Lisbeth : Vous êtes l’auteur du livre: « Vivre sous la menace, les sans papiers et l’État » et d’une thèse intitulée « Vivre sous la menace : ethnographie de la vie quotidienne des étrangers en situation irrégulière en France ». Vous avez également coécrit avec Michel Agier « Babels, enquêtes sur la condition migrante ». Qu’est ce qui explique votre attrait pour le thème des migrations ?

Stefan Le Courant : C’est un peu le hasard des circonstances. J’avais répondu à un appel de la CIMADE qui cherchait des gens pour faire des observations d’audiences dites « 35 bis », au cours desquelles un juge statue sur le maintien ou non en rétention d’un étranger. Ce sont des audiences assez techniques, où le fond de l’affaire n’est pas traité : il s’agit seulement de déterminer si la personne reste en centre de rétention ou pas. J’ai découvert cet univers qui était très éloigné de moi à l’époque : celui de la justice et du traitement des étrangers en situation irrégulière. Par la suite, l’association cherchait des bénévoles pour intervenir dans les lieux de rétention et y assurer une assistance juridique. J’ai donc poursuivi cet engagement. En parallèle, je faisais des études en anthropologie et je me suis dit qu’il y avait là un sujet intéressant à traiter du point de vue de l’analyse anthropologique. C’est ainsi que j’ai consacré ma thèse, puis le livre qui en est issu, à ce sujet. Les enjeux migratoires sont aussi des enjeux de conditions de vie, qui dépassent largement la seule question migratoire. J’ai voulu comprendre ce que cela fait de vivre sous le danger, en danger, ou dans une exposition permanente au danger. D’où le titre de mon livre, Vivre sous la menace.

Quand on parle de « clandestin », on imagine quelqu’un qui choisirait volontairement de se tenir hors du droit pour en tirer profit. Mais la réalité est inverse : ce sont les politiques répressives elles-mêmes qui produisent cette clandestinité. Autrement dit, le système qui prétend lutter contre les clandestins contribue en réalité à les créer.

Stéfan Le Courant

Peut-on affirmer que la France fabrique des sans-papiers ?

Ce qui m’a paru évident en travaillant avec les personnes que j’ai rencontrées, c’est que la France fabrique des clandestins. Être sans-papiers c’est être dépourvu d’un titre de séjour. Ce sont des enjeux de vocabulaire, mais aussi de mobilisation sociale. Le terme « clandestin » est un terme dépréciatif, qui suggère qu’une personne se tiendrait volontairement en-dehors des lois pour profiter de ses zones d’ombre. J’utilise néanmoins ce terme — notamment dans l’expression « fabrique à clandestins » — parce que des personnes parfaitement insérées dans la société française, parfois même avec un emploi déclaré, perdent brutalement ces ancrages lorsqu’elles sont arrêtées et placées en rétention. Elles se retrouvent alors privées d’attributs et de possibilités d’installation qu’elles avaient pu construire jusque-là. Les sans-papiers existent parce que les lois les définissent comme tels. Le dispositif coercitif français – arrestations, rétention, expulsions – contribue à les fragiliser et les pousse à vivre dans une situation de clandestinité. Le fait de pouvoir être enfermé jusqu’à 90 jours entraîne souvent la perte de l’emploi, du logement — puisqu’on ne peut plus le payer — et pousse ensuite à chercher des revenus dans des économies parallèles, comme le travail au noir. Le dispositif d’expulsion fabrique des personnes qui sont mises à l’écart de la société française. C’est là où le terme clandestin peut être retourné. Quand on parle de « clandestin », on imagine quelqu’un qui choisirait volontairement de se tenir hors du droit pour en tirer profit. Mais la réalité est inverse : ce sont les politiques répressives elles-mêmes qui produisent cette clandestinité. Autrement dit, le système qui prétend lutter contre les clandestins contribue en réalité à les créer.

Quelle méthodologie avez-vous employé pour l’écriture de cet ouvrage ?

