Les enjeux
Je livrais avec moi-même un combat intérieur d’une telle violence pour me supporter et résister à ma propre révolte que je ne savais plus guère comment coexister avec moi-même. (…) Le plus souvent, une personne cataloguée comme « malade mentale » est le bouc émissaire sur lequel se déchargent les troubles affectifs de sa famille ou de son entourage, alors qu’en réalité elle peut être le membre « le plus sain » du groupe.
Extrait de « Un voyage à travers la folie », de Mary Barnes.
Dès les années 1970, en France, alors que les pratiques d’électrochoc et de lobotomie sont monnaie courante, des groupes de personnes psychiatrisées en lutte contre le système psychiatrique émergent. C’est le cas du Groupe Information Asiles, du mouvement Marge ou encore du groupe constitué autour de la revue Garde-Fous. Diffusion de journaux, groupes d’auto-support, interventions publiques ou encore libérations d’individus interné-es d’office… Si tous ces collectifs n’avaient pas toujours les mêmes positionnements politiques, ils s’accordaient néanmoins sur la remise en cause du fonctionnement des asiles et la défense des personnes psychiatrisées. Ensemble, ils ont rédigé la Charte des internés qui « ne vise pas à l’amélioration de la psychiatrie, mais vise la destruction complète de l’appareil médico-policier. » Parallèlement à ces mouvements de personnes concernées, un projet politique antipsychiatrique est aussi formulé de la part de psychiatres, sociologues ou encore philosophes, les plus connus étant Michel Foucault, Thomas Szasz ou encore Gilles Deleuze. Bien entendu, il ne s’agit pas de courants évoluant dans des couloirs distincts, le GIA cité plus haut fut, par ailleurs, initié par des psychiatres issus du mouvement anarcho-maoïste (Gauche prolétarienne). Toutefois, les mouvements antipsy français et leurs conséquences sur la société sont bien moindre en comparaison à nos voisins européens, notamment l’Italie.

Quelques-unes des expériences antipsy les plus connues…
Londres, 1962. Le psychiatre, inventeur du terme « antipsychiatrie », David Cooper, parvient à se faire attribuer une section dans un grand hôpital psychiatrique de la capitale britannique. Connue sous le nom de Pavillon 21, David Cooper réserve cette section aux jeunes et aux adolescent-es. Le pavillon, qui ne comptait que 19 lits, réunissaient des patient-es qui avaient tout-es reçu un diagnostic de schizophrénie. Les soignant-es du pavillon furent sélectionné-es en raison de leur jeune âge et de leur peu d’expérience (et de formatage) du milieu psychiatrique. Au sein du pavillon 21, les patient-es décidaient elleux-mêmes des activités de la journée et l’accent était mis sur la dynamique de groupe. Selon David Cooper, les maladies mentales étaient davantage influencées par les facteurs sociaux et environnementaux et il dégageait trois types de folie : la « démence », qui apparaît suite à un impact psychologique fort pouvant découler d’une guerre, de la pauvreté ou encore de dommages écologiques, soit une réalité qui désorganise le monde intérieur des personnes touchées ; le « voyage intérieur », désignant des ruptures avec la réalité, dans le cadre desquelles l’individu tente de retrouver son authenticité, de rompre avec l’aliénation et de construire son propre projet de vie ; et la « démence sociale », causée directement par un entourage malade, qui finit par rendre l’individu malade lui-même. Il peut s’agir de la famille, de l’école ou encore du lieu de travail. La seule issue pour la personne est de devenir folle pour échapper à ces contextes. L’expérience s’est déroulée entre 1962 et 1966 et une quarantaine de patient-es y ont été admis-es en tout. Surtout, celle-ci ouvrit la possibilité à une autre expérience, menée par Cooper toujours, ainsi que le psychiatre britannique Ronald Laing, au centre communautaire de Kingsley Hall. Ces lieux fonctionnaient tous deux sur le principe de la pair-aidance, servirent à réinterroger les