Les enjeux
Le terme Françafrique désigne l’ensemble des dominations (politiques, économiques, militaires, culturelles…) qu’exerce la France sur les pays africains. Il s’agit du système politique et institutionnel, ainsi que de l’ensemble de réseaux plus ou moins opaques, qui permettent à la France de maintenir sa mainmise sur ses anciennes colonies. À l’heure actuelle, une dizaine de pays sont occupés (militairement et/ou économiquement) par la France en Afrique, dont : les pays du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad), la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo, le Nigeria, la Centrafrique, la Guinée, le Gabon, le Sénégal, la République Démocratique du Congo, l’Éthiopie ou encore Madagascar. La présence française en Afrique offre de nombreux intérêts, comme l’accès aux ressources telles que l’uranium, le pétrole, le coton ou les minerais. Elle permet également à la France de préserver son rang à l’Organisation des Nations Unies (ONU) (son hégémonie lui conférant une légitimité.) Enfin, de manière plus illégale, ça lui permet aussi de financer des campagnes politiques. De l’affaire Elf en 1994, aux accusation contre Chirac et Villepin en 2011, en passant par l’affaire du financement libyen de la campagne de Sarkozy de 2007 (et pour laquelle sept personnes sont toujours mises en examen aujourd’hui), le financement occulte des partis politiques français par des États africains est, depuis longtemps, un secret de polichinelle.
Le système n’est pas neuf, il est même typique de la Ve République, comme l’explique le livre L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique. Paru en2021, l’ouvrage de plus de 1000 pages a été rédigé par un collectif d’historien-nes, de journalistes et de sociologues. Lorsque la colonisation prend fin, la France conserve malgré tout son influence par de nombreux biais et installe des chefs d’Etats « amis » au pouvoir, en échange de contreparties. « Rien de tel, pour être considéré comme un « ami » de la France, que d’avoir été élevé et éduqué « à la française. » Les présidents amis sont tous passés par des institutions coloniales françaises : école, administration ou armée. »Par exemple, les anciens combattants de l’armée coloniale française Etienne Gnassingbé Eyadéma, Jean-Bedel Bokassa et Aboubakar Sangoulé Lamizana, deviennent respectivement présidents du Togo, de la Centrafrique et de la Haute-Volta (actuel Burkina Faso), les deux premiers accédant au pouvoir par des coups d’Etat. Ces traditions se perpétuent encore aujourd’hui. En 2020, Alassane Ouattara a été réélu pour un troisième mandat à la présidence de la Côte d’Ivoire, par l’intermédiaire d’élections truquées. Une fonction qu’il a obtenue pour la première fois en 2011, avec l’aide de la France. Pour maintenir ces « amis » au pouvoir, tous les coups sont permis : trucage électoral, coups d’Etat, assassinats politiques, soutien militaire via des accords secret défense… Les exemples ne manquent pas : de l’affaire Clearstream à l’Angolagate, en passant par l’assassinat politique en 1987 de Thomas Sankara, pour lequel le procès des meurtriers s’est terminé en mai dernier. Les soupçons de l’implication française dans le meurtre du chef d’Etat et révolutionnaire indépendantiste burkinabè pèsent toujours aujourd’hui, mais sont compliqués à prouver, comme le raconte cette longue enquête de RFI. Les soupçons pèsent également sur la France concernant l’assassinat de Sylvanus Olympio, le premier président de la République togolaise – et lui aussi une figure de l’indépendance – au début des années 1960. Enfin, la France s’est également rendue complice du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, comme l’a par ailleurs conclu le rapport Duclert remis à Emmanuel Macron en 2021.
