Franchement, j’aimerais pas devenir comme vous, dans un fauteuil, ce serait mon pire cauchemar.
Ce samedi 28 septembre, la kermesse de Radio Pikez bat son plein sur la place Guérin dans le centre de Brest. Une vingtaine de personnes sont rassemblées sous un chapiteau. Armel Guéguen, 32 ans, se tient face à son public sur l’estrade, tête baissée. La conférence gesticulée commence, des extraits audios sont diffusés : « De toute façon vous les handicapés vous avez la vie facile, tout le monde pour vous aider, vous bossez pas, vous vivez d’aides sociales. » ; « Franchement, j’aimerais pas devenir comme vous, dans un fauteuil, ce serait mon pire cauchemar. » Armel Guéguen a demandé à certains de ses amis d’enregistrer ces phrases, entendues le plus souvent de la bouche d’inconnus dans la rue. Pendant environ deux minutes, la bande-son délivre les phrases assassines et les clichés violents. Lorsqu’elle s’achève, le conférencier relève la tête et commence son récit. À l’âge de onze ans, Armel Guéguen apprend par son père la maladie orpheline et génétique qui touche plusieurs membres de sa famille : « J’ai vécu avec une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Je savais qu’un jour je serai dans un fauteuil, mais je ne savais ni quand, ni comment la maladie se manifesterait. » Petit à petit, sa santé se détériore. Un soir, il fait sa première sortie en fauteuil roulant à l’occasion d’un bal folk avec des ami-e-s. Lui qui adore danser, il ressent à un moment le besoin de récupérer et se fraie péniblement un chemin dans la foule jusqu’à son fauteuil. Un peu plus tôt dans la soirée, une inconnue l’avait vu faire des aller-retours entre la piste de danse et son fauteuil roulant, et l’avait insulté une première fois. « Je retourne donc m’asseoir et je m’apprête à rentrer lorsque je tombe une fois de plus sur cette femme, qui là, m’humilie publiquement en m’insultant et en prenant tout le monde à témoin sur mon “faux handicap”. Elle m’a dit : “soit t’es handicapé, soit tu ne l’es pas”. » C’en est alors trop pour Armel.
Je me suis relevé tant bien que mal de mon fauteuil, et de rage, je me suis agrippé à son col et on est tombés par terre.
« Soit des super-héros, soit des moins-que-rien. »
Cette première sortie en fauteuil est assez traumatisante, et à celle-ci va se succéder de nombreuses autres : « En concert, une meuf voulait absolument que j’aille devant, mais moi je ne voulais pas, j’étais bien là où je me trouvais, j’écoutais la musique, je kiffais mon concert. La femme n’a rien voulu entendre, elle voulait que je passe devant à tout prix, et même que les gens me portent ! Je me suis défendu, je ne voulais pas qu’on me touche moi ou mon fauteuil, et c’est parti en baston, la meuf s’est énervée. » Ces attitudes de « sauveur », Armel les connait bien. On dit que l’Enfer serait pavé de bonnes intentions. Armel possède des dizaines d’anecdotes sur des personnes qui deviennent violentes, parfois physiquement, dès lors qu’on leur refuse leur casquette de sauveur ou de sauveuse. « Le problème, c’est qu’aux yeux de la société, on est soit des super-héros, soit des moins que rien. » Le Téléthon est rapidement cité à titre d’exemple. « Comme par hasard, le Téléthon a lieu en décembre, mois de la charité, de la pitié et de la bonne action. En dehors de cet événement, on ne s’intéresse à nous qu’en période électorale. » Sa conférence gesticulée s’articule autour de trois axes : la discrimination économique ou la « mise en handicap » des personnes par la société, comme insiste Armel à le formuler ; l’exclusion et le manque de vie sociale, et l’invisibilisation ou « la fameuse cape d’invisibilité, comme celle d’Harry Potter mais en beaucoup moins cool. », sourit Armel.
C’est comme si on avait besoin de demander l’autorisation à la société pour pouvoir vivre.
