Les enjeux
Savez-vous qui était Madeleine Pelletier ? Née en 1874, elle fut la première femme psychiatre de France. Féministe et communiste, elle a défendu toute sa vie le droit à l’avortement dans une perspective néomalthusianiste. Cette doctrine préconisait la limitation des naissances comme un moyen pour les prolétaires d’échapper à la misère et d’offrir une meilleure éducation à leurs enfants. Contrairement à la plupart des féministes l’époque, Madeleine Pelletier, tout comme sa consoeur Arria Ly, rejetaient l’amour libre ainsi que le mariage et prônaient une virginité militante. Toutes deux osaient porter les cheveux courts et s’habiller comme des hommes, sans demander la permission de travestissement nécessaire auprès de la préfecture de police ! Elles portaient chacune un revolver, revendiquaient le droit à l’autodéfense pour les femmes, et ont parfois défier des hommes en duel. Refusant ouvertement les relations hétérosexuelles et homosexuelles, Madeleine Pelletier a théorisé le célibat politique. Dans son livre « Le célibat, état supérieur », disponible à la lecture ici, elle écrit : « La liberté du célibataire a, il est vrai, pour contrepartie, la solitude. On a besoin de se sentir aimé, de confier à quelqu’un qui les partage ses déboires, ses chagrins et aussi ses joies, ses espérances. Le célibataire se dit que s’il était marié il pourrait trouver dans son conjoint un confident affectueux. Illusion très souvent. Dans le mariage ou le célibat, la solitude est la même. C’est en vain que le jour du mariage on adjure les époux de ne faire qu’un ; ils sont deux, rien à faire, et chacun reste enfermé dans son égoïsme. » Puis, quelques pages plus loin, elle ajoute : « Le célibat est l’état de l’avenir. Autrefois, la vieille fille ne restait telle que par l’effet de circonstances malheureuses mais aujourd’hui, à l’aurore de l’affranchissement féminin, nombre de jeunes filles, comprenant ce que sont pour la femme les réalités du mariage, renoncent à se marier. La femme ne croit plus trouver le bonheur dans l’immolation de sa vie à un homme : le prince charmant a perdu de son prestige. L’homme ne saurait plus être le dieu de la femme : bon ou mauvais, il n’est qu’un être humain ; souvent moins intelligent qu’elle ; parfois vulgaire et mesquin ; grossier et brutal. L’homme aime rarement la femme pour elle-même ; c’est pour lui qu’il l’aime (…) » En 1939, le climat politique français est très nataliste. Deux ans plus tôt, une brigade policière spéciale « anti-avorteuse » est créée dans le cadre de la répression des avortements clandestins et de la « propagande contraceptive. » Cette même année, Madeleine Pelletier est jugée pour avoir pratiqué un avortement. Mais, devenue hémiplégique deux ans plus tôt, il est admis qu’elle n’aurait pas pu le pratiquer. Malgré tout, le tribunal la juge comme étant « un danger pour l’ordre public » : elle est condamnée et internée en hôpital psychiatrique où elle meurt d’un accident vasculaire cérébral cette même année. Arria Ly, quant à elle, s’est suicidée deux ans plus tôt en 1934. À ce sujet, dans une lettre adressée à la syndicaliste Hélène Brion, Madeleine Pelletier avait d’ailleurs écrit : « Voilà comment en France on traite les femmes qui se distinguent au point de vue intellectuel : Arria Ly s’est suicidée, et moi je suis dans une maison d’aliénés. »
Du célibat politique…
Dix ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les enjeux liés à la libre maternité et à la contraception reviennent sur le devant de la scène politique française, cette fois par la planification des naissances. Le « Mouvement pour la maternité heureuse » voit le jour en 1956, avant d’être renommé « Mouvement français pour le Planning familial » en 1960. Dans la seconde moitié du XXe siècle, la « Révolution sexuelle », (ou « libération sexuelle »), permet des avancées sociales et des droits reproductifs. En France, la pilule contraceptive est légalisée en 1967, puis remboursée par la Sécurité sociale en 1974, soit un an avant la légalisation de l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG). C’est également à cette époque que l’asexualité politique commence à être théorisée dans les milieux militants. Si aujourd’hui, l’asexualité fait référence à une orientation sexuelle, ce n’était pas le cas dans les années 1970, date à laquelle les premières occurrences du termes sont connues. En 1972, est créé le Manifeste Asexuel (Asexual Manifesto), écrit par Lisa Orlando et diffusé dans les cercles féministes et lesbiens états-uniens. À l’époque, le terme « asexualité » renvoie davantage à un rejet de l’acte sexuel considéré par une partie des féministes comme un instrument du patriarcat. Une posture assez proche de celle défendue par Madeleine Pelletier et Arria Ly en leur temps.
