Les enjeux
L’extrême-droite fut précurseuse sur internet. Dans leur livre La Fachosphère. Comment l’extrême-droite remporte la bataille du net, les journalistes David Doucet et Dominique Albertini rapportent que le Front national fut le premier parti politique à avoir eu un site internet, en avril 1996. Ils furent également les premiers à se doter d’un serveur sur minitel en 1985 (3615 Natio), ou encore à utiliser l’audiotel. Du fait du traitement défavorable qui leur était réservé, le FN a toujours eu cette volonté de contourner les moyens plus traditionnels pour s’adresser à leur électorat. Ainsi, dans leurs meetings, les membres du Front national distribuaient des cassettes VHS afin que leurs militants puissent s’approprier leurs discours sans le filtre médiatique.
La « réinformation », késako ?
Ce terme fut développé par Jean-Yves Le Gallou, ancien cadre du Front national. Dans cette interview accordée à l’Express en 2014, celui-ci expliquait en ces termes le concept de « réinformation » : « Le politiquement correct s’impose au monde politique, administratif et intellectuel à travers les médias traditionnels. Le principe de la réinformation c’est donc de donner des informations et des points de vue alternatifs face à cette censure. L’expression « grand remplacement », par exemple, est entrée dans le vocabulaire courant grâce aux médias alternatifs. » Plus récemment, Jean-Yves Le Gallou – qui est aussi à l’origine de l’expression «préférence nationale », chère à l’extrême droite depuis les années 1980 – est devenu le conseiller politique d’Éric Zemmour en 2022. Streetpress avait dressé ce portrait de celui qui fait figure d’intellectuel incontournable par l’extrême droite identitaire. De nos jours, sur internet, les médias dits de «réinformation » pullulent. Des sites régionaux comme BreizhInfo en Bretagne, ou des sites nationaux comme FdeSouche (plus gros site de la réinfosphère en France), Boulevard Voltaire (créé par Robert Ménard), ou encore des médias surtout présents sur Youtube, comme TV Libertés ou Livre Noir. Les thématiques privilégiées sur ces sites sont toujours les mêmes : immigration, insécurité, complotisme… Le site des Debunkers de hoax propose cet annuaire pour s’y repérer. À cela s’ajoute les médias d’extrême droite qui ne font pas partie de la réinfosphère : des YouTubeurs – notamment identitaires – comme Julien Rochedy ou Papacito, à des médias traditionnels vecteurs de l’idéologie d’extrême droite, tels que Valeurs Actuelles, CNews (et le groupe Bolloré dans son ensemble), Sud Radio… Mais également des médias de droite, voire ancrés plus à gauche, et dans lesquels l’extrême droite s’infiltre de plus en plus.
Qu’est-ce que la désinformation ?
Substituer l’idéologie à l’information : ainsi serait-on tentés de résumer le concept de désinformation (hoax, chez les anglo-saxons). Plusieurs personnes ont apporté leur définition. Dans son livre Santé, science, doit-on tout gober ?, le journaliste scientifique Florian Gouthière la définit ainsi : « un processus aboutissant à l’intégration, par un public, d’information distordues, incomplètes ou fausses (avec des conséquences éventuelles sur certaines de ses décisions futures), ces altérations trouvant leur origine dans une démarche volontaire, [c’est-à-dire dont l’objectif est] de tromper. » Selon lui, il s’agit d’un processus, car les internautes peuvent se faire le relai de ces fausses informations, et participent ainsi (parfois sans en avoir conscience), à la diffusion de fake news. La désinformation s’apparente donc à de la propagande, et fait partie de l’arsenal rhétorique utilisé par l’extrême droite en ligne.
