Pendant longtemps, être gros-se était le signe d’une bonne santé, surtout pour les femmes. Dans des sociétés qui subissaient des famines et des pénuries, être une femme grosse signifait posséder des réserves d’énergie, être en capacité d’allaiter, et plus largement de survivre. À l’inverse, être mince était synonyme de mauvaise santé et d’état fragile. Dans son livre « Fearing the Black body : the racial origins of fatphobia » (La peur du corps Noir : les origines raciales de la grossophobie, malheureusement inexistant en français à l’heure actuelle), la chercheuse en sciences sociales Sabrina Strings, spécialisée en “Black Studies” aux États-Unis, remonte jusqu’au XVIIIe siècle, et analyse l’apparition de la grossophobie dans nos sociétés occidentales d’un point de vue racial et décolonial. Elle fait le constat que la grossophobie n’a rien à voir avec la santé, mais tout à voir avec la hiérarchie des races, des sexes et des classes sociales. Elle s’interroge sur les raisons qui ont conduit la graisse à devenir un signe d’immoralité, et comment la médecine s’est appuyée sur des logiques racistes et biologiques pour justifier la colonisation et l’esclavage. 

Le discours racial a été déployé par les élites européennes et les Américains blancs pour créer des distinctions sociales entre eux et l’Autre racial. Les Noirs, ainsi que les Blancs dits dégradés ou hybrides (par exemple, les Irlandais celtiques, les Italiens du Sud, les Russes), étaient la cible principale de ces arguments.

Sabrina Strings, « Fearing the Black body : the racial origins of fatphobia. »

Dans cette interview, elle développe : « Dans les premières années de la traite négrière, les formes pulpeuses des femmes noires les rendaient aussi attirantes que les femmes blanches. Ce n’était pas tenable : pour justifier l’esclavage, il fallait marquer les divisions entre Blancs et Noirs. Avec l’émergence des théories fondées sur la supériorité de la race blanche, les Blancs ont été associés à la liberté et à la civilisation et les Noirs à l’esclavage et à la sauvagerie. »

Associer la grosseur avec le « laisser aller ».

Comme l’explique cet article de Gras politique, c’est à partir du siècle des Lumières que la grosseur est devenue un outil de catégorisation raciale. Les physiques maigres ont cessé d’être synonymes de maladie, pour devenir le signe d’une supériorité morale et intellectuelle. Être mince serait alors le signe du contrôle de soi. Cette théorie fut soutenue et alimentée par les naturalistes et anthropologues qui souhaitaient eux aussi codifier et hiérarchiser les races. En s’appuyant sur des articles de journaux et de magazines, ainsi que sur la littérature scientifique et les revues médicales de l’époque, Sabrina Strings montre que ces théories permettaient d’affirmer que la grosseur était une preuve de la sauvagerie des populations Noires et de leur infériorité morale et biologique. Dans ce podcast, la chercheuse résume le discours des sociétés coloniales par cette phrase : « Puisque nous sommes capables de nous contrôler, alors nous sommes capables de contrôler d’autres populations. » À la même époque, les populations blanches occidentales peuvent assister à des exhibitions de personnes Noires dans les zoos humains. À la manière des « freaks shows », qui exhibaient des personnes handicapées physiques ayant des malformations dans un but de divertissement, les spectacles coloniaux deviennent des industries florissantes. Dans son livre, Sabrina Strings prend l’exemple de Saartjie Baartman, connue sous le nom de la « Vénus hottentote », esclave originaire d’Afrique du sud qui fut présentée dans des spectacles de foire. Dotée d’une hypertrophie des hanches et des fesses et d’organes génitaux protubérants, elle donne des spectacles pour des soldats dans une infirmerie du Cap, lorsqu’elle rencontre Alexander Dunlop, chirurgien de la marine britannique, qui décide de l’acheter à son propriétaire et de faire fortune en l’exposant dans une cage un peu partout en Europe. Le média Les Ourses à plume raconte plus en détails son histoire ici.

Illustration de la "Belle Hottentote" exhibée aux regards blancs et occidentaux.
Illustration de la « Belle Hottentote » exhibée aux regards blancs et occidentaux. © Domaine public.