La domination économique
Le maintien de la Françafrique repose sur trois piliers, que sont l’Aide publique au développement (APD), le franc CFA et la coopération militaire. En 2021, l’APD représentait 13 milliards d’euros. Il s’agit d’un mélange de prêts, d’allègements de dette et de dons (la France comptabilise par exemple les frais d’accueil des réfugiés, le rayonnement culturel français ou encore le coût des étudiants africains…) L’objectif affiché de l’Aide Publique au Développement vise à un rééquilibrage des niveaux de développement dans le monde, en combattant l’extrême pauvreté ou encore les épidémies comme le paludisme et le sida. Dans les faits, son efficacité est plus que mitigée, et l’APD s’apparente davantage à un outil de tutelle au service de la France. Il est géré par l’Agence Française du Développement (AFD), qui fonctionne comme une banque, au service des intérêts directs et indirects de la France et de ses entreprises. Dans une série d’articles intitulée « Les nouvelles dérives de l’aide française au développement », Médiapart, en partenariat avec le média d’investigations Disclose, explique : « L’aide au développement telle que conçue et mise en œuvre par la France depuis les années 1960 n’est pas seulement intéressée. Elle est également opaque. Le simple fait de calculer précisément son montant total relève du casse-tête. Les crédits qui composent l’aide publique au développement française sont en effet éparpillés dans 24 programmes budgétaires différents, eux-mêmes rattachés à 14 missions (politiques publiques) distinctes. Une dispersion qui rend ardus le pilotage, le suivi et l’évaluation de l’APD, tant pour la société civile que pour le contrôle parlementaire. » C’est grâce à l’APD, par exemple, que le Mali a financé des travaux d’infrastructures au nord du pays en 2014. Travaux qui ont été confiés au géant français Thalès pour la somme de 34,7 millions d’euros. Enfin, l’Aide Publique au Développement se compose à 20% de prêts environ chaque année. Le cumul de ces prêts et de leurs intérêts gonfle la dette des pays bénéficiaires et enrichit les banques françaises. Dans son discours sur la dette prononcé à Addis Abeba lors du sommet de l’Union Africaine en juillet 1987, Thomas Sankara appelait à faire front commun pour une annulation de la dette des pays africains : « Nous estimons que la dette s’analyse d’abord par son origine. Les origines de la dette remontent aux origines du colonialisme. Ceux qui nous ont prêtés de l’argent, ce sont eux qui nous ont colonisés. Ce sont les mêmes qui géraient nos économies. Ce sont les colonisateurs qui endettaient l’Afrique auprès des bailleurs de fond, leurs frères et cousins. Nous sommes étrangers à la dette. Nous ne pouvons donc pas la payer. (…) Je voudrais que notre conférence adopte la nécessité de dire clairement que nous ne pouvons pas payer la dette. Non pas dans un esprit belliqueux, belliciste. Ceci, pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner. Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence ! » Thomas Sankara sera assassiné trois mois plus tard.
Le franc CFA, quant à lui, est la monnaie créée en 1945 et imposée par la France dans ses anciennes colonies depuis 1960. Fabriquée à Chamalières dans le Puy-de-Dôme et à Pessac près de Bordeaux, cette monnaie lie 14 pays africains à la France, les empêche d’être souverains économiquement et permet à l’Hexagone de contrôler leur politique monétaire. Il s’agit de la dernière monnaie coloniale utilisée à ce jour dans le monde. La Guinée fut le premier pays à sortir de la zone franc en 1960. À l’origine, le président Ahmed Sekou Touré voulait seulement en assouplir les règles, mais face au refus de Paris, le pays s’est alors doté de sa propre monnaie : le franc guinéen. Les représailles de la France ne se sont pas faites attendre. Parmi celles-ci : les services secrets français ont produit de la fausse monnaie avant de l’écouler sur le marché guinéen, faisant ainsi plonger l’économie du pays. Baptisée « Opération Persil », ces faits sont relatés par Maurice Robert, le chef du service Afrique de l’époque au SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage.) Par la suite, la Mauritanie quitte la zone franc en 1972, suivie par Madagascar en 1973. À ce jour, le franc CFA est encore la devise officielle des six États membres de la CEMAC et des huit Etats membres de l’UEMOA (voir la carte ci-dessous.) Les sociétés civiles des pays en question se mobilisent pour sortir de la zone franc. C’est le cas, par exemple, du Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp) au Sénégal, dont le slogan est « France, dégage ! ». Par ailleurs, depuis une trentaine d’années, les quinze pays de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ont entamé des négociations pour se doter d’une monnaie commune : l’Eco. Cela permettrait à huit d’entre eux de sortir de la zone franc. Mais le processus est long et fastidieux.