normes telles que la famille nucléaire et l’hétéronormativité, et furent pensés pour permettre aux patient-es de s’affranchir des conventions sociales. De fait, il n’y avait pas de hiérarchie entre les soignant-es et les patient-es, qui étaient tout-es vêtu-es de la même manière par exemple. La patiente la plus connue qui fut admise au Kingsley Hall est l’artiste peintre Mary Barnes, qui a témoigné de son expérience dans le livre « Un voyage à travers la folie ». Elle écrit : « Je crois que c’est l’angoisse d’être pris pour un « malade mental » qui explique pourquoi le personnel, dans la plupart des hôpitaux psychiatriques, se conforme rigoureusement à une tenue vestimentaire et un comportement ne s’écartant pas des normes et résiste aux tentatives de désinstitutionalisation de la relation malade-soignant. Il était très amusant de voir ce genre de personne visiter Kingsley Hall. Dès qu’ils remarquaient que la plupart des habitants de la maison s’habillaient et parlaient de la même manière, on pouvait sentir leur angoisse atteindre des hauteurs records tandis qu’ils s’efforçaient de distinguer les patients des soignants. Neuf fois sur dix, leurs conclusions étaient complètement fausses. Je ne sais combien de fois on pensa que Mary était l’infirmière-major et on prit des « psychiatres » pour des « schizophrènes », s’adressant à eux comme s’ils l’étaient. Quel embarras reflétait le visage du visiteur quand on lui apprenait que le « pauvre fou » avec qui il avait bavardé n’était autre que le Dr Laing, le Dr Berke ou le Dr Redler. »
La folie est un mouvement vers l’autonomie : voilà quel est le « danger » réel de la folie et la raison de sa violente répression. Agir politiquement signifie simplement récupérer ce qui nous a été volé, à commencer par la conscience de notre oppression au sein du système capitaliste. La folie est la révolution permanente dans la vie d’une personne. Tout délire est une déclaration politique.
Extrait de « Le langage de la folie », de David Cooper

… jusqu’à l’abolition des hôpitaux psychiatriques en Italie.
Mais le mouvement le plus radical fut italien. À la fin des années 1960, Trieste devient la première ville du pays à la fermeture de l’hôpital psychiatrique, après le succès de l’expérience de Gorizia, menée par Franco Basaglia, psychiatre adepte de la phréménologie, soit une méthode qui permet de « comprendre la signification des phénomènes subjectifs, sans les dénaturer, à partir du récit du patient. » En 1961, Basaglia prend la tête d’un hôpital psy à Gorizia, près de la frontière slovène, et où il change complètement les règles : assemblées de soignant-es et soigné-es lors desquelles chacun-e peut s’exprimer librement ; création d’une coopérative de patient-es afin que ceux-ci voient leur travail au sein de l’hôpital être rémunéré… Si Basaglia fut érigé en tête de proue du mouvement antipsy italien, ce fut un courant révolutionnaire qui traversa toute la société italienne qui fut à l’origine de la Loi 180, actant le démantèlement des hôpitaux psychiatriques. Celuic-ci commença en 1978, et depuis, la prise en charge des personnes ayant des troubles psychiatriques se fait par l’intermédiaire de centres communautaires, où les patient-es sont libres de leurs mouvements et d’aller et venir comme bon leur semble à l’extérieur, comme en témoigne ce reportage diffusé sur RFI. Pour nos lecteur-ices qui souhaiteraient creuser davantage sur le sujet de l’Italie de la fin des années 1960 et le mouvement anti-institutionnel qu’elle connu, nous pouvons vous recommander cet article.
Nous tous qui avions mené ce travail, nous savions que l’asile, même lorsqu’il est dirigé de façon alternative, est toujours une forme de contrôle social, parce que la gestion ne peut que rester entre les mains du médecin ; et la main du médecin, c’est la main du pouvoir.
Extrait de « Psychiatrie et démocratie : Conférences brésiliennes » de Franco Basaglia
Mais qu’est-ce que l’antipsychiatrie ?
