Les enjeux
Depuis 2005, la France a été condamnée 5 fois par le Conseil de l’Europe pour son manque d’intégration et de scolarisation des enfants autistes. En 2017, la rapporteuse à l’ONU Catalina Devandas-Aguilar avait fourni un rapport sur la situation des personnes handicapées en France après avoir enquêté pendant dix jours auprès d’associations, d’établissements, d’écoles, d’hôpitaux… Lors du rendu, elle a fustigé les pratiques françaises en matière de prises en charges des personnes handicapées, en déplorant que ces dernières soient souvent traitées comme « des objets de soin et non des individus de droits ». Dans son rapport final, l’experte onusienne pointe également la situation des personnes autistes en France. Elle y déplore, entre autres, le manque de personnel formé pour « bien prendre soin des personnes autistes sans traitements inhumains » et que les personnes autistes et/ou avec des problèmes d’apprentissage soient souvent privées de leur droit à prendre des décisions (administration de traitements sans leur accord par exemple.) Ces situations sont pourtant contraires à la Convention sur le handicap que la France a signé en 2010.
L’autisme, de la psychiatrisation à la politisation
L’autisme concernerait environ 100 000 jeunes de moins de 20 ans et près de 600 000 adultes, mais ces derniers ne seraient qu’environ 75 000 à être identifiés à l’heure actuelle, selon un rapport de la Cour des comptes de 2018. Pour établir un diagnostic d’autisme, les médecins s’appuient sur : la Classification internationale des maladies (CIM-10), ou le Diagnostic and statistical manual of mental disorders (DSM-5). Ces deux manuels utilisent des méthodologies différentes pour établir un diagnostic, et les termes employés ne sont donc pas les mêmes selon l’outil exploité. Pour mieux comprendre ce qu’est l’autisme, le militant et vidéaste Alistair Houdayer l’explique très bien dans cette vidéo. La reconnaissance de l’autisme dans le champ psychiatrique est généralement attribuée à Léo Kanner et Hans Asperger, tous deux psychiatres dans les années 1940. Leurs travaux, encore largement cités en références aujourd’hui, ont fait l’objet de plusieurs critiques et remises en cause. Il est de notoriété publique que le docteur Hans Asperger était un adepte du nazisme et qu’il a travaillé en collaboration avec le Troisième Reich en envoyant près de 800 enfants « indignes de vivre » selon les critères eugénistes nazis, à la clinique viennoise Am Spiegelgrund, dans laquelle ces derniers étaient condamnés à mort. Ces faits ont contribué à l’émergence de critiques (y compris dans la communauté scientifique) concernant la classification des individus, qui n’est jamais neutre mais toujours socialement et historiquement située. À partir des années 1980, des personnes autistes ont commencé à s’organiser politiquement pour faire face à la pathologisation de leurs identités. Pour comprendre les origines et l’émergence de la culture autistique jusqu’à l’apparition du mouvement politique de la neurodiversité* à partir des années 1990, nous vous recommandons cet article du CLE Autiste.
Enfin, sur le plan méthodologique cette fois, des critiques beaucoup plus récentes ont mis en avant que les recherches sur l’autisme se sont basées sur des sujets masculins, occultant ainsi les manifestations autistiques chez les femmes et les personnes non-binaires*. En effet, l’autisme se traduit différemment selon le genre assigné à la naissance d’une personne, en raison des biais culturels de genre. Les femmes sont donc nombreuses à passer sous le radar du diagnostic, et beaucoup sont diagnostiquées sur le tard. Et elles ne sont pas les seules, puisque des études américaines et britanniques révèlent que les personnes racisées sont également l’objet d’erreurs et/ou de sous-diagnostics, notamment en raison de la stigmatisation de ces communautés et des préjugés racistes dont elles sont victimes.
L’initiative
Pendant des années, je pensais que j’étais seule, mais qu’à la fois, tout le monde était comme moi.
