chlordécone. Autre mesure avancée par cette commission : faire de la recherche sur le chlordécone une « priorité stratégique » avec notamment des financements sur les études des techniques de dépollution des sols et des risques pour la santé. La question de l’indemnisation des victimes fait toujours l’objet de débats, notamment sur le chiffrage des préjudices subis et en raison de la difficulté d’établir les preuves (analyses sanguines et études environnementales) permettant de démontrer la contamination effective au CLD. En mai dernier, sur les 1286 plaignant-es qui avaient saisi le tribunal administratif de la Martinique, seul-es une dizaine de victimes ont été reconnues comme pouvant prétendre à une indemnisation.
Si Macron a reconnu la responsabilité de l’État dans le scandale du chlordécone et l’a qualifié de « scandale sanitaire » lors de son déplacement aux Antilles en 2018, le danger des pesticides plane toujours au-dessus de nos têtes. La France a toujours recours au glyphosate (même s’il est interdit dans les espaces publics, tout comme dans la vente aux particuliers, il reste largement utilisé dans l’agriculture.) En 2023, lors d’un vote à la Commission européenne pour statuer sur le renouvellement de l’autorisation de cet herbicide pour 10 ans, la France s’est abstenue. Ce vote n’ayant pas permis de dégager de majorité absolue, l’utilisation du glyphosate a été renouvelée au sein de l’Union européenne jusqu’en 2033. En juin dernier, une vaste étude scientifique nous confirmait les risques accrus de cancers liés à l’usage du glyphosate. Et que dire de la loi Duplomb, qui malgré les plus de 2 millions de signatures opposées à son entrée en vigueur, et les nombreuses sirènes d’alarme scientifiques, a tout de même permis de promulguer de nombreuses mesures portées par la FNSEA. Et si la réautorisation dérogatoire des néonicotinoïdes n’a pas été adoptée, c’est uniquement grâce à la censure du Conseil constitutionnel.
La domination raciale, sexiste et coloniale du capitalisme bananier s’affirme dans les rapports de production envers les travailleurs des plantations. La filière reproduit une répartition racialisée et sexuée du travail. Si les présidents des principales Sica et des groupements bananiers ont été majoritairement des hommes Blancs, Békés, les travailleurs des bananeraies dans les champs ou dans les hangars sont majoritairement Noirs.
« S’aimer la terre. Défaire l’habiter colonial », de Malcom Ferdinand
Enfin, n’aborder l’affaire du chlordécone aux Antilles que sous le prisme du scandale environnemental et sanitaire, revient à faire l’impasse sur sa dimension profondément coloniale et suprémaciste blanche. Des territoires comme la Martinique et la Guadeloupe sont structurés depuis des siècles par la domination blanche et béké : de l’accès à la propriété privée, à l’agencement des routes et des infrastructures qui sont pensées à travers l’objectif d’acheminement outre-Atlantique de produits cultivés aux Antilles, en passant par les projets politiques à caractère colonial et capitaliste qui structurent la façon même d’habiter ces espaces.
L’initiative
Beaucoup de gens ont dû mal à parler de racisme environnemental, y compris dans les milieux de gauche, notamment écologistes. C’est quand même paradoxal, pour ces milieux, de ne pas penser la pluralité des expériences.