… à l’asexualité militante
Aux débuts des années 2000, Internet permet aux premières communautés aromantiques* et asexuelles* (aro-ace) de se retrouver. L’Asexual Visiblity and Education Network (AVEN) voit le jour en 2001 aux États-Unis. Fondé par le militant asexuel David Jay, ce réseau regroupe quelques milliers de personnes se reconnaissant asexuelles. En 2005, l’Association pour la visibilité asexuelle (AVA) est créée en France. Le terme asexualité est alors employé pour définir une orientation sexuelle. Les personnes qui se définissent comme asexuelles ne ressentent pas ou peu de désir sexuel pour autrui, et ne souffrent pas de se passer de relations sexuelles. Comme pour toutes les orientations sexuelles (y compris l’hétérosexualité), il s’agit d’un spectre : chacun-e vit son orientation à sa manière. Enfin, contrairement à l’abstinence ou au célibat, l’asexualité ne se décide pas. L’aromantisme, quant à lui, est l’absence de désir romantique pour autrui. Les personnes asexuelles peuvent être aromantiques, ou pas (et vice versa.) Quand les médias abordent le sujet de l’asexualité, une étude de 1994 selon laquelle il y aurait 1% de personnes asexuelles dans le monde est souvent citée. Ce chiffre, d’abord relayé par la communauté asexuelle, a été démystifié par cette même communauté depuis. D’autres études ont tenté de mesurer le nombre de personnes asexuelles dans la population, et les chiffres sont toujours très différents d’une étude à l’autre. Cet article revient de manière approfondie sur cette question.
L’asexualité et la psychiatrie
La psychiatrie a toujours jouée un rôle important dans la normalisation de la déviance sociale, et la répression des identités considérées comme non-conformes à cette norme. En 1993, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) retire l’homosexualité de sa liste des maladies mentales, suivie par la transidentité* en 2019. En France, malgré la décriminalisation de l’homosexualité (1982) et le retrait de la transidentité dans la liste des maladies mentales de la Sécurité sociale (2010), les identités LGBTIA* continuent d’être pathologisées. Aujourd’hui encore, les personnes trans* qui souhaitent effectuer un parcours de transition ne peuvent le faire sans la permission des psychiatres. Dans le DSM-V, le manuel clinique états-unien qui sert de référence dans la communauté psychiatrique, le désir sexuel absent ou réduit, ou encore la diminution de l’excitation sexuelle sont considérés comme des troubles. Ces troubles font même l’objet d’une quantification, puisque le DSM indique qu’ils doivent être présents « dans au moins 75% des rapports sexuels et depuis plus de 6 mois. » Si des personnes peuvent souffrir d’un manque de désir sexuel ou d’excitation, l’envisager sous le prisme psychiatrique pose problème, puisque cela ne permet pas de prendre en compte les facteurs environnementaux et sociaux. Sur les réseaux sociaux, nombreuses sont les personnes asexuelles qui racontent avoir tenté de remédier à leur manque de désir ou d’excitation (ou les deux), mais sans succès, avant de réaliser que leurs souffrances venaient avant tout de la norme sociale. La pression exercée sur les individus pour se conformer aux normes sexuelles en vigueur dans notre société patriarcale, capitaliste et hétéronormative*, est vécue comme aliénante pour beaucoup de personnes, asexuelles ou non. Dans son livre « Désirer à tout prix », le journaliste et militant trans Tal Madesta écrit : « Cette oasis que je poursuis, ce n’est pas la sexualité, mais la conformation à une norme que personne ne parvient à suivre facilement. Car je crois que ce qui nous terrifie vraiment, c’est le stigmate dont peuvent être victimes celles ou ceux qui ne baisent pas ou peu, qui ne désirent pas ou peu, qui ne jouissent pas ou peu. Elles ne sont pas bien vues, les amours infertiles. »
L’initiative
La visibilité ne doit pas être une revendication en soi.
