Les enjeux
Pendant plus de deux siècles, l’administration coloniale de la Réunion est confiée à la Compagnie Française des Indes, où des dizaines de milliers d’esclaves sont transportés depuis le continent africain. Lorsque l’esclavage y est aboli en décembre 1848, l’île compte alors plus de 60 000 esclaves. Jusqu’à sa départementalisation en 1946, la Réunion reste une colonie française et adopte une nouvelle forme de servage (appelée l’engagisme). Aujourd’hui, c’est un territoire qui compte une grande pluralité de religions (le catholicisme, l’hindouisme, l’islam et le bouddhisme font partie des majoritaires), de rites et de traditions culturelles. Comme dans tous les anciens territoires colonisés, la population réunionnaise en subit encore les stigmates, comme l’enseigne très bien cet article de Marine Haddad et dont Lisbeth recommande la lecture. En 2019, la délégation réunionnaise du Refuge a mené une enquête auprès de la population homosexuelle locale, afin de mettre en lumière le vécu et les discriminations à l’égard de la communauté gay réunionnaise. Si le rapport affirme que « la perception de l’homosexualité à la Réunion semble s’améliorer au fil des années, notamment chez les générations les plus jeunes. », les données recueillies laissent entrevoir le travail de déconstruction des stéréotypes et de lutte contre les discriminations qui reste encore à faire. Quand 58% des répondants affirment avoir déjà été victimes d’homophobie, 79% d’entre eux confient qu’il leur est difficile, voire impossible, de vivre leur homosexualité dans l’espace public. L’étude met également en avant le poids de la famille et des religions dans ces discriminations qui entretiennent une culture du non-dit et la peur du rejet. Ainsi, 53% des répondants déclarent que parler d’homosexualité avec leur mère est difficile voir impossible, et 69% d’entre eux déclarent la même chose vis-à-vis du père. Face à ces constats, les acteurs locaux se mobilisent. Le 30 septembre dernier, le Comité opérationnel de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (CORAH) s’est réuni afin de définir un plan d’actions pour lutter contre les discriminations. Parmi les associations présentes figurait Requeer, dont l’enjeu principal est de visibiliser et rendre plus accessible les luttes LGBTQIA par le prisme décolonial à la Réunion.
L’initiative
C’est lors d’un voyage en Europe que je me suis rendu compte que j’étais racisé.
À 24 ans, l’artiste et activiste réunionnais Brandon Gercara a créé Requeer dans le cadre de son projet d’étude à l’École supérieure d’Art. L’idée lui vient à la suite d’un voyage à Bruxelles. Né d’une mère zorey (issue de l’Hexagone, en créole) et d’un père réunionnais, iel* se définit comme « homosexuel cisgenre* fluide » et raconte faire face à une absence d’espaces intersectionnels* sur l’île. « Il y a des associations contre le racisme et d’autres contre les LGBTQIAphobies*. Mais dans celles-ci, les émancipations sont d’abord une question blanche. Or, les personnes les plus précaires dans les communautés LGBT sont les réunionais-es, et plus largement les personnes racisées*. », explique l’artiste, avant d’ajouter : « Les luttes LGBT et antiracistes sont encore trop souvent séparées, alors que les oppressions racistes et LGBTphobes ne sont pas vécues séparément. » Aujourd’hui, Brandon Gercara travaille au musée FRAC (Fonds régional d’art contemporain) de Saint-Leu et en tant que chercheur associé aux Beaux-Arts. L’artiste explique s’être retrouvé dans cette formation « un peu par hasard » et qu’elle lui a permis d’appréhender son identité grâce à la culture queer et d’y découvrir des artistes comme Samuel Fosso, Zanele Muholi ou encore Julie Crenn, historienne, critique d’art et commissaire d’exposition. « Mais les institutions culturelles sont des lieux de pouvoir et élitistes qui reproduisent des schémas de domination. »
La vulgarisation scientifique comme moyen d’émancipation
Requeer est à la fois un espace d’archives, de recherches, de visibilisation et de réflexion. Brandon Gercara explique l’importance de vulgariser la recherche (sociologique, politique, philosophique…) auprès du plus grand nombre. « J’essaie de sortir les savoirs scientifiques de leur aspect froid. C’est de la réappropriation. » iel s’inspire notamment de la pratique du lipsync (synchronisation des lèvres) très présente dans les performances drags. « Au lieu de performer sur une chanson de Mariah Carey par exemple, on le fait avec des textes de recherche. » Brandon Gercara a ainsi performé des textes de la féministe décoloniale Françoise Vergès. « En incarnant un modèle, on donne de la force d’évocation au texte. » La plateforme réutilise également les palettes en bois reçu via les marchandises qui sont acheminées jusqu’à l’île chaque jour par bateau. « Pendant les manifestations des gilets jaunes, les bois palettes étaient utilisés pour faire des abris sur les ronds-points et des barrages. Je réutilise ce matériau car il témoigne de tout ce discours populaire et contestataire. » Le bois palette est utilisé dans la construction de tables hautes où des questions comme « qu’est-ce que la colonialité ? » sont inscrites en pyrogravure. Le but est d’engager une sociabilité et d’intégrer le public en tant que collaborateur.
Le savoir scientifique et universitaire s’appuie traditionnellement sur un rapport hiérarchique et vertical de l’apprentissage. À Requeer, on cherche à créer l’inverse.
« Fabriquer notre kwir créole »
Aujourd’hui, une quinzaine de personnes sont membres de l’association. Pour Brandon Gercara, Requeer est avant tout une œuvre. En créole, queer* s’écrit kwir. « Il s’agit de s’interroger sur comment fabriquer notre kwir créole ? » iel prend l’exemple du tiers-lieu parisien et engagé La Colonie, financé exclusivement par ses activités afin de ne pas dépendre des subventions dans une optique de décolonialité et de rapport critique aux institutions de pouvoir. « Les schémas de domination entre personnes blanches et racisées au sein de la communauté LGBTQIA+ sont visibles. », explique l’artiste qui donne l’exemple des espaces de rencontres entre gays sur certaines plages, telles que la Souris Chaude. « Les corps qui se cachent sont toujours les mêmes. Ce sont les réunionnais et les personnes racisées dans leur ensemble qui font semblant de pêcher et qui fabriquent des stratégies pour se cacher. »
Ici, il n’y a pas d’anonymat. Si quelqu’un est outé* en tant que gay, ça fait le tour de l’île très vite.
Brandon Gercara poursuit : « À cela s’ajoute un gros tabou dans un contexte post-colonial. La prise de territoire par les blancs, qui perçoivent cet espace comme un dû, comme dans tous les anciens territoires colonisés. » Requeer est un jeu de mots avec require qui signifie réclamer en anglais. « Ça veut aussi dire refaire, redéfinir. Il s’agit de territorialiser le queer qui est anglais à la base. », ajoute Brandon Gercara. Le préfixe re est aussi celui de la Réunion. Le terme queer (bizarre, en anglais) quant à lui, est souvent utilisé comme un mot-parapluie recouvrant toutes les identités de genre et les orientations romantiques et sexuelles non conformes à la norme. Mais c’est aussi un mot avec une portée très politique. « Tout le monde a sa propre définition du queer et c’est très intéressant. Pour moi, le queer c’est ce qui vient interroger nos fonctionnements dès lors qu’on exclue les regards de dominations dans nos vies. C’est un état d’esprit plus qu’une identité qui peut parfois enfermer. »
Soutenez Lisbeth !
Des reportages longs-formats et des initiatives féministes qui transforment la société.