Delphine Montera a grandi à Marseille. Elle consacre ses études au cinéma ainsi qu’à la philosophie avant d’emménager à Paris où elle vit depuis. Diagnostiquée autiste en octobre 2019, cette quarantenaire explique s’être toujours sentie différente. « Très jeune j’ai ressenti du rejet. L’entrée au CP a été un tournant dans ma vie car j’y ai vécu une énorme pression pour me faire entrer dans le moule. J’ai commencé à prendre du poids durant cette période. Ma maîtresse me harcelait en raison de ma différence et me faisait des réflexions stigmatisantes sur mon poids. » À 15 ans, elle tombe amoureuse de sa meilleure amie. « Un jour, ses parents nous ont surprises dans sa chambre, ça s’est très mal passé. Ils nous ont interdit de nous revoir. Du coup, j’ai mis ça de côté et je me suis conformée à l’hétérosexualité pendant des années. » Quand elle arrive à Paris, elle enchaîne les contrats à durée déterminée. « C’était difficile de trouver un travail qui me convienne en dehors du cinéma. Et même dans ce secteur, c’est un milieu qui fonctionne avec ses codes, son réseau… » À l’âge de trente ans, elle divorce de son mari et fait son coming-out lesbien. « À cette époque, j’ai commencé à remettre en question pas mal de choses. Mais malgré mon coming-out et ma perte de poids, je me sentais toujours en décalage, même par rapport à mes amies, toutes hétérosexuelles et neurotypiques. Je dois beaucoup au livre « La Pensée Straight » de Monique Wittig. » De fil en aiguille, elle s’interroge sur l’autisme et s’identifie à certains témoignages trouvés ici et là sur la toile.
C’est Wittig et sa grande rigueur philosophique qui m’ont permis de comprendre que le problème, ce n’est pas ce que je suis. Le problème vient toujours de la norme.
Elle entame alors un parcours diagnostic en libéral. À l’issue de son diagnostic, la praticienne lui propose une thérapie comportementale. « En gros, si l’on est hypersensible au bruit, on te dit d’écrire pendant que la médecin fait du bruit tout autour de toi. Pour l’hypersensibilité au toucher, elle m’a proposé de me caresser avec une plume. » Pour Delphine, il n’est pas question d’y consentir. « Non seulement c’est complètement ridicule, parce qu’il y a peu de chance dans ma vie pour que j’ai besoin de me faire caresser par des plumes, mais en plus c’est violent. J’étais la première adulte qu’elle recevait, ses autres patients sont des enfants. Comment un enfant s’oppose à ce genre de choses ? On leur demande de se sur-adapter à des normes qui ne leur conviennent pas et on appelle ça de la thérapie. Je le lui ai dit, elle m’a avoué n’avoir jamais réfléchi à la question. Elle appliquait juste sa formation. » Le diagnostic est une étape à la suite de laquelle « tu refais toute ton histoire. » Et le sentiment d’illégitimité – la fameuse expérience de l’imposteur – peut, lui aussi, pointer le bout de son nez. « Quand j’ai entamé mon coming-out lesbien, je me demandais si j’étais assez gouine. Ce fut la même chose avec l’autisme. Mais ça m’énerve que cette légitimité dépende de personnes qui ne comprennent pas ce que je vis et qui se basent sur un DSM (manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux, NDLR). »
C’est très compliqué d’identifier en soi-même ce qui relève de l’autisme. Les listes des traits autistiques qu’on trouve partout sur internet sont assez clichées et ne permettent pas de comprendre ce qui se joue en nous.
Début 2020, Delphine Montera a lancé un appel à participation et organisé une rencontre dans le cadre d’un projet documentaire sur les identités autistes et queer*. « J’ai pu rencontrer des personnes autistes très différentes, ce qui est important si on veut tordre le cou aux clichés. Je ne ferai pas intervenir les personnes face caméra comme dans un documentaire traditionnel, j’aime beaucoup la fiction et je vais m’en inspirer. » Mais c’est sans compter sur le covid qui a retardé le projet. En attendant, elle continue d’y travailler via l’écriture d’un livre. « La crise sanitaire et les confinements ont rendu le système neurotypique et ses mécaniques beaucoup plus visibles. J’en développe une pensée critique, sur comment nos sociétés modernes sont incapables de penser leur vulnérabilité, par rapport à la maladie notamment. » La neurotypie, c’est l’ensemble des normes qui régit les interactions sociales et qui sont le produit d’un système culturel. « Les personnes dites neurotypiques ne le sont pas du fait de leur fonctionnement neuronal, ce serait une définition essentialiste. Il s’agit plutôt de personnes qui se conforment au système politique neurotypique. Si une personne neurotypique a un comportement validiste* de merde, cela n’a rien à voir avec ses connexions neuronales. » Les espaces militants féministes et queer n’échappent d’ailleurs pas à cette critique, puisqu’ils reproduisent eux aussi des normes et de la violence issues de la société patriarcale, raciste, validiste, LGBTIAphobe et capitaliste. « Je suis en colère que le féminisme ne s’empare pas assez du champ des émotions. On ne questionne pas suffisamment la binarité « émotionnel versus rationnel » qui est, là encore, un produit du patriarcat. On privilégie le second au détriment du premier, comme s’il était possible de se couper de nos émotions. » En attendant de pouvoir reprendre son projet de documentaire, Delphine Montera continue de publier des posts sur le sujet sur son compte Instagram.