Le « White gaze » et la perception des corps gros et noirs.

Encore aujourd’hui, les représentations stéréotypées des corps noirs et gros subsistent dans la culture et les imaginaires collectifs, avec des répercussions politiques et sociales concrètes. Dans son livre « Belly of the Beast, the politics of anti-fatness as anti-blackness », le militant noir, handicapé et trans* Da’Shaun Harrison explore la façon dont la grossophobie et le racisme s’entremêlent et se conjuguent dans la société américaine. Il y aborde notamment la question des violences policières, en sélectionnant tous les meurtres d’hommes noirs tués par la police entre 2014 et 2020 pour dresser des comparaisons dans leurs traitements médiatiques et institutionnels. Il constate que toutes les victimes ont été décrites comme ayant de « larges corps », parfois même comparés à Hulk, et dresse un parallèle avec la façon dont les hommes noirs étaient décrits par les chasseurs d’esclaves au XIXe siècle. Dans ce podcast, il parle de son livre et il témoigne : « J’ai toujours dû trouver des moyens pour me faire plus petit que je ne le suis. À cause du white gaze, et de comment la police perçoit les corps noirs, y compris ceux des enfants, qui ont tendance à être adultifiés. » Popularisé par Toni Morrison, le concept de « white gaze » (regard blanc) fait référence à la façon dont les écrivains (mais aussi les réalisateurs, les scénaristes…) écrivent pour une audience blanche par défaut. Il s’agit de l’hypothèse selon laquelle le lecteur ou le téléspectateur est, par défaut, une personne blanche. Da’Shaun Harrison s’appuie sur quelques exemples, comme celui de Tamir Rice, un jeune garçon tué à l’âge de 12 ans par la police à Cleveland en 2014. Tamir jouait avec un fusil en plastique dans un parc. La police arrive sur les lieux, et un policier lui tire deux balles immédiatement. Celui-ci s’est plus tard défendu en affirmant que l’arme avec laquelle jouait Tamir ressemblait à une vraie. Par la suite, le président de l’association de patrouilles de la police de Cleveland a pris la défense du policier qui a ouvert le feu, en arguant que Tamir était très grand et très large pour son âge. « Ce n’était pas le petit garçon qu’on peut voir sur les photos (partagées en ligne ou dans les manifestations, ndlr). C’était un garçon de 12 ans dans un corps adulte. » Dans cet article du Washington Post, le journaliste s’interroge sur les raisons qui poussent les personnes blanches, notamment la police, à percevoir les jeunes garçons noirs comme étant plus âgés et plus gros qu’ils ne le sont. Il s’appuie pour cela sur des expériences sociologiques qui ont été menées ces dernières années. Dans l’une d’entre elles, un groupe de 60 policiers a dû déterminer l’âge d’enfants blancs, latinos et noirs, basé sur leurs photos. Résultat : l’âge des enfants noirs étaient surestimés d’environ 5 ans, quand celui des enfants blancs étaient sous-estimé d’environ 1 an.

Tamir Rice
Tamir Rice. © Don de la famille.

Mon objectif est de mettre le doigt sur des réalités très peu questionnées par le monde du spectacle. Les zoos humains sont des expériences très aliénantes et déshumanisantes. Mais ce qu’on oublie parfois, c’est qu’elles déshumanisent aussi les personnes qui y prennent part en tant que spectateurs.