En tant qu’anthropologue, j’ai employé la méthode assez classique de l’observation participante. D’abord, j’ai passé du temps dans le local de rétention où j’intervenais. Pendant trois ans, au moins une fois par semaine, je me suis rendu dans ce local où je rencontrais des personnes en passe d’être expulsées du territoire. J’y accomplissais ma mission associative : voir comment le droit pouvait être mobilisé pour éviter que les personnes enfermées soient expulsées. Par la suite, j’ai gardé contact avec un certain nombre de personnes que j’ai rencontrées dans ce local ; j’ai passé du temps avec elles, je les ai accompagnées dans leurs procédures, à la préfecture ou auprès d’avocats, parfois pendant cinq ans. Avec certaines, j’ai noué une amitié. C’est l’avantage d’avoir mené une thèse longue : j’ai pu suivre l’évolution de la situation de mes interlocuteurs sur le temps long, et constater que la régularisation n’est malheureusement pas la fin de toutes les souffrances. Elle ne résout pas tout.
Une fois les papiers obtenus, d’autres mécanismes entrent en jeu — le racisme structurel, les discriminations — et empêchent d’être reconnu à sa juste valeur. Passer du temps, être présent, accompagner, comprendre de l’intérieur : tout cela m’a conduit à la conclusion que l’enjeu de ces politiques n’est pas tant le contrôle du territoire (qui a le droit d’entrer, de sortir, de séjourner ?) qu’un mécanisme dont l’un des effets centraux est de ralentir et de fragiliser. Concrètement, cela se traduit par l’impression d’être bloqué dans un présent perpétuel. La frontière s’exerce moins sur le maintien d’un territoire intact que sur la capacité de certains à avancer à leur propre rythme.

« Je perds ma vie, je perds mon temps. »
« J’ai 30 ans et je n’ai pas commencé ma vie. »
« Si j’étais resté au pays, j’aurais mieux évolué. Je serais marié, j’aurais des enfants, alors qu’ici je n’ai rien. »
Ce sont des discours que j’ai entendus plusieurs fois.

Je me suis rendu compte que cette politique s’exerce aussi sur la temporalité des personnes : leur possibilité — ou non — de s’installer et de s’investir durablement dans un espace. C’est paradoxal, car les études montrent que plus les personnes sont bien installées et bien insérées, plus elles participent à la vie économique et sociale d’un pays. Il serait donc plus profitable pour la France d’avoir des personnes qui ne sont pas confrontées à ces difficultés répétées pour trouver une place sur le territoire.

Les aléas de la vie peuvent faire basculer quelqu’un qui était très bien inséré : du jour au lendemain, on peut perdre son titre de séjour et se retrouver sans-papiers.

manif paris 2023 sans-papiers
Manifestation à Paris en mars 2023 en faveur des travailleur-ses sans-papiers et des demandeur-ses d’asile. © Eric Bery / Shutterstock

Comment avez vous réussi à convaincre les sans-papiers de se confier à vous, sachant qu’ils et elles ne sont généralement pas enclin-es à s’exposer ? Dans le livre vous évoquez d’ailleurs le cas de Mamadou Conté, qui vous dit qu’il prend des risques en se confiant à vous, car après tout, vous pourriez être policier.

Justement, en vous entendant poser la question, mes pensées se sont tournées vers lui en particulier. En rencontrant mes interlocuteurs dans les locaux de rétention en tant que bénévole de la Cimade, certains se sont dit qu’ils avaient tout intérêt à garder mon contact, car je pouvais être un appui dans leur parcours de régularisation. Beaucoup de mes interlocuteurs parlaient français mais ne maîtrisaient pas forcément l’écrit. J’ai eu de nombreux interlocuteurs originaires d’Afrique de l’Ouest — Sénégal, Mali, Mauritanie, et surtout du Mali. Ils me sollicitaient pour des tâches qui leur étaient difficiles : classer, remplir ou comprendre des documents administratifs. Il y avait là une possibilité de maintenir un lien par la langue ; et, en même temps, je pouvais accomplir des démarches qu’ils estimaient ne pas pouvoir faire seuls. Je faisais office d’intermédiaire, de relais avec l’administration. Concernant la confiance, il n’y a pas de recette simple. Mais le fait d’avoir passé du temps avec eux les a conduits à s’ouvrir. L’interrogation qu’ils avaient à mon sujet, — « est-ce que tu es policier ? » — n’est pas spécifique à ma personne. Elle est liée à leur manière plus générale de concevoir leurs relations : ce sont des questions qu’ils peuvent aussi se poser avec un voisin, une compagne, un ami. L’enjeu, pour eux, est de déterminer si la personne à laquelle ils se confient est susceptible de trahir leur confiance et de leur nuire. Il y a un véritable défi méthodologique à enquêter auprès de personnes qui ne sont pas spontanément disposées à partager leur quotidien, ni les tactiques qu’elles mobilisent pour échapper aux arrestations. Cette question de la confiance ne constitue donc pas seulement un obstacle à la recherche : elle devient un objet de recherche en elle-même. C’est une problématique qui m’a beaucoup occupé au moment de rédiger ce livre.