Xavier Dolmen est membre du COAADEP, le Collectif des Ouvriers Agricoles et de leurs Ayant Droits Empoisonnés par les Pesticides, et étudiant en master 2 de Sciences sociales. Lors d’un travail de recherche sur la santé en Martinique, il rencontre des personnes membres du collectif des ouvriers et ouvrières agricoles. « C’est comme ça que j’ai rejoint la lutte. » Lui-même originaire de Martinique, il affirme être « particulièrement sensible à ce combat », dont il n’avait pas connaissance jusqu’ici, ayant grandi en Hexagone. Le COAADEP est né en 2019, à l’initiative de Josette Bomaré et Gisèle Gros, les deux ouvrières agricoles martiniquaises ayant survécu à la répression sanglante de la tuerie du Chalvet du 14 Février 1974 dont nous parlions plus haut. « Une partie de nos membres ont participé à la grève de 1974 », explique Xavier Dolmen. « Le COAADEP compte une centaine de membres, répartis en Martinique et en Hexagone. Nos membres vivant en Martinique sont plutôt âgés. » Si la Martinique et la Guadeloupe partagent un certain pan de l’Histoire, la domination béké ne s’y est pas déployée de la même manière. « En Martinique, ils sont beaucoup plus présents et bien plus puissants« , affirme Xavier Dolmen. « Dans les Antilles françaises, quand la traite négrière fut interdite, les colons de Martinique se sont alliés avec les néerlandais qui possédaient l’île et ont pu, ainsi, échapper à l’abolition de l’esclavage. Des planteurs guadeloupéens se sont alors réfugiés en Martinique. » Reconnaissance, réparation et indemnisation : tels sont les objectifs du COAADEP si on les résument en trois grands mots. La question de la reconnaissance est vaste. Il s’agit d’abord d’obtenir celle de l’État français, de la justice et des grands planteurs, de l’empoisonnement massif au chlordécone des Martiniquais-es et des Guadeloupéen-nes, ainsi que de leur responsabilité. Mais c’est aussi la reconnaissance d’autres maladies liées à cet insecticide, ce qui implique de poursuivre la recherche sur d’autres pathologies, telles que le cancer du sein ou l’endométriose. « On sait que le chlordécone est un perturbateur endocrinien. Sur la santé des femmes et celle des enfants, il y a un vrai flou autour des pathologies, d’autant plus qu’on ne prend pas en compte les effets cocktails. Car non seulement le chlordécone a été massivement utilisé, à mains nues, par les ouvrières, mais ce fut aussi le cas pour l’ensemble des autres pesticides utilisés à l’époque, comme le Paraquat, le Mocap… » Réparation ensuite, par la dépollution des sols et la réhabilitation des terres contaminées.

En Martinique, les terres cultivables non-polluées se situent surtout en altitude, et représentent, à l’heure actuelle, la surface d’une ville comme Dijon, soit à peine 6% de la superficie des terres cultivables dans leur ensemble.
Concernant le volet « réparation », le militant souligne que le COAADEP a aussi son rôle à jouer, via l’éducation populaire. Ainsi, le collectif organise régulièrement des tables-rondes, va à la rencontre des gens sur le terrain et les oriente. « Les tables-rondes, c’est surtout en Hexagone, auprès de publics qui ne sont pas forcément directement concernés, et qui souvent ont un fort capital culturel. Aux Antilles, on travaille différemment, car l’enjeu ne se pose pas de la même façon là-bas. » Le COAADEP a ainsi participé à la création d’un Centre Régional de Pathologies Professionnelles et Environnementales (CRPPE) en Martinique. « Nos camarades sur place font des études d’épidémiologie populaire. On aimerait déployer ça à l’ensemble de la diaspora antillaise. » Formé dans les années 1980 aux États-Unis, la notion d’épidémiologie populaire désigne une forme de militantisme par lequel des citoyen-nes collectent eux-mêmes des données et mobilisent des connaissances scientifiques afin de mettre en évidence des maladies. Cette méthode repose sur l’idée que les groupes concernés sont les