Évidemment, les handicaps sont multiples. « Je ne peux parler que de ce que je connais, mais il existe des tas d’autres handicaps. », souligne Armel. Le sien nécessite un fauteuil, qui lui a coûté 3500 euros et pour lequel il s’est endetté pendant deux ans et demi. « La sécu me l’a remboursé à 700 euros environ. Je vais bientôt devoir m’en acheter un autre à 8000 euros, avec un petit moteur électrique. Avec celui que j’ai à l’heure actuelle, je me suis déjà pété le dos… » Il raconte les galères pour prendre le bus, sortir de chez lui. « Je n’ai plus de vie sociale depuis que je n’ai plus de voiture. Je suis dépendant de tout le monde. L’ironie, c’est que j’ai un arrêt de bus en bas de chez moi, mais je ne peux pas monter dans le bus avec le fauteuil. » Le sentiment d’isolation est renforcé par le difficile accès au logement, notamment lié au quartier dans lequel il a dû emménager. « Je suis dans un lotissement de “plein pied”, avec des vieux et d’autres handis. C’est ce qu’on appelle la ghettoïsation. On est tous placés dans les mêmes quartiers. Dans mon cas, le lotissement est situé entre un chemin de fer et une maison de retraite. Au moins, on pourra pas dire qu’on ne nous laisse pas le choix… », ironise Armel. Les rails ou le mouroir. Lui qui adorait son ancienne vie de quartier, se rendre au bistrot pour y saluer les copains, discuter avec les habitué-e-s, échanger des nouvelles sur la famille, assène, amer : « Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai été au ciné. Des fois, je passe trois, quatre jours sans dire bonjour à quelqu’un. Souvent, la seule personne que tu vois dans ta semaine, c’est ton kiné. » Kinésithérapeute, médecin, aide à domicile… Il raconte le va-et-vient du personnel médical et paramédical. « Chez toi, c’est pas vraiment chez toi. Tu y perds ton intimité. Ils voient tes photos, tes posters, tes vêtements, l’intérieur de ton frigo. Ils peuvent deviner tes goûts, ton mode de vie et même tes opinions politiques. »
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Le plaisir de la scène
C’est la deuxième année consécutive qu’Armel Guéguen tient sa conférence gesticulée. L’année dernière, il l’a joué onze fois dans toute la Bretagne et jusqu’à Angers. Pour cela, il a bénéficié d’un accompagnement de 6 mois avec la société coopérative (SCOP) d’éducation populaire “Le Contrepied” à Rennes. « Ça m’a donné confiance en moi, une place, un rôle, quelque chose pour lequel je suis utile. » La conférence gesticulée lui fait découvrir un intérêt pour le plaisir de jouer, suffisamment pour lui donner envie de commencer le théâtre. « Je suis toujours un peu malade avant chaque représentation, mais une fois sur scène, qu’il y ait beaucoup de monde ou peu de personnes ça ne change rien, c’est toujours du plaisir. » Après l’obtention d’un baccalauréat littéraire, Armel affirme avoir eu « un parcours chaotique. Je ne savais pas quoi faire avec mon diplôme. » En 2014, il renoue avec le milieu militant qu’il avait perdu de vue et rejoint la Confédération nationale du travail (CNT). Par la suite, il co-créé le Collectif anticapacitiste de Morlaix. Aujourd’hui, les projets sont là. L’envie aussi, surtout. « Plus je m’investis, plus je me rends compte qu’il y a des choses à faire. J’aime bien aller là où je ne suis pas attendu. Comme un musicien qui ne va pas se contenter de jouer uniquement devant des convertis. J’écrirai peut-être une deuxième conférence gesticulée, peut-être même un livre, par exemple un recueil… J’écris de la poésie… » Plusieurs écoles du pays de Brest l’ont d’ailleurs contacté pour qu’il intervienne auprès de scolaires en 2020.
Dans une conférence gesticulée, tu peux pas te planter dans ton texte. Le récit c’est toi, ton vécu.
La conférence terminée, le public applaudi, certaines personnes viennent à sa rencontre pour discuter, partager leurs expériences. « J’ai de bons retours. Ceci dit, il y a quand même un paradoxe auquel je fais face : je n’ai pas envie d’être assigné au rôle du mec handicapé qui ne parle que de ça. Je ne suis pas défini que par ça, mais malgré moi, j’ai parfois l’impression d’y être un peu enfermé. » Le paradoxe est récurrent dans la sphère militante et ailleurs, car les personnes concernées sont toujours les mieux placées pour prendre la parole sur les discriminations qui les oppriment, mais elles ne se réduisent pas à cela pour autant. En attendant, Armel Guéguen prend plaisir à raconter, jouer, militer. Et nous, à l’écouter.