D’autres expériences radicales (antipsychiatriques, mais pas seulement), furent menées dans divers pays et dans diverses époques. Ce fut le cas de l’expérience conduite par le révolutionnaire espagnol et inventeur de la psychothérapie institutionnelle François Tosquelles à Saint-Alban-de-Limagnole en Losère où il a radicalement modifié le fonctionnement de l’hôpital psychiatrique de la ville en réinventant la relation soignant-patient de fond en comble, tout comme l’expérience de la clinique de la Borde menée par Félix Guattari et Jean Oury à Cour-Cheverny, dans le Loir-et-Cher. Dans le livre La mort de l’asile, le psychologue anarchiste Jacques Lesage de la Haye écrit, à propos de la psychothérapie institutionnelle : « Une idée novatrice a été d’affirmer l’égalité des soignants et des soignés. Cela n’a pas été sans difficultés. (…) Elle a été rejetée massivement par l’ensemble des travailleurs de la santé mentale. (…) Comment ? Le fou et son psychiatre seraient sur un plan d’égalité ? L’infirmer pourrait être confondu avec le malade ? Beaucoup se cramponnent derrière leurs blouses, leurs seringues, leurs trousseaux de clefs ou, mieux encore, leur savoir médical, pour ne pas être confondus avec les malades mentaux. » Les expériences qui remettent en cause le système psychiatrique contemporain se poursuivent tout au long du XXe siècle, comme celle de Rosenhan dans les années 1970 aux États-Unis (expérience qui a consisté en l’internement volontaire de chercheurs dans plusieurs services psychiatriques du pays, sur la base de fausses déclarations/délires, et qui a servi à affirmer qu’il n’est pas possible, dans un hôpital psychiatrique, de distinguer les patients en bonne santé mentale des patients malades). Mais toutes ces expériences ne se revendiquent pas pour autant de l’antipsychiatrie. Pluriel et multiple, les militant-es antipsy revendiquent ce courant comme une remise en cause radicale des notions de pouvoir et de savoir que contient la psychiatrie et dont elle fait usage mais aussi une théorie politique qui envisage la folie en lien avec les oppressions systémiques. Contrairement à beaucoup d’idées reçues (et entretenues), les discours antipsychiatriques ne promeuvent pas l’arrêt pur et simple des médicaments ou des consultations psy. Il s’agit d’un courant politique qui questionne les liens tissés par la société entre les différents pouvoirs régaliens, l’impunité de l’institution psychiatrique, qui va bien au-delà de l’hôpital, et bien sûr l’enfermement et les pratiques contraires au droit international, pourtant encore très répandues, notamment en France.

L’antipsychiatrie a aussi été approchée et enrichie par l’apport des féministes et des militant-es antiracistes. Thomas Szasz fut d’ailleurs le premier chercheur à faire un parallèle entre le phénomène ancien de « sorcellerie », soit l’étiquetage des femmes en tant que sorcières, et le phénomène plus récent de diagnostic des femmes comme « malades mentales », considérant que les deux concepts ont fonctionné pour définir la conduite féminine acceptable et pour fournir des punitions pour la déviance, qui apparaissent maintenant souvent sous la forme de « traitement » médical. En 2017, une étude démontrait que sur 1129 patient-es lobotomisé-es entre 1935 et 1985 en Belgique, en France et en Suisse, 84% des sujets étaient des femmes. Dans cet article, le maître de conférence en Histoire à l’université d’Angers, David Niget, affirme : « La lobotomie était controversée, mais l’absence de consentement d’une femme ou d’une jeune fille était moins grave que pour un homme, qui par ailleurs pouvait demander plus facilement une intervention chirurgicale sur son épouse que l’inverse. Et socialement, le corps des femmes est davantage considéré comme disponible à l’expérimentation. » À cela, le psychiatre Carlos Parada, également interviewé dans l’article, rapporte : « Il ne faut pas toutefois créer l’illusion, qu’avant, la psychiatrie était faite par des barbares non scientifiques qui faisaient un peu n’importe quoi et que nous, comme on se fonde sur la science, on ne fait plus n’importe quoi. »
À la création de la lobotomie, les gens étaient aussi scientifiques, aussi honnêtes que les gens de bonne foi aujourd’hui. L’erreur, c’est d’imaginer que la psychiatrie peut se pratiquer en dehors de son temps. Pour les femmes comme pour les immigrés ou pour les chômeurs, on n’est pas à l’abri de voir la psychiatrie s’insérer dans ces rapports de domination et ce n’est pas au nom de la science qu’on sera à l’abri.
Extrait de l’interview de Carlos Parada, menée par TV5 Monde, le 05/12/2017.