premiers experts de la situation dans laquelle ils se trouvent. « En épidémiologie, on va déterminer que tant de personnes sont impactées par telle ou telle maladie, mais sans toujours prendre en compte l’expérience quotidienne des gens, leurs doutes… C’est une science très statistique et chiffrée, qui a tendance à invisibiliser l’expérience humaine.” Xavier Dolmen pointe ainsi un manque de réponses à certaines questions du côté de la science. « La recherche autour du chlordécone n’est pas assez importante au vu du nombre de personnes qui sont affectées ! C’est pour ça qu’on a besoin de l’épidémiologie populaire et de récolter des fonds pour nos actions. » Les récoltes de fonds organisées par le COAADEP servent à financer la recherche scientifique, et donc la lutte. En 2004, le gouvernement a mis en place le premier plan chlordécone. Un signe que les choses bougent ? « En gros, ce plan sert à apprendre aux gens à vivre avec le pesticide. C’est très individualisé, on dit aux Antillais de faire attention à ceci ou à cela. C’est la responsabilité individuelle des gens qui est mise en cause, mais jamais le fond du problème. Les grands planteurs par exemple, n’ont jamais été inquiétés. Le procès a abouti à un non-lieu en 2023. Des preuves ont disparu… » Enfin, l’indemnisation des victimes doit permettre une réparation à titre individuel. « Ce point rejoint aussi l’enjeu de la reconnaissance, car ça permettrait de faire reconnaître certaines pathologies en maladies professionnelles pour les ouvriers. »
À l’époque, les éléments portant sur la dangerosité étaient déjà connus. Cette thèse a même été publiée dans le journal France Antilles en 1973. Même les États-Unis ont décidé de stopper net la production et la distribution du chlordécone en 1975. Et, en 1979, il est classé en “cancérigène probable” par l’OMS. Mais les Outre-mer restent l’exception à la règle…
Xavier Dolmen pointe aussi du doigt l’interdiction de l’insecticide en France hexagonale en 1990, alors même qu’aucune utilisation n’y est faite. « Mais il faudra attendre 1993 pour qu’il soit enfin interdit dans les Antilles françaises, ET à la demande des grands groupes de planteurs ! »
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Halte au « tokenisme » dans les milieux militants
« L’exemple de la grève de 1974 est très parlant sur comment a été géré ce mouvement de contestation, à savoir par une répression violente qui a fait deux morts. L’un a été tué par les gendarmes, l’autre a été retrouvé mutilé près d’une plage. Des rumeurs disent que c’est le fait de gendarmes, mais il n’y aucune preuve. » Xavier Dolmen explique que cette lutte est souvent comprise comme une révolte anti-coloniale uniquement. « Il s’agit davantage d’une double fracture, à la fois coloniale et environnementale, pour citer Malcom Ferdinand. Notre lutte incarne les deux, mais les gens ont dû mal à l’intégrer, même dans les milieux écolo. » Xavier Dolmen prend l’exemple de certaines réflexions qui leur sont faites, à des événements durant lesquels les membres du COAADEP participent et présentent leur lutte. « Après avoir expliqué en long, en large et en travers la lutte contre le chlordécone, on va avoir des personnes qui vont nous dire : « ah oui, c’est comme l’amiante. » Certes, l’amiante est un problème de santé publique qui cause des maladies graves, mais en disant ça, tu balayes d’un revers de main la spécificité liée au chlordécone et à sa politique. Si on prend le temps de comparer le traitement politique qui a été fait contre l’amiante, et celui contre le chlordécone, ça n’a rien à voir ! »
C’est en 2002 que le chlordécone devient un problème de santé publique. Et pour cause : en analysant un stock de patates douces dans le nord de la France, on s’aperçoit qu’elles sont gorgées de chlordécone. Dès que les populations impactées par ce pesticide s’avèrent être en majorité blanches, l’État prend cette question au sérieux.