Dans un contexte de maximisation de l’audimat, les médias de masse uniformisent de plus en plus leurs offres, en proposant des programmes les plus fédérateurs possibles, qui mêlent jeu, divertissement, fiction, information… Et offrent ainsi aux annonceurs des audiences prévisibles, et donc monnayables. De nos jours, la plupart des internautes vont chercher à s’informer via les réseaux sociaux tels que Twitter, Facebook, Instagram, Youtube, mais aussi Google. Les algorithmes, qui se nourrissent de nos données personnelles, définissent les contenus auxquels nous avons accès en allant sur ces plateformes. Le but de ces algorithmes étant de « personnaliser l’expérience utilisateur », en proposant du contenu qui correspondent à nos goûts, mais aussi à nos idées politiques, et peuvent même prédire nos comportements. Cette hyper-personnalisation d’internet ne fait aucun cas des attentes diversifiées et plurielles en termes de contenus et d’information. Plusieurs lanceur-ses d’alerte (tels que Peiter Zatko, Frances Haugen, Ifeoma Ozoma…) ont déjà dénoncé les dérives des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), qui créent ainsi des bulles d’informations et un enfermement algorithmique. En 2016, la victoire très contestée de Donald Trump à l’élection présidentielle états-unienne avait permis de mettre en avant la responsabilité de Facebook et de Google (mais aussi de certains médias de masse) dans ce résultat électoral, notamment avec l’affaire Cambridge Analytica.
Internet et les réseaux sociaux représentent ainsi un véritable terrain de jeu pour les mouvances d’extrême droite qui souhaitent propager leurs idéologies. Les sites de « réinformation » d’extrême droite cités plus haut, désignent les médias traditionnels comme les principaux responsables de la désinformation. Ce faisant, ils peuvent ensuite dérouler leur stratégie de « réinfo » en exploitant les failles du système médiatique. Ainsi, certains sites vont exceller dans l’art de déguiser leurs idéologies, à grand renfort de confusionnisme. C’est le cas de l’OJIM, un groupuscule d’extrême droite déguisé en « observatoire de l’information médiatique » et qui a l’ambition d’être une sorte d’Acrimed ou d’Arrêt sur images à la sauce fasciste. Si quelques minutes passées sur ce site permettent d’identifier assez vite sa couleur idéologique, des journalistes, enseignant-es en écoles de journalisme ou militant-es de gauche ont déjà pu relayer leurs infographies sur les réseaux sociaux, sans se rendre compte qu’ils relayaient un site d’extrême droite. Le confusionnisme désigne l’ensemble de discours ou de stratégies qui entretiennent une confusion entre des idées d’extrême droite et d’extrême gauche. Dans son livre La grande confusion – Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, le sociologue Philippe Corcuff explique comment le confusionnisme sert aux mouvances d’extrême droite pour faire avancer leurs idéologies de manière masquée, afin de séduire en-dehors de leurs cercles de militants habituels.
Qu’est-ce que le complotisme ?
Dans son livre (à mettre entre toutes les mains), « L’Ère du complotisme », la professeure d’Histoire et spécialiste du complotisme Marie Peltier analyse : « Généralement, le complotisme se targue d’une intention noble: celle de nourrir et de défendre « l’esprit critique ». À cette fin, les idéologues du complot ont fait du doute leur principal moteur rhétorique, insufflant à l’individu l’idée qu’il ne doit plus rien croire de ce qu’il ne pourrait lui-même vérifier. (…) Le doute va devenir le carburant de systèmes de pensées se présentant comme « alternatifs » et voulant « rétablir la vérité ». (…) En face des certitudes assénées, parfois mensongères, et des manipulations récurrentes d’un pouvoir se sentant en position de force, le doute va devenir le principe fondateur de citoyens méfiants vis-à-vis d’une sémantique progressivement en perte de sens. (…) »
Dans sa nature même, le complotisme correspond à une réaction très humaine, s’esquissant comme une tentative de compréhension de réalités qui nous échappent.