La domination économique et néocoloniale de la Françafrique se traduit également par des projets d’investissement et de pillages des matières premières. Nombreux poids lourds du CAC 40 et des plus grandes fortunes de France ont ainsi des activités florissantes en Afrique (Bolloré, Arnault, Bouygues, Lafarge, Total, Alcatel, Michelin…) Depuis plus de deux ans, plusieurs ONG et associations – dont Survie que nous avons interviewé pour cette newsletter – sont engagées dans une bataille judiciaire contre la multinationale Total et son projet d’oléoduc, qui doit acheminer du pétrole de l’Ouganda jusqu’en Tanzanie. Le projet, qui coûtera plus de 10 milliards de dollars, expropriera au moins 12 000 personnes et traversera une dizaine d’aires naturelles protégées. Plusieurs banques déjà pointées du doigt pour leurs financements dans les énergies fossiles se sont retirées du projet, telles que : BNP Paribas, la Société générale ou encore le Crédit agricole. Cette enquête menée par l’Observatoire des multinationales, intitulée « Comment l’État français fait le jeu de Total en Ouganda, montre comment les intérêts de la multinationale sont infiltrés jusqu’au sein de l’État.
L’occupation militaire
En février dernier, la France a annoncé la fin de l’opération Barkhane, et ainsi son retrait – du moins officiel – du Mali. Elle compte également quatre bases militaires permanentes (à Dakar, Abidjan, Libreville et Djibouti.) La France occupe aussi d’autres pays (l’Irak, l’Afghanistan ou encore la Syrie), et livre des armes, notamment à l’Arabie Saoudite, utilisées dans la guerre au Yémen. Mais il n’est question que de la Françafrique dans cette newsletter.
Des morts de civils ainsi que des viols et d’autres crimes de guerre commis par l’armée française sont régulièrement rapportés dans les pays occupés. Quelques exemples non-exhaustifs.
- Au Mali. Le bombardement français d’un mariage en janvier 2021 a tué 19 civils près de Bounti. En février 2020, dans le camp touareg de Fatawada, les bombardements français ont tué entre douze à trente civils. Fin 2016, des soldats déployés dans le cadre de l’opération Barkhane ont tué un enfant de 10 ans qui gardait un âne, avant de l’enterrer en catimini.
- Au Niger, en novembre 2021, la France est accusée d’avoir tué deux civils et d’avoir fait onze blessés graves en tirant sur des manifestant-es qui bloquaient le passage du convoi militaire dans l’ouest du pays.
- En Centrafrique, les cinq militaires français accusés de viols sur des enfants ont bénéficié d’un non-lieu en 2018.
- L’armée française a également recours à la « politique du chéquier » pour acheter le silence de ses victimes, comme en Côte d’Ivoire, où une victime de viol a été « dédommagée » d’un chèque de 40 euros (lien ci-dessous.)
Dans cet article, deux des journalistes qui ont pris part au projet d’investigation Zero Impunity, sur l’impunité des auteurs de violences sexuelles dans les conflits armés, relatent la désillusion de nombreuses jeunes recrues de l’armée française une fois confrontées à la réalité du terrain. Elles abordent aussi la notion du consentement dans l’armée française : « Il y a beaucoup de pédagogie et de formation à faire autour de la question du consentement dans les armées. Lorsque je demandais à des soldats s’ils avaient été témoins de cas de viols, certains me répondaient : « Non, j’ai vu des gens demander des fellations à des enfants contre un carton de nourriture, mais pas de viols »… » Pour justifier sa présence militaire dans ces pays d’Afrique, les gouvernements français invoquent souvent la lutte contre le terrorisme. Ainsi, les militaires sont supposés protéger les populations. Dans les faits, la plupart des rapports d’associations, d’ONG ou d’enquêtes journalistiques démontrent le contraire. Selon un rapport de la Coalition citoyenne pour le Sahel (il s’agit d’une alliance de 48 organisations sahéliennes et ouest-africaines unies pour la défense des populations), les armées présentes au Sahel, dont fait partie la France, ont tué plus de civils que le terrorisme. Au Mali, par exemple, sur la période 2017-2020, le nombre de victimes civiles a été multiplié par cinq, passant de 205 à 1096 mort-es. 35% de ces victimes ont été tuées par l’armée, contre 24% par les djihadistes. Médiapart a, lui aussi, largement documenté l’échec de la politique française au Sahel.