Il y a une hétérogénéité très forte parmi les profils de sans-papiers documentés dans le livre. D’un point de vue historique, constate-t-on une évolution par rapport au passé ?

Une chose est sûre: les profils sont extrêmement vastes, et les circonstances de la vie qui font que l’on peut devenir sans-papiers le sont elles aussi. De prime abord, on imagine souvent que les sans-papiers sont des personnes arrivées avec un visa touristique ou par des moyens non documentés en traversant la Méditerranée. Mais les aléas de la vie peuvent faire basculer quelqu’un qui était très bien inséré : du jour au lendemain, on peut perdre son titre de séjour et se retrouver sans-papiers. Je pense, par exemple, à ce mari dont le titre a été retiré après le décès de son épouse, parce que son droit au séjour dépendait de sa situation de conjoint de Française.

Je n’ai pas opéré de sélection en fonction des profils : ce qui m’intéressait, c’était d’approcher la condition de sans-papiers. Et il était frappant de constater que, quel que soit le niveau d’études, quelles que soient les ressources financières ou les trajectoires personnelles, ces personnes partageaient un point commun qui permettait de les penser ensemble, alors même qu’elles viennent de pays différents, n’ont pas les mêmes milieux sociaux, ni les mêmes formations ou capitaux économiques. Finalement, le fait d’être sans-papiers est ce qui détermine le plus fortement la vie de ces personnes. Cela écrase le reste de leurs attributs sociaux.

Manifestation de sans-papiers à Paris en juin 2018. © Alexandre Rotenberg / Shutterstock
Manifestation de sans-papiers à Paris en juin 2018. © Alexandre Rotenberg / Shutterstock

La frilosité des sans-papiers à s’exposer s’explique grandement par la menace permanente qui plane au-dessus de leurs têtes. Une menace que vous proposez d’ethnographier.

J’observais des personnes très précautionneuses, attentives à leur environnement, qui recevaient beaucoup d’informations et de rumeurs sur la manière d’obtenir des papiers. Ce qui m’a semblé pertinent à analyser, c’était de comprendre ce que cela signifie de vivre au contact d’un danger imminent. Ils savent qu’ils peuvent être arrêtés ou expulsés à tout moment, mais pour l’instant, ils sont sur le territoire français. Mon ethnographie consiste à décrire cette situation d’un danger qui n’est pas encore advenu, à montrer comment on vit lorsque les cadres quotidiens de perception sont brouillés par sa présence. C’est un danger sous-jacent qui se manifeste par des signes et qui impose une vigilance particulière : par exemple, repérer où se trouvent les policiers, rester attentif au retentissement des sirènes… Les sans-papiers organisent leur vie en fonction de ce danger. J’ai cherché à ethnographier ce danger toujours proche, ainsi que les stratégies d’évitement qu’il suscite.

Jusque dans les années 1970, le temps moyen de séjour d’un primo-arrivant était de 4 ou 5 ans. Aujourd’hui, il est passé à 10 ans.

Vous assimilez cette menace à « une nasse qui enferme sur le territoire ».

Un certain nombre de travaux ont montré que plus les politiques migratoires sont restrictives, plus les personnes qui parviennent malgré tout à entrer sur un territoire s’y retrouvent ensuite enfermées — et ce, de deux manières :

  • Géographiquement : une fois arrivé en France, on ne peut quitter le pays de manière « réussie » que lorsqu’on obtient des papiers. Tant qu’on demeure en situation irrégulière, on ne peut pas retourner dans son pays d’origine.
    L’un des effets des politiques restrictives est donc… d’empêcher les gens de partir. On entre sur le territoire, et on ne peut plus en sortir.
  • Temporellement : les personnes restent coincées pendant un temps de plus en plus long. La « nasse » est un enfermement qui dure le temps — souvent très long — de l’attente des papiers.

Les études montrent que, jusque dans les années 1970, le temps moyen de séjour d’un primo-arrivant était de 4 ou 5 ans. Aujourd’hui, il est passé à 10 ans. Tant qu’on n’est pas régularisé, on ne peut pas retourner dans son pays. Un retour sans papiers serait vécu comme un échec, et représenterait la perte d’un investissement personnel mais aussi familial, puisque les familles contribuent souvent financièrement.