Encore aujourd’hui, les femmes sont victimes de la psychiatrie comme outil du patriarcat, et elle s’insère dans les moindres recoins de nos quotidiens. Dans le zine « Elle doit être folle. Le discours psychiatrique, les « troubles de la personnalité » et la régulation des femmes subversives », Jennifer L. Reimer écrit : « La société encourage les femmes à supprimer la colère – crier n’est pas digne d’une femme et les cris d’une femme sont toujours « hystériques » (…) Les universitaires féministes qui examinent la psychiatrie ont pris en compte le thème de la pathologisation de la colère des femmes, qui pour la plupart provient de leur position subordonnée dans un système patriarcal. Les termes « inappropriée » et « intense » rendent la colère des femmes irrationnelle et la dépolitise, la rendant « folle. » Le média Causette avait consacré un reportage en 2020 sur les femmes hospitalisées de force en hôpital psychiatrique par leur conjoints violents, et les conséquences sur leur vies. Et elles ne sont pas les seules. Dans son livre « Étouffer la révolte, La psychiatrie contre les Civils Rights, une histoire du contrôle social », Jonathan M. Metzl met en lumière l’instrumentalisation de la psychiatrie à des fins de domination des populations noires en colère dans l’Amérique des années 1950. En effet, en parcourant les archives de l’hôpital d’Ionia dans le Michigan, ce psychiatre constate l’évolution du diagnostic de schizophrénie, en plein mouvement pour les droits civiques aux États-unis. Jusque-là réservée aux intellectuels et aux femmes au foyer blanches, la maladie devient soudain l’apanage d’hommes noirs en colère. Enfin, non seulement les personnes racisées subissent la charge mentale du racisme au quotidien, qui affecte leur santé, mais sont aussi victimes de préjugés par les professionnel-les du soin, tels que le « syndrome méditerranéen », qui fait des victimes tous les ans, comme Naomi Musenga en 2017, Yolande Gabriel en 2020, ou plus récemment, Meggy Biodore, décédée d’une méningite foudroyante en novembre dernier, après de nombreux appels au SAMU.
L’initiative
Être mis à l’isolement, ça fait peur, ils appuient sur un bouton d’alarme, ils viennent à dix sur toi, te sédatent et t’enferment. C’est comme la police, mais ce sont des infirmiers.
Joan se définit comme un survivant de la psychiatrie. Il déclare avoir failli en mourir deux fois. « La première fois, j’étais en chambre d’isolement. À l’isolement, on a seulement une horloge à regarder toute la journée, et rien d’autre. Je criais et je tapais pour qu’on me sorte de là pendant des jours et nuits. C’était une torture psychique. Au bout de quelques jours, le psychiatre a donc dû ordonner aux infirmiers de me faire une injection de force pour « m’apaiser. » C’était des neuroleptiques. Sauf que j’ai fait un syndrome malin. » Le syndrome malin est un syndrome rare faisant suite à la prise de neuroleptiques et pouvant causer la mort dans environ 10% des cas. « J’ai perdu connaissance, alors ils m’ont mis sous la douche froide, mais comme je ne me réveillais pas, j’ai été envoyé en réanimation. Là, ils ont dû me sevrer brutalement, une vraie torture. » Pour mieux comprendre les faits qui entourent cet événement, Joan a demandé son dossier médical à plusieurs reprises depuis sa sortie de l’hôpital psychiatrique, en vain : « ils ne te le donnent pas comme ça. » La deuxième fois, il raconte qu’il était aux urgences quand les infirmiers l’ont attaché au lit. « Si on arrive un peu agité aux urgences, on t’attache direct, il y a un box avec un lit sur lequel il y a des sangles, et on t’injecte des neuroleptiques. » Nouveau syndrome malin, à cause duquel il est hospitalisé pendant quelques mois. Joan raconte aussi que, lors de sa première hospitalisation en hôpital psychiatrique, les soignant-es ne lui ont demandé ni son nom, ni pourquoi il était agité. « Je ne comprenais pas que j’étais dans un hôpital psychiatrique, je pensais que je m’étais fait kidnappé, donc j’étais très agité. Eux, ils ont vu l’agitation mais n’ont posé aucune question, pas même mon nom. Au bout de trois jours où j’étais enfermé à l’isolement, ils ont ouvert la porte, et j’en ai profité pour partir en courant. Je me suis arrêté à la porte de l’hôpital pour demander de l’aide, j’ai été ramené dans ma chambre. Ça faisait trois jours que j’étais là, et je ne savais toujours pas que j’étais dans un hôpital. » De cette expérience en pays psychiatrique, Joan conserve un sentiment d’injustice. « Je n’aurai jamais de réparation. Même si on survit, on ne peut pas poursuivre les psychiatres pour leurs mauvaises pratiques. Leur formation devrait évoluer au-delà de la prescription. » En 2015, lui et d’autres personnes suivies en psychiatrie créent le blog collaboratif Comme des fous. L’objectif : déstigmatiser, pour le grand public, les troubles psychiques et la folie. Aujourd’hui, le blog est toujours en ligne mais les membres ont entamé d’autres projets chacun-es de leur côté. « Pour ma part, je suis surtout actif sur Instagram, je fais beaucoup de posts sur le sujet de l’anti-psychiatrie, parfois avec le compte de Lucie Ptit Lu. » Joan explique que « Comme des fous » a su réunir une communauté solide, constituée surtout de personnes directement concernées, et surtout des femmes.