L’Ère du complotisme – Marie Peltier
Si le complotisme a pris une tournure nouvelle avec l’arrivée d’Internet, il existait bien avant celui-ci. Dans l’imaginaire complotiste d’extrême droite, le « nouvel ordre mondial »est une expression qui revient souvent. Cette vidéo de La Chaîne Parlementaire (LCP) en fait remonter l’origine aux années 1950, quand l’extrême droite décrivait un complot international destiné à instaurer une tyrannie socialiste sur la planète. Au fil des décennies, de nouveaux variants viennent s’y greffer : les Illuminati, les francs-maçons, ou encore les Juif-ves. La mouvance QAnon, créée aux alentours de 2017, s’est faite connaître dans le monde entier avec la pandémie du covid-19. Cette mouvance défend l’idée qu’une guerre secrète aurait lieu entre Donald Trump (leur héros) d’un côté, et des élites implantées dans le gouvernement, les milieux financiers et médiatiques de l’autre qui commettraient des crimes pédocriminels, satanistes ou cannibales. QAnon fut en grande partie responsable de l’assaut du Capitole en janvier 2021, dans le contexte des contestations du résultat des élections présidentielles états-uniennes. Cet assaut – qui n’était ni plus ni moins qu’une tentative de coup d’État – fut mené par des milliers de partisans de Trump, parmi lesquels beaucoup affichaient des pancartes antisémites. Cette mouvance a su étendre son réseau en Europe, y compris en France. En avril 2023, des échanges sur la lutte contre le terrorisme d’extrême droite ont eu lieu à l’Assemblée nationale. Parmi les intervenant-es qui répondaient aux questions des député-es, le sociologue Erwan Lecoeur affirmait ceci, à propos de QAnon : « Il y a des réseaux qui ont été exportés des États-Unis, notamment par le biais des conseillers de Donald Trump. Il y a de plus en plus de liens entre les réseaux QAnon et l’alt-right américaine, et qui se développent grâce aux financements de nombreux milliardaires américains. (…) Il y a aussi une dimension complotiste de plus en plus puissante sur Internet, qui permet, à travers des fake news, de donner à voir un « nouvel ordre mondial », contre lequel il faudrait se battre. Ça nous rappelle la création du Front national avec Ordre nouveau. » Enfin, en juillet 2021, une note du service central du renseignement territorial (SCRT) a décortiqué la montée en puissance de la galaxie conspirationniste pro-Trump en France. Parmi ses leaders, Rémy Daillet, ancien du MoDem qui affiche aujourd’hui la volonté de lever une armée pour renverser l’État français.
L’initiative
Nous ne sommes pas le FBI de l’antifascisme. Nous sommes simplement des personnes expérimentées qui prenons le temps de surveiller l’extrême droite de manière approfondie.
Hervé*, 50 ans, est le doyen du collectif La Horde. Militant antifasciste depuis près de trente ans, il a participé à la fondation de celui-ci au début des années 2000. À ses côtés, Selma* (*prénoms d’emprunts), 18 ans, est quant à elle la benjamine du groupe. La Horde compte une dizaine de membres réparti-es dans toute la France et propose avant tout des services à destination des groupes antifascistes français, comme de la diffusion de matériel (autocollants, argumentaires, affiches, drapeaux…) et des interventions dans le cadre d’événements, comme pour le Festival du film antifasciste dont on vous parlait ici. « On est un collectif très décentralisé, avec des membres dispersés de l’Occitanie à Montreuil, en passant par la Vendée et la Picardie », explique Selma. « Notre but, c’est d’être au plus près des besoins des différents groupes antifascistes et d’y répondre. On essaie d’être à l’écoute de tout le monde, tout en restant impartial sur les éventuelles divergences d’opinions, ce qui n’est pas toujours simple. » Autre objectif de la Horde : donner des repères sur l’extrême droite grâce à des outils pédagogiques et compréhensibles de n’importe qui. « Sur notre site, on a une carte de France des groupes antifascistes. Il y a un malentendu fréquent, car des personnes pensent qu’il s’agit de sections de la Horde, alors que pas du tout. La Horde n’est pas un pôle fédérateur. » Selma complète : « Dans le milieu militant, on a une reconnaissance à travers l’ancienneté et le sérieux de notre travail. » Bénévoles, les membres jonglent avec leurs vies professionnelles et/ou de famille en parallèle. Pour autant, iels* se déplacent beaucoup dans toute la France, pour participer à des tables de presse et faire des présentations du jeu « Antifa ». « On compte une vingtaine de déplacements par an en moyenne », totalise Selma.