Manifestation de sans-papiers à Paris en juin 2018. © Alexandre Rotenberg / Shutterstock
Manifestation de sans-papiers à Paris en juin 2018. © Alexandre Rotenberg / Shutterstock

En 2006, alors que vous plaidez la cause d’une femme qui doit être expulsée en Roumanie, la préfecture du Val-de-Marne vous répond : « Vous savez, nous, on fait du chiffre ». La politique du chiffre, cette obsession de l’expulsion, fait que l’on ne s’intéresse plus au “pourquoi expulser”, mais au “comment expulser”. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Pour comprendre cette politique du chiffre, j’ai lu des auteurs comme Alain Desrosières, qui a beaucoup travaillé sur l’usage des chiffres en politique. La rétention, en tant que système d’enfermement pour absence de titre de séjour, est relativement récente : elle n’existe en droit que depuis les années 1980, donc depuis 45 ans ! Auparavant, il existait bien des enfermements, mais hors cadre légal. Nicolas Fischer a montré dans ses travaux que l’histoire de la rétention est celle de l’intégration progressive, dans le droit, de pratiques auparavant discrétionnaires, dépendant entièrement de la police ou de l’administration. Aujourd’hui, lorsque l’on observe le champ politique, on constate que de moins en moins de partis défendent la fermeture des centres de rétention ou la régularisation massive. Comme si la question du sens même de cette politique avait été remplacée par son outillage technique : comment mieux enfermer, plus efficacement, parfois « plus respectueusement du droit ». Fischer montre aussi que les associations d’aide aux personnes en situation irrégulière, en attaquant régulièrement en justice le système d’enfermement, ont contribué à en façonner la forme actuelle. Nous ne sommes même plus dans un débat sur légitimité de l’enfermement, mais sur ses modalités : comment bien enfermer ? Faut-il enfermer des enfants ? C’est ce type de discussions qui occupe désormais le devant de la scène. De manière générale, les indicateurs, les objectifs chiffrés deviennent des instruments de “transparence” politique.

Nous ne sommes même plus dans un débat sur légitimité de l’enfermement, mais sur ses modalités : comment bien enfermer ? Faut-il enfermer des enfants ? C’est ce type de discussions qui occupe désormais le devant de la scène.

D’un point de vue étymologique, comment sommes-nous passés de « irrégulier » à « clandestin », puis à « sans-papiers » ?

Mon intérêt était de travailler sur la condition commune de mes interlocuteurs : celle d’étrangers en situation irrégulière. Dans ma thèse, j’utilisais d’ailleurs l’expression « étranger en situation irrégulière », et non « sans-papiers ». Lors de la transformation en livre, j’ai basculé vers « sans-papiers », car c’est ainsi que mes interlocuteurs acceptaient d’être désignés. La question du vocabulaire est centrale : les mots sont un enjeu de bataille politique. Jusque dans les années 1970, l’« irrégulier » était quelqu’un qu’on allait régulariser rapidement.

Alexis Spire l’explique très bien : l’irrégularité était vue comme temporaire, et dès qu’on trouvait un travail, on redevenait un « travailleur immigré ». Avec le durcissement des politiques migratoires, certaines personnes se sont retrouvées durablement éloignées de la régularité. C’est là qu’est apparue la figure du clandestin. Didier Fassin a montré en 1996 que le terme « clandestin » permettait d’inverser la responsabilité : on donne l’impression que la personne choisit de ne pas être régulière. Le terme « sans-papiers », au contraire, met en avant l’idée d’une privation et d’une légitimité à revendiquer. Ce terme vient des luttes elles-mêmes : les premiers concernés ont imposé « sans-papiers » pour remplacer « clandestin ». Chaque groupe social utilise les mots qui servent la vision du monde qu’il souhaite défendre. À partir de 2008, un nouveau terme s’est imposé : « travailleur sans-papiers« , notamment grâce aux grèves soutenues par la CGT, qui mettaient en avant le fait que beaucoup de personnes en situation irrégulière étaient pourtant des travailleurs déclarés, avec fiches de paie. La question du vocabulaire participe donc pleinement aux débats et aux tensions politiques.

La Une de Libération, sur l’occupation de l’église Saint-Bernard en 1996.