Pour moi, le pire, ce sont les chambres d’isolement et la camisole chimique. En psychiatrie, la condition pour pouvoir discuter avec les médecins, c’est d’avaler des médocs sans poser de questions. Matin, midi, soir, même au goûter. On prescrit, et ensuite on voit si on peut dialoguer.
Joan confie que son objectif est de guérir. « Dans le jargon psychiatrique, il n’y a pas de guérison. J’ai un rétablissement qui est cyclique. Ça va faire 4 ans que je tiens sans hospitalisation, grâce aux médocs. L’hôpital psy, je ne veux plus jamais y revenir. Plus jamais ça. C’est trop violent. » Il raconte que si ses médicaments lui permettent de ne pas se faire hospitaliser à nouveau, il s’agit d’une balance « bénéfices/risques ». « Les médocs, c’est une béquille qui permet d’avancer, d’éviter une rechute. Après, certains événements de la vie peuvent faire rechuter aussi. Le problème, c’est que la psychiatrie ne s’intéresse pas à l’origine du trouble, seulement à stabiliser les symptômes avec des médicaments. Et ils détruisent le corps. Dès qu’on lit les notices, on a qu’une seule envie, c’est d’arrêter, ne serait-ce que pour gagner de l’espérance de vie en plus. » Pour lui, il n’y a aucune remise en cause des sur-médications. « Je reste convaincu qu’on pourrait soigner sans autant de médicaments. » D’entrée de jeu, Joan balaie d’un revers de main le discours qui consiste à affirmer que les problèmes et les maltraitances en psychiatrie sont dus aux seuls manques de moyens. « On parle sans cesse de la situation dégradée, surtout dans le public. On n’entend jamais les psychiatrisé-es s’exprimer dans les médias ! Moi, je dirai plutôt que la situation est dégradante. C’est pas la même chose. » Selon lui, si le manque de personnel ou encore de formations suffisantes font partie du problème, ils n’en sont pas le cœur. « Les soins sans consentement sont interdits par la législation internationale. Même à l’échelle européenne, la France a ratifié la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CIDPH). Si on enferme, c’est pour protéger la société, c’est du contrôle social. La sur-médication, c’est pareil, c’est une pratique qui n’est jamais remise en cause ! On pourrait soigner sans autant de médicaments. L’idée que la psychiatrie serait une exception, qu’elle seule pourrait continuer à administrer des « soins » sans consentement, ça pose la question du pouvoir psychiatrique. » Joan affirme aussi que la plupart des patient-es n’ont pas connaissance de leurs droits en psychiatrie. « Normalement, même quand on est placé à l’isolement, on est en droit d’appeler un avocat par exemple. Sauf qu’on est tellement sédatés… On n’est même pas en mesure de réclamer cet appel.«
Politiser la « santé mentale », pour une critique radicale de la psychiatrie
Nous, les militant-es de l’anti-psychiatrie, nous sommes perçu-es comme des gens qui s’opposent à la médecine et au fait de sauver des vies. On passe pour des malades dans le déni. Mais ce que nous critiquons et remettons en cause, ce sont les traitements forcés, la coercition, et le fait que si la psychiatrie arrive parfois à soigner des gens, c’est seulement par défaut, car il n’existe aucun autre espace de soin alternatif.