Sabine Pakora est comédienne, autrice et metteuse en scène. Elle fait partie des 16 comédiennes à avoir témoigné dans le livre « Noire n’est pas mon métier », en 2018, dans lequel elles dénoncent le racisme ordinaire subi dans leur profession. « Moi, je parle de tout ça depuis 10 ans, mais dans mon entourage, tout le monde me disait que j’étais parano, mes proches étaient épuisés de toutes les expériences que je leur racontais. Là, nous étions 16 comédiennes de tous âges, rondes ou pas, métisses ou plus foncées, à dire exactement la même chose ! À savoir, qu’être une femme noire dans l’industrie du film en France t’expose à de la stigmatisation. » Impulsé par Aïssa Maïga, ce recueil de témoignages a eu son effet, et les seize comédiennes ont porté leurs revendications jusqu’en haut des marches à Cannes la même année. « Le livre nous a donné une visibilité. Nous voulions être beaucoup plus nombreuses à raconter nos vécus, mais nous avons été pressées par le temps et les deadlines. Tout s’est fait très vite. » La comédienne confie avoir eu peur en partageant son témoignage dans le livre. « Je pensais que je n’allais plus pouvoir bosser. Le moindre impair peut faire que tu te dégommes. Et à l’époque, je ne me voyais vraiment pas faire autre chose. » Sabine Pakora raconte avoir reçu de très bons retours sur son témoignage, mais personne n’est venu lui proposer de rôles. « En rentrant du festival de Cannes, je me suis dit que j’allais écrire mes projets. » Depuis, l’artiste a monté son spectacle intitulé « La Freak, journal d’une femme vaudoue » dans laquelle elle dresse le récit de son parcours et interroge la notion d’altérité. Conçu lors d’une résidence au théâtre du Grand Parquet, le spectacle a été un grand succès. « On a tous été très étonnés de l’intérêt du public. Le théâtre du Grand Parquet, qui est mon partenaire, a été forcé d’augmenter sa jauge pour accueillir tout le monde. » L’actrice raconte avoir vécu cette sortie de résidence comme une véritable fête. 

Quand tu es Noire, l’industrie du cinéma et du spectacle essaie de convoquer chez toi une origine, une Afrique que tu ne connais pas forcément, mais que tu dois forcément connaître puisqu’elle est présente sur toi physiquement.

Avec « La Freak » (homonymie de « l’Afrique »), journal d’une femme vaudou, Sabine Pakora questionne les stéréotypes derrière les rôles de femmes migrantes, analphabètes, sans papiers, « mama » africaine… « Je ne voulais pas simplement les représenter, car j’aurais continué à véhiculer ces clichés. J’ai donc mis en avant le regard porté sur ces femmes, et sur les comédiennes en situation de jeu. » Pour cela, elle commence sa pièce en jouant des personnages blancs en situation de domination, comme un prof d’université ou un directeur de casting. « La société n’a pas accès à ce qui se dit dans certains échanges. Je voulais qu’on puisse entendre comment l’autre est perçu par le point de vue blanc bourgeois. Je voulais rendre compte de la parole d’une figure d’autorité, comme celle d’un enseignant par exemple, certes pleine de bonnes intentions, qui se veut scientifique, mais qui participe malgré tout à une réification* et une essentialisation* de l’autre. » Aussi, pour incarner les corps de femmes noires grosses, Sabine Pakora a eu l’idée de les représenter à travers deux sculptures, telles des divinités. « D’une certaine manière, avec ces sculptures, je voulais me réapproprier les stéréotypes et les transcender. De la même façon que les Noir-es se sont appelés négros, ou que les personnes LGBTI* se sont appelés queer, j’ai appelé ces sculptures les « super-mamas ». Ces « super mamas » ont une présence incroyable. » Sabine Pakora explique que le monde du spectacle et du cinéma se sont construits sur l’exploitation des minorités. Elle explique que les zoos humains ont commencé aux États-Unis avec des spectacles autour de l’image des indiens et des cowboys, et enchaîne : « En France, toute une partie des peuples de l’empire colonial était exploitée de la même manière. Ces milieux professionnels ne se sont jamais suffisamment questionnés sur le fait de considérer les autres comme des monstres, de permettre aux gens d’aller les toucher, les vendre. » Aujourd’hui, les comédien-nes Noir-es reçoivent encore des rôles stigmatisants. Celle qui a été obligée de prendre des accents pour pouvoir jouer pointe aussi du doigt le manque de représentation de femmes noires et grosses. « En-dehors de la Vénus Noire, où sommes-nous ? »

C’est effarant de s’apercevoir que l’inconscient du cinéma français est le même que celui du Rassemblement national. Dans les deux cas, les Noir-es sont exotisé-es, perçus comme des éléments étrangers, comme des primo-arrivant-es venant d’Afrique.

Sabine Pakora sur scène, entourée de ses deux sculptures "super-mamas".
Sabine Pakora sur scène, entourée de ses deux sculptures « super-mamas ». © Marie Charbonnier.