Votre évocation des grèves de 2008 nous conduit à un constat implacable: il y a un essoufflement des mobilisations en faveur des sans-papiers et une raréfaction d’actions fortes de la trempe de l’occupation de l’Église de Saint-Bernard en 1996. Sans oublier l’absence de leaders à l’image de Romain Binazon, cofondateur de la coordination nationale des sans-papiers.

Effectivement, si l’on regarde les décennies passées, la cause des sans-papiers — notamment en 1996 — était portée par de grandes figures intellectuelles et soutenue par un mouvement artistique très actif autour de l’occupation de Saint-Bernard. Le combat n’était pas seulement celui des sans-papiers : il était relayé largement. Aujourd’hui, il est difficile d’identifier, dans l’espace public, un porte-parole clairement reconnu et entendu. Nous n’avons plus de figures comparables à Madjiguène Cissé, autrice de Paroles de sans-papiers, qui a raconté toute l’aventure du mouvement de Saint-Bernard. Plus largement, il existe peu de figures incarnant la voix des personnes immigrées. Jean-Philippe Dedieu a tenté d’analyser les raisons pour lesquelles il n’existe pas, en France, de porte-parole pouvant s’exprimer au nom de la cause immigrée. Et l’on voit peu de partis politiques prêts à s’emparer de ce sujet et à proposer des politiques radicalement différentes de celles en vigueur.

Tous reprennent, chacun à leur manière, les arguments du débat migratoire pour justifier leur propre régularisation. (…) Pour obtenir des papiers, il faudrait sans cesse prouver que l’on mérite plus que son voisin.

Vous décrivez des personnes perçues soit comme une masse à expulser, soit comme une main-d’œuvre corvéable. Le titre de séjour « métiers en tension » renforce cette vision utilitariste, où l’étranger n’existe qu’à travers son utilité économique — et doit être « exceptionnel » pour être considéré. Comment analysez-vous cette logique ?

C’est une question qui m’a beaucoup préoccupé. À un moment, j’ai voulu comprendre comment les sans-papiers eux-mêmes percevaient cette vision politique. Je pense notamment à une discussion avec Masséré Sissoko (dont il raconte le parcours dans son livre « Vivre sous la menace », ndlr) au moment des printemps arabes. Des Tunisiens venaient d’arriver en Italie et la question de l’ouverture de la frontière franco-italienne faisait débat. Défendant la liberté de circulation, je m’attendais à ce qu’il partage cette position, lui qui avait franchi des frontières et vivait en situation irrégulière. Mais il y voyait d’abord une menace : « Si 4 000 Tunisiens arrivent ici, ce seront mes concurrents sur les chantiers. Ils accepteront de travailler pour moitié moins, et je devrai m’aligner. » Là où je voyais un principe, lui voyait une concurrence directe. Parmi les personnes auprès desquelles j’ai enquêté, beaucoup étaient convaincues qu’« il n’y a pas de place pour tout le monde ». La fameuse phrase « La France ne peut pas héberger toute la misère du monde », on la retrouve aussi chez elles, intériorisée. Cette idée crée une mise en compétition permanente : pour mériter sa place, il faudrait être un travailleur exemplaire, ou accomplir un geste exceptionnel. Cela alimente des discours méritocratiques : certains affirment qu’ils doivent rester parce qu’ils travaillent mieux que les autres ; d’autres valorisent leur maîtrise du français ou leur connaissance de la culture française. Tous reprennent, chacun à leur manière, les arguments du débat migratoire pour justifier leur propre régularisation. Et effectivement, dans la réalité, être simplement « acteur dans un film » ne suffit pas : il faut être l’acteur d’un film à succès ; il ne suffit pas d’être un bon travailleur, il faut être irréprochable, corvéable, ne jamais revendiquer ses droits. Plusieurs exemples célèbres, comme Mamadou Gassama, montrent bien qu’il n’y a de la place que pour ceux qui se distinguent. Je pense aussi au projet du 81 avenue Victor Hugo, cette pièce montée en 2015 au Théâtre de la Commune, à Aubervilliers, par des sans-papiers vivant dans un squat. Le spectacle était pensé comme un outil de négociation avec la préfecture, dans l’idée que ces témoignages publics pourraient déboucher sur une régularisation. Et c’est ce qui s’est passé, mais au terme d’un rapport de force. Cela montre combien est ancrée l’idée que la régularisation ne peut être qu’une « récompense », obtenue parce que l’on fait plus, que l’on se distingue des autres. C’est profondément intégré dans leur manière de comprendre ce système : pour obtenir des papiers, il faudrait sans cesse prouver que l’on mérite plus que son voisin.