Internet a complètement été déserté et méprisé par la gauche dans les années 1990 et 2000. L’extrême droite a pu prendre une avance énorme qui ne sera jamais totalement rattrapée, je pense. Ils s’adaptent très facilement aux innovations.
Selon Hervé, l’extrême droite fut précurseuse sur internet car elle peinait à s’exprimer dans la rue. « Ils se sont vite rendus compte que c’était plus payant et moins risqué de se développer en ligne. Ce fut d’autant plus facile pour eux qu’ils ont bénéficié du mépris des milieux d’extrême gauche à l’égard des outils numériques, qui étaient considérés comme un truc de geek ou de « no life ». » De nombreux-ses militant-es fascistes se sont implanté-es sur Internet. C’est le cas de Youtubeur-ses, telle que Thaïs d’Escufon. De son nom complet Anne-Thaïs du Tertre d’Escœuffant, cette jeune militante de 23 ans fut porte-parole de Génération identitaire (GI) jusqu’à sa dissolution en mai 2021. Elle est condamnée à deux mois de prison avec sursis et 3000 euros d’amende pour injures publiques en septembre 2021, après avoir posté une vidéo sur sa chaîne, en lien avec l’opération anti-migrants menée par GI. Si elle est finalement relaxée un an plus tard, elle est de nouveau condamnée en octobre 2022 à huit mois de prison pour avoir participé à une violente intrusion dans le siège de SOS Méditerranée. « Les vidéos qu’elle fait sur YouTube fonctionnent très bien auprès de son audience. Elle délivre des propos non sourcés, avec des explications inventées, sans fondements… Le tout, avec une présentation très soignée, qui semble très sérieuse au premier abord », explique Selma. « La preuve que tu peux dire n’importe quoi, si tu le dis avec un air très convaincu et en parlant bien, y aura toujours plein de gens pour te croire.» La militante d’extrême droite totalise un peu plus de 100 000 abonné-es à sa chaîne, et elle n’est pas la seule dans la galaxie identitaire de YouTube et TikTok (on peut aussi citer Virginie Vota, Julien Rochedy, ou encore Estelle Redpill).
Ce sont toujours les mêmes arguments creux, fallacieux, superficiels. Schopenhauer l’explique très bien dans « L’Art d’avoir toujours raison » : l’important ce n’est pas la recherche de vérité, mais la dialectique employée.
« Leur credo se résume assez facilement : se renouveler en faisant toujours pareil », complète Hervé. « Leurs contenus agissent comme un miroir déformant de la réalité. Et le problème, c’est que beaucoup de gens s’en foutent que ça soit inventé. » Hervé donne alors l’exemple de la réalité alternative de Donald Trump.
Créer de la polémique, et renchérir toujours plus.
Ce qui compte pour eux, ce n’est pas que ce soit vrai factuellement, mais vrai en général. Autrement dit, vrai, mais dans le sentiment qu’ils se font de la réalité. Par exemple, s’ils veulent croire au grand remplacement, ils y croiront, peu importe le factuel.
Tous ces visages incarnant l’extrême droite en ligne se citent toujours les uns, les autres, en dépit des divergences qu’ils nourrissent entre eux. « Ils ont compris que ce n’est pas les compétences qui font qu’une personne va émerger dans le champ social, médiatique et politique, mais la validation par les pairs », affirme Hervé. « S’ils n’ont pas toujours d’entente politique, ils ont une entente stratégique. Ils se renvoient l’ascenseur, ils font des mises en scène de clash pour créer du buzz… » Ces nouvelles pratiques, générées par Internet, ont transformé le paysage de l’extrême droite en France. « Si on prend nos cartographies de l’extrême droite sur les dix dernières années, avant on avait essentiellement des organisations, aujourd’hui on a que des individus », commente Selma. « Ils sont très forts pour créer des polémiques, ce qui leur permet de se faire connaître. Ensuite, à force d’apparaître sur telle chaîne YouTube ou dans tel média, ils parviennent à s’auto-fabriquer une crédibilité. » Pour faire le buzz, il est nécessaire de recourir à la déformation de la vérité, voire à des fake news. « Tu ne peux pas faire le buzz avec un truc vrai », confirme Selma. « Les polémiques les font exister. Que serait un mec comme Damien Rieu sans Twitter par exemple ? Ce genre de militant est connu grâce aux buzz sur les réseaux sociaux. Dans la tête de ces personnes et de celles qui les suivent, un buzz, c’est toujours productif. »
La gauche à fait l’erreur de penser que la critique des médias était, par nature, quelque chose de progressif.