« Mon spectacle est une démarche pour questionner son propre regard. »

Sabine Pakora raconte avoir voulu utiliser le rire à une fin satirique. « Je voulais que le public se questionne sur son rire, sur ce qu’il voit. Je voulais aussi créer du malaise, mais dans le bon sens du terme, afin que le public soit actif de ce qu’il se passe sous ses yeux. » Et les retours ne se font pas attendre à l’issue du spectacle. « Les gens me disent avoir beaucoup ri, mais en même temps ne pas savoir s’ils doivent rire ou pas. Mon spectacle est une démarche pour questionner son propre regard. » L’expérience est d’autant plus intéressante que le public des théâtres est à majorité blanche. « Dans tous les théâtres où je joue, il n’y a que des Blanc-hes, y compris dans le public. » Sabine Pakora se veut confiante. « Depuis certaines prises de paroles, comme avec MeToo, les gens sont plus conscients. Mais il reste des freins. Si toutes ces questions commencent enfin à émerger dans nos milieux, ce n’est pas seulement aux femmes et aux minorités de les prendre en charge. Il y a des rapports de domination et de pouvoir qui subsistent, avec des personnes qui veulent conserver leur pouvoir. » La metteuse en scène souligne aussi l’intérêt capitaliste qui se cache derrière de bonnes initiatives. Elle s’appuie sur l’exemple des films Black Panther, premiers films à avoir des castings entièrement composés de personnes noires.

Avec Black Panther, l’industrie a compris qu’un projet porté par un Noir et qui met en scène des Noir-es peut non seulement intéresser l’audience, mais aussi rapporter de l’argent.

Elle confie avoir développé ses premiers questionnements sur l’industrie du cinéma et du théâtre alors qu’elle était encore étudiante, et qu’elle travaillait comme comédienne en parallèle de ses études. Confrontée à de nombreuses expériences de racisme, de sexisme et de grossophobie, tant dans son Master que dans son travail de comédienne, ce vécu fut le point de départ de son engagement artistique et militant. « J’ai compris que j’avais besoin d’un espace où je pouvais me sentir en sécurité, et dans lequel je pourrai faire quelque chose qui me concerne directement. » Elle déroule ainsi son quotidien de comédienne : les productions qui lui demandaient toujours de fournir elle-même ses propres costumes, le non-respect des contrats, le salaire insuffisant… « C’est arrivé qu’une costumière débarque chez moi pour fouiller dans mes placards à la recherche d’un costume ! Je trouvais ça tellement intrusif. Mais on est sans cesse confrontés à ce genre de choses. Sur un de mes tournages, j’avais un physique qu’ils méprisaient. Le physique, quand tu as un rôle, entre en ligne de compte dans ton salaire. À chaque fois que j’ai demandé à renégocier mon contrat, ça a été fait, mais ça veut dire qu’ils prévoient un salaire bas de base. » Sabine Pakora raconte s’être interrogée pour comprendre où tout cela prenait naissance. Ce cheminement s’est renforcé suite au travail collectif du livre « Noire n’est pas mon métier ».

Une fois, après un casting sans suite, on m’avait rétorqué qu’on ne cherchait pas de « Noire » ; j’objectais que je candidatais en tant que comédienne, pas en tant que « Noire ».

Sabine Pakora, extrait de « Noire n’est pas mon métier ».

À la fin de notre entretien, Sabine Pakora a livré ses conseils pour la nouvelle génération de comédien-nes Noir-es. “Allez voir des films, des spectacles. Développez votre esprit critique, lisez, faites des études. Nos places sont à faire, car personne ne va nous les donner. Au début, on est seul, et c’est vertigineux. On est souvent seul quand on fait des projets peu habituels, personnels, qu’on a pas l’habitude de voir. Mais si tu as un thème, une œuvre, qui te tient au bide, tu trouveras le chemin et les partenaires. Faites confiance à vos ressentis et à votre envie d’être là. Vous allez rencontrer des gens qui vont vous dissuader, mais il y a des choses à construire. Si tu as envie de faire ce métier, rien ni personne ne peut te dissuader. Mais il faut se cultiver soi-même.”