Joan explique que les luttes anti-psychiatriques s’attaquent aussi aux discours individualisants qui consistent à propager l’idée que « le problème est en toi », sans même prendre en compte les conditions matérielles d’existence des personnes (niveau de vie, mais aussi fonction sociale, privilèges ou absence de ceux-ci…). « La psychiatrie se base sur les critères diagnostic qui ne sont pas très scientifiques et qui évoluent en permanence, c’est ni plus ni moins qu’une pseudo-science. Si on parle de troubles et pas de maladies, c’est parce qu’on ne peut rien déceler physiquement, ce n’est pas biologique. Il n’existe pas de gènes de la schizophrénie. En revanche, la source psycho-sociale des troubles n’est pas prise en compte par la psychiatrie. On individualise les problèmes des personnes et on dépolitise la psychologie. Le problème devient donc la personne en elle-même, et non pas le contexte dans lequel elle évolue. » C’est là qu’intervient l’anti-psychiatrie. Pour Joan, l’anti-psychiatrie peut se résumer par « une critique raisonnée de la psychiatrie en tant que système d’oppression. » De manière plus générale, les militant-es de l’anti-psychiatrie souhaitent formuler une critique collective de la psychiatrie. « On souhaite faire prendre conscience de la façon dont le système capitaliste se protège lui-même : en jouant sur la peur du fou et sur celle de le devenir, c’est du sanisme. L’intérêt du système, c’est d’avoir des gens capables d’être productifs. C’est même dans la définition de l’OMS. », raille Joan. En cela, les luttes antipsy rejoignent les combats anti-validistes. « Les fous s’allient aux handis », souligne Joan. « Si les logiques de désinstitutionnalisation étaient respectées, ça irait déjà bien mieux. Si on respecte les obligations de l’ONU ou du Conseil de l’Europe, c’est interdit d’enfermer les gens, mais tout le monde s’en fout ! Ce qu’il faudrait, c’est des sanctions économiques envers les États qui ne respectent pas ces droits. On pourrait imaginer faire des recours auprès des instances internationales… »

Organiser des Mad Prides partout en France
En 2016, plusieurs collectifs avaient organisé les premières Mad Prides (Marche des fiertés folles) en France. En 2025, il est question d’en organiser de nouvelles dans plusieurs villes de la métropole. « On songe à faire des Mad Prides un peu partout, en l’honneur de la grande cause nationale« , ironise Joan. Le but de ces Mad Prides : rendre visible les luttes antipsychiatriques et porter un discours politique par et pour les psychiatrisé-es. « Il y a un vrai problème de représentation des fous et des folles, même dans le système de santé. Ceux qui nous représentent sont les familles et les associations, dont l’intérêt s’arrête souvent au trouble en lui-même. » Ainsi, Joan et les autres militant-es antipsy en France travaillent à un grand mouvement – qui aurait lieu en octobre – « décentralisé, synchronisé dans toutes les régions de France. » Joan précise : « on est en lien entre des groupes en Occitanie, à Brest, Lille, ou encore dans le Grand Est. »
Pour faire prendre conscience des violences psychiatriques, il faut déjà comprendre que le problème n’est pas seulement l’hôpital psy, mais l’ensemble du système carcéral. Mais beaucoup de gens ne sont même pas prêts à entendre parler de l’abolition des prisons, alors la psychiatrie…
« C’est difficile de sortir soi-même du discours psy. Souvent, quand on est sédaté et fragile, on accepte le discours qu’on nous donne. » Joan assure que les personnes psychiatrisées ont souvent comme un psychiatre intériorisé en elles. « J’ai souvent entendu le discours, chez des camarades, qui consiste à dire « oui c’était violent, mais c’était pour mon bien », ou encore « j’ai été mis à l’isolement, mais ils ne pouvaient pas faire autrement. » C’est pas facile de déconstruire tout ça. » L’alternative, pour Joan mais aussi pour la plupart des militant-es antipsy, se trouve du côté de l’auto-détermination et de l’auto-gestion. « Il nous faut créer des lieux autogérés qui pratiquent le soin communautaire. Ça demande du temps et de l’organisation. Pour nous, la folie ne relève pas de la psychiatrie, mais de la communauté. Une personne en crise n’a pas besoin de la psychiatrie mais d’un entourage. Si un médecin intervient dans la communauté pour donner un coup de main, conseiller, c’est déjà autre chose que déléguer tout le pouvoir de décision et de soin à une institution psychiatrique. Ça, c’est la solution de facilité, via laquelle la société se débarrasse du problème. »