En études supérieures en Bretagne, Louison Rizzo raconte avoir accédé à son identité aromantique-asexuelle (aro-ace) vers la fin de son adolescence. « Mais ça ne m’a pas vraiment fait l’effet d’une “révélation”. » Depuis 2020, iel* tient un compte Instagram sur lequel iel fournit des analyses sociologiques et militantes sur l’asexualité, l’aromantisme ou encore les luttes anti-psychiatriques. iel explique sa démarche ainsi : « Les ressources proposées sur le sujet sont en grande partie insuffisantes. Elles sont désincarnées, calibrées, superficielles et tournent autour du fameux chiffre de 1%. » L’étudiant-e ajoute : « Ces ressources peinent à rendre compte de la diversité des personnes aro-ace, qui ne constituent pas un bloc monolithique. On est situé-es différemment sur la grille du genre, de la race, de la classe sociale, du handicap… » Quand on l’interroge pour connaître son avis sur le manque de visibilité de l’asexualité et de l’aromantisme dans le champ militant, y compris dans la communauté LGBTIA, Louison répond par plusieurs points : « D’abord, il y a une perte de la mémoire militante. Si je prends l’exemple de Madeleine Pelletier, elle a démenti de son vivant être lesbienne, en affirmant par ailleurs n’avoir jamais eu d’amant-es. Elle a aussi théorisé le célibat politique. Mais il y a un angle mort : on considère que l’asexualité n’est pas un vrai sujet. » Louison poursuit : « Aussi, la visibilité est devenue la principale revendication des mouvements asexuels. Je ne dis pas que la visibilité n’est pas importante, mais ça ne doit pas être un objectif à lui tout seul. On a besoin de développer davantage de théorie politique. C’est essentiel pour réussir à s’approprier son identité. »
Louison Rizzo ne se contente pas d’analyser l’asexualité et l’aromantisme, iel met aussi ces notions en corrélation avec les courants anti-psychiatriques, et propose une critique de la psychiatrie avec un regard asexuel et aromantique. « On entend souvent le discours : « L’asexualité n’est pas une maladie, mais ça peut quand même être le symptôme de quelque chose, d’un trouble… » On va chercher à savoir si ça ne vient pas d’un traumatisme dans l’enfance par exemple, donc quelque chose qu’il faudrait corriger, soigner. Ces discours montrent que les personnes asexuelles sont toujours à risque de la psychiatrisation. » Louison Rizzo rappelle que la naissance des courants anti-psychiatriques a vu le jour dans les années 1970, en parallèle des mouvements anti-carcéraux. « Il y a un vrai rapport de domination entre soignant et soigné. D’un côté, le soignant a le droit d’obliger les soins, d’interner. Le psychiatre peut imposer l’isolement ou encore mentir à son patient. À l’inverse, un patient qui refuse un traitement, c’est considéré comme du refus de soin ! » Louison déplore que les courants LGBTIA n’aient pas été plus loin dans cette critique. « Les luttes LGBTIA ont permis de décriminaliser l”homosexualité, mais elles se sont contentées de bouger la ligne pour quelques personnes, de déplacer le curseur. Plein de personnes continuent d’être jetées sous le bus.»
Il n’y aura pas de véritable libération de la communauté aro-ace, et, in fine, de toute la communauté LGBTIA, sans une remise en question politique du système psychiatrique.
Se définir en-dehors des possibles sexuels.
Louison s’appuie beaucoup sur les travaux de la sociologue Ela Prysblo et sur ceux de la chercheuse en études de genre Eunjung Kim. La première a réalisé un état des lieux de tous les travaux existants (médicaux, féministes, universitaires…) sur l’asexualité, pour ensuite interroger ce corpus avec un prisme féministe, afin de replacer ces questions dans un contexte patriarcal. Pour Louison Rizzo, ces travaux permettent aussi de « critiquer la démarche de l’Aven, parce que les membres de ce réseau sont à fond sur la performance d’une certaine sanité physique et mentale. En gros, ils jouent à fond la carte du « on est pas malades. » Et ils mettent aussi beaucoup en avant des couples hétéros et asexuels. » Or, pour Louison : « Certaines populations sont hors du champ sexuel. Les personnes handicapées par exemple, subissent une désexualisation. On ne donne pas de cours d’éducation sexuelle aux enfants en institutions, il y a aussi des stérilisations forcées qui sont pratiquées sur des personnes handicapées… Les personnes handies en institutions n’ont pas droit d’avoir un espace intime à elles. C’est soi-disant pour les protéger des violences sexuelles, mais en fait, le but est de leur retirer leur humanité. » Louison prend également pour exemple le refus de l’Assemblée Nationale d’ouvrir le droit à la PMA pour les personnes trans. « Les personnes trans n’étant pas considérées comme des sujets sexuels sérieux, on empêche de leur donner accès à des droits reproductifs. Il s’agit encore ici de désexualisation, ou d’asexualité imposée. » Louison dénonce des modes de psychiatrisation similaires pour l’aromantisme. « On va d’abord faire attention que ce ne soit pas le symptôme d’autre chose. Le problème, c’est toujours la psychiatrie. » Ainsi, pour Louison, l’émancipation des personnes aro-ace doit se traduire par un mouvement aro-ace plus radical, et qui incluerait les luttes anti-patriarcale, anti-validiste et anti-psychiatrie dans sa réflexion. « Ce sont les situations de domination qui créent la violence structurelle et sa légitimation, en psychiatrie, et dans la société de manière plus générale. Il nous faut construire des contre-pouvoirs et renforcer nos solidarités entre personnes minorisées. Il y a vraiment beaucoup à faire. »