Mamoudou Gassama avait escaladé un immeuble parisien en 2018 pour porter secours à un enfant. Il avait ensuite été reçu à l'Élysée où Emmanuel Macron lui avait assuré de sa régularisation.
Mamoudou Gassama avait escaladé un immeuble parisien en 2018 pour porter secours à un enfant. Il avait ensuite été reçu à l’Élysée où Emmanuel Macron lui avait assuré de sa régularisation.

Les opérations massives de contrôles de juin 2025, qui ont débouché en majorité sur des remises en liberté, rappellent les situations que vous observiez en rétention. Pourquoi ces dispositifs produisent-ils si peu d’expulsions ?

C’est un phénomène que j’observais déjà au local de rétention de Choisy : la plupart des personnes finissaient par être libérées, après un enfermement plus ou moins long, et restaient en France. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, beaucoup d’expulsions échouent parce que les droits des personnes n’ont pas été respectés. Heureusement, il y a l’intervention du juge, qui vérifie la légalité de l’arrestation et de l’enfermement. Mais certains partis politiques cherchent depuis plusieurs années à limiter ces contrôles judiciaires, pour expulser même quand le droit n’a pas été respecté. Cela pose un vrai problème dans un État de droit. Ensuite, une expulsion ne peut avoir lieu que si le pays d’origine accepte de recevoir la personne. Or, pour une partie des États, notamment en Afrique, l’intérêt est limité : l’argent envoyé par les diasporas dépasse souvent les montants de l’aide au développement. Le retour forcé des ressortissants peut être perçu comme une perte économique. Cela devient un enjeu de négociation entre gouvernements : aide au développement contre laissez-passer consulaires. Les tensions actuelles entre la France et l’Algérie l’illustrent bien. À tout cela s’ajoute une dimension spectaculaire. Déployer 4 000 policiers, tenir une conférence de presse à la gare du Nord, mettre en scène la fermeté… Cela participe d’une politique de dissuasion qui vise autant les personnes déjà présentes que les candidats au départ. Les effets sont très concrets : certaines des personnes que j’ai rencontrées m’ont confié avoir évité les transports ou certains lieux pendant des semaines, alors même qu’elles n’avaient pas été contrôlées. Ce qu’on voit surtout, c’est un renforcement de la fragilité. Les gens ne rentrent pas, car les conditions du retour ne sont pas réunies. Mais ils vivent de plus en plus sous la menace, avec un quotidien resserré par la peur.

Dans vos recherches, vous avez retrouvé la trace de 307 personnes, dont seulement 9 femmes. Comment expliquer une proportion si faible ?

Il ne faut pas en déduire que les femmes migrent moins. Aujourd’hui, il y a autant de migrantes que de migrants. La différence tient plutôt au fait que ce sont majoritairement les hommes qui sont arrêtés. Les associations intervenant en rétention rappellent que 97% des places en CRA sont masculines. Cela tient en partie au stéréotype qui structure encore le regard institutionnel : celui de l’homme venu seul travailler en France pour envoyer de l’argent, figure héritée des décennies précédentes. C’est ce regard qui oriente les contrôles de police. Dans un projet de recherche dirigé par Michel Agier sur la crise migratoire de 2015, on observait déjà que les femmes seules n’étaient pas accueillies de la même façon : elles étaient vues comme des victimes, quand les hommes étaient perçus comme une menace.

Parmi les personnes que vous avez suivies, certaines histoires se sont-elles bien terminées ?

Toutes ont fini par être régularisées. Je me souviens d’un interlocuteur me disant, la veille d’un entretien à l’Ofpra : « Je sais que je les aurai, ces papiers. La question, c’est quand ? » Cela résume bien cette politique du temps que j’évoquais : si ces personnes ne sont pas expulsées, leur présence prolongée finit souvent par conduire à une régularisation. On peut dire que cela « se termine bien ». Mais la régularisation ne met pas fin aux difficultés. Je consacre mon dernier chapitre à cette déception post-régularisation. Car après la vie de sans-papiers, il y a la vie d’immigré, faite de nouveaux obstacles, et de la complexité de construire sa vie entre un « ici » et un « là-bas ».