Xavier Dolmen prend l’exemple d’une tribune politique, dénonçant la loi Duplomb, qu’une organisation de gauche les avait invités à signer. « Dans le texte, notre lutte avait droit à une seule ligne, à savoir : « est-ce qu’il faut un scandale comme celui du chlordécone pour agir ? » Et on nous invite à signer ça ! On parle de corps de personnes racisées, de leurs terres, de leur façon de vivre. On parle d’hectares de terres cultivables polluées. On parle de plus de 90% d’Antillais et d’Antillaises qui ont du chlordécone dans le sang. Ça coûte quoi d’humaniser un minimum cette réalité dans une tribune comme celle-là, plutôt que de balancer cette simple phrase ? » Le pire, c’est que ce genre de faits partent souvent d’une bonne intention. On parle de tokenisme, soit une pratique consistant à faire des efforts symboliques d’inclusion vis-à-vis de groupes minoritaires dans le but d’échapper aux accusations de discriminations, mais sans réel effort de réflexion politique. Le mot vient de « token », soit « jeton » en anglais. « Un autre exemple très parlant qui me vient en tête : c’est déjà arrivé qu’en arrivant sur le lieu d’un festival avec les membres du collectif, on nous dise : « ah oui, les racisé-es, vous êtes là-bas ! », pour nous indiquer l’emplacement de notre stand ! » Encore une fois, là aussi, ça partait d’une bonne intention…
On n’attend pas qu’on nous donne la parole, on attend d’avoir la parole au même titre que les autres. On veut une vraie prise en compte de nos revendications. Et que les milieux blancs de gauche, notamment écolo, cessent de nous utiliser simplement comme des token, histoire de dire qu’ils cochent la case…
« D’autant plus que ça ne peut que renforcer nos luttes ! », appuie le militant. « On a un vrai problème en France avec l’histoire coloniale. Les gens sont très gênés par moment quand je parle de mes travaux, alors que c’est l’histoire de France ! » Cette lutte, incarnée aujourd’hui par des militant·es comme Lilith et Chacha, continue de tisser des ponts entre territoires et générations. L’été dernier, ces deux militant-es ont entamé leur deuxième marche contre le chlordécone. La première avait eu lieu en 2023. « L’idée de la marche, c’est en hommage aux grèves marchantes qui sont des traditions aux Antilles. À une époque, les ouvriers et ouvrières allaient d’habitations en habitations sur leur parcours, notamment les plus éloignées, afin de grossir les rangs. » Le but de cette marche est de récolter des fonds et de rencontrer de nombreuses personnes en France. L’été dernier, le parcours avait pour point de départ Versailles, et l’arrivée s’est faite à Saint-Brieuc, en Bretagne. « On cible des villes qui se sont bâties sur la traite négrière. » Selon Xavier Dolmen, la marche fut un succès, surtout en Bretagne. « On a rencontré pas mal d’assos, et, chose qui nous a surpris, beaucoup de bretons et bretonnes se reconnaissaient dans nos luttes, notamment autour des algues vertes. En Martinique et en Guadeloupe, on a un problème similaire qui est celui des sargasses, qui dégagent des gaz nocifs sur les plages. Une autre similarité portait sur la notion d’indépendance et d’attachement à son territoire. » En Bretagne, les ancien-nes avaient interdiction de pratiquer leur langue à l’école, sous peine d’humiliations ou de sanctions sévères, ce qui a provoqué des ruptures familiales entre générations, qui ne se comprenaient plus ou mal. Cette époque fait encore partie de nos histoires familiales. Ces générations ont grandi en apprenant à dénigrer la culture de leurs parents et il a fallu attendre les années 1970 pour que des mouvements militants luttent pour la réappropriation de cet héritage. Si aujourd’hui les drapeaux Gwenn ha Du flottent dans toutes les manifestations en France, le chemin fut long pour revendiquer une fierté politique à être breton-ne, loin de la figure stéréotypée du « plouc ». Le français comme seule langue admise fut aussi le cas aux Antilles, mais l’interdiction du créole a duré bien plus longtemps. Et si le breton, ou même le corse et l’occitan ne subissent pas de menace politique directe à l’heure actuelle, le créole en revanche est encore dénigré par certains professeurs venant de l’Hexagone, ou encore par le Rassemblement national, qui souhaite son interdiction. Aussi, depuis la rentrée scolaire 2025, l’agrégation du créole a été suspendue, une décision qui a provoqué l’indignation sur place. Preuve de plus, s’il en fallait, que l’imaginaire colonial est encore bien présent.