Les mêmes stratégies sont employées sur les plateaux de télévision. Créer de la polémique, et si celle-ci ne suffit pas à faire le buzz, renchérir toujours plus. « Là encore, les chroniqueurs d’extrême droite vivent beaucoup de la répression. Ils savent que les propos qu’ils peuvent tenir vont leur attirer des ennuis, mais c’est fait exprès. », développe Hervé. « Ils peuvent ainsi invoquer la liberté d’expression, et la fameuse phrase du « on ne peut plus rien dire ». Plus ils ont de l’argent, plus ils peuvent se permettre de multi-récidiver. Zemmour par exemple, qui est invité absolument partout, s’est retrouvé plein de fois devant les tribunaux, et il a en permanence des affaires judiciaires en cours. C’est pas compliqué : si ce qu’il dit ne tombe pas sous le coup de la loi, alors il en remet une couche. Si ça ne fonctionne toujours pas, il monte encore d’un cran. Ce qu’il veut c’est réhabiliter la façon de penser de l’extrême droite. » Ainsi, on alimente des discussions à la machine à café sur le lieu de travail, avec « l’impression d’être impertinent, celui ou celle à qui on la fait pas. » Hervé et Selma ajoutent : « Pour eux, l’extrême droite est une invention, un terme inventé par l’ennemi pour les faire taire. Et si on veut les faire taire, alors c’est qu’ils disent la vérité. » À ce stade, selon les militant-es de la Horde, une mise en garde s’impose : « L’extrême droite cherche à faire croire qu’elle est partout. Il y a un effet de saturation, créé par la répétition. Ça provoque comme une sidération chez l’ennemi, en l’occurrence, nous. Il faut qu’on se préoccupe de la banalisation de leur discours, tout en gardant la tête froide sur l’énorme illusion d’optique qu’ils arrivent à créer ! » Pour illustrer son propos, Hervé prend appui sur le résultat d’Éric Zemmour aux dernières élections présidentielles. « 90% de l’internet facho s’était rangé derrière lui. Il a fait un score de 7%. Certes, c’est 7% de trop. Mais c’est un bon exemple du miroir déformant dont on parle. Sur l’ensemble de la population, ces gens ne sont pas si nombreux. »
Comment lutter contre l’ED en ligne
(mais aussi hors ligne) ?
Selon la Horde, il est nécessaire de trouver le juste milieu entre ne pas minimiser l’extrême droite, sans pour autant rentrer dans la peur et la sur-estimer. « C’est pas toujours évident, mais l’extrême droite se valorise en suscitant la peur. Il faut essayer de ne pas rentrer dans leur jeu. » Hervé prend l’exemple du média Streetpress, qui consacre une newsletter hebdomadaire aux extrêmes droites depuis plusieurs années.« Au début, ils mélangeaient tout. Sauf que c’est le meilleur moyen pour entretenir de la confusion. Maintenant, ils ont su trouver ce juste milieu qui leur sert à dénoncer l’extrême droite, sans alimenter artificiellement ses polémiques. »
- Connaître son ennemi. « Il faut veiller à avoir une vraie attention antifasciste, et comprendre comment ces réseaux fonctionnent. L’avantage, c’est que, de leur côté, ils cultivent beaucoup de mépris à notre égard, ce qui fait qu’ils ne nous connaissent pas très bien. », explique Hervé. « Ça les éblouit aussi, parce qu’ils ont eu l’impression que tous les voyants étaient au vert pour eux en 2022, alors que pas du tout. Pareil en 2019 avec les gilets jaunes. Ils ont interprété ce mouvement comme une révolte du petit blanc, “du pays réel, de la France rurale et blanche », et ils étaient persuadés qu’ils allaient pouvoir récupérer les gilets jaunes. » Pour Hervé, surveiller l’extrême droite implique aussi de ne pas prendre ses militant-es pour des idiot-es. « Il faut veiller à critiquer leurs idées sans tomber dans la dévalorisation. Il s’agit de deux visions idéalistes – et antagonistes – du monde. Le monde idéalisé que souhaite l’extrême droite n’adviendra jamais, mais celui auquel l’extrême gauche aspire, probablement non plus. Dans tous les cas, une société avec les deux, c’est pas possible. Et c’est pour cela que leurs idées doivent être combattues. » Selma insiste également sur le mépris : « Ces gens ne sont pas stupides. On combat mieux leurs idées en les prenant au sérieux, même si ça peut sembler paradoxal. »
- Ne pas chercher la visibilité à tout prix. Selon Selma, la recherche constante d’hégémonie et de visibilité à tout prix n’est pas constructif pour les milieux de gauche. Au contraire, selon elle, il faut miser sur la pluralité des contenus. « La force des militantismes de gauche réside sûrement dans leur grande diversité. En privilégiant la pluralité de contenus et en favorisant l’entraide entre les gros comptes, les gros médias… et les plus petites structures, on peut avoir un impact qui a du sens. Si à ton échelle, tu t’adresses à un public bien particulier, et que tu développes un point de vue très spécifique, même avec une petite communauté, tu ne brasses pas de l’air, bien au contraire ! » Hervé enchaîne : « À gauche, nous devons rester en phase avec nos valeurs. C’est plus difficile sur internet, où la communication est très inégalitaire. C’est très descendant, il n’y a pas de pensée en réseaux mais uniquement des robinets qui se déversent à toute vitesse. Du coup, pour nous, ça implique de ne pas forcément aller chercher le million de vues. »
- Ne pas reprendre à notre compte ce qui fonctionne pour eux. Enfin, un dernier conseil. « À gauche, on a une pluralité des modes d’actions que eux, n’ont pas. », certifie Selma. « On doit certes montrer qu’on tient la rue, mais aussi qu’on sait faire autre chose. »La militante prend l’exemple du mouvement des gilets jaunes. « En vrai, la majorité des gens en ont rien à foutre de l’immigration. Ils sont bien plus concernés par le prix de l’essence et le chômage. Sur Caen par exemple, au moment des gilets jaunes, les assemblées générales étaient organisées dans des endroits où se trouvaient un énorme squat qui logeait des personnes migrantes. » Selma raconte que la première assemblée générale créa un « choc des cultures. » « Des gilets jaunes ont pu faire preuve de racisme ordinaire*, notamment ceux qui n’étaient pas familiers avec les mouvements des squats. Mais très vite, les regards ont changé. Hors internet, les préjugés changent beaucoup plus facilement qu’en ligne. » Selma ajoute : « L’extrême droite a mal évalué le truc. Au lieu de s’interroger sur leurs erreurs, ils ont dit que la gauche était très forte pour manipuler les gens. L’islamo-gauchisme, tout ça. »
L’acceptation des pratiques autonomes dans le mouvement des gilets jaunes, leur a fait perdre tous leurs repères. Ils sont tombés de leur chaise. Ils ont une vision des mouvements sociaux qui est abstraite et déconnectée.
L’interview a été réalisée le 16 janvier 2023, soit au début du mouvement social contre la réforme des retraites. « Bien sûr, ils sont en embuscade sur les mouvements sociaux… La vigilance est de mise. Le propre de l’extrême droite, c’est d’avoir des solutions simples à des problèmes complexes. Pour les retraites par exemple, ils proposent de les financer en stoppant l’immigration. Alors qu’à gauche, on a des solutions complexes, même aux problèmes simples. Il y a donc toujours un gros travail de pédagogie et de sensibilisation à faire. » Le mot de la fin ? « Il faut qu’on fasse confiance à l’intelligence des gens. Sinon, l’extrême droite a gagné. »