L’intiative
L’anti-impérialisme et le sujet de la Françafrique font un peu peur, les gens pensent qu’il faut être des intellectuels pour militer autour de ces sujets. Pour ma part, je fais du fromage et je vends des céréales. Ça ne m’empêche pas de me sentir concernée.
Pauline Tétillon est co-présidente de l’association Survie, « une asso de plus de trente ans, elle est plus vieille que moi ! » Agricultrice dans la région d’Angers, Pauline a découvert Survie durant ses études de sciences politiques à Rennes. « Je n’étais pas habituée au milieu militant ni associatif. Mais je voulais m’engager dans quelque chose. » La militante raconte avoir toujours ressenti une forme de malaise vis-à-vis des organismes humanitaires. « Je ne comprenais pas d’où me venait cette gêne. » Elle se rend à une conférence organisée par Survie, qui lui éclaire sa lanterne. « Ça m’a aidé à comprendre pourquoi y avait des pays très riches et d’autres très pauvres. Et que c’est loin d’être une fatalité, bien au contraire. En France, on bénéficie d’un système qui appauvrit d’autres pays et d’autres populations. J’ai acquis une meilleure compréhension du monde au contact de Survie et j’ai adhéré à l’association par la suite. » Avec d’autres militant-es, Pauline participe alors à la création d’une antenne locale de Survie à Angers. L’agricultrice aime préciser qu’il n’y a « pas besoin d’être universitaire » pour s’intéresser à ces questions. De fait, l’association qui compte trois salarié-es, est portée presque exclusivement par ses bénévoles. Aujourd’hui, Survie est implantée dans plusieurs régions de France et dispose de 20 groupes locaux, comme à Brest, Lyon, Toulouse ou encore Lille. Pauline Tétillon explique que l’association telle qu’elle existe aujourd’hui s’est construite par le décryptage du volet colonial. « Aujourd’hui, on parvient à obtenir des infos via la presse locale africaine, les réseaux sociaux… C’est toujours compliqué de sortir les infos, mais beaucoup moins que dans les années 1980 au commencement de Survie. » Organisation de conférences, de projections-débats, d’interventions dans l’espace public, mais aussi d’actions en justice : les projets de l’association se déroulent surtout en France. « L’idée, c’est de peser dans le débat public. », résume Pauline Tétillon. Survie produit aussi des articles de décryptage, et intervient auprès des médias. « On veut faire pression ici, afin, par exemple, que la France arrête de soutenir les dictateurs. Ça donnerait ainsi un peu plus de marge aux populations africaines pour s’organiser. »
Depuis la colonisation, l’armée française n’est jamais partie. Des pays comme le Mali, le Sénégal ou encore les pays du Sahel sont occupés militairement depuis très longtemps.
L’association Survie a déjà mené plusieurs actions en justice. L’une d’elles est en cours depuis plus de deux ans. Il s’agit de l’action en justice contre le groupe Total, pour son projet de forage pétrolier en Ouganda (que l’on vous explique dans la rubrique « Les enjeux ».) En décembre dernier, la Cour de cassation a reconnu la compétence du tribunal judiciaire pour que l’affaire puisse être examinée par celui-ci. L’affaire retourne donc en première instance. En confiant l’affaire au tribunal judiciaire, celle-ci peut donc être jugée avec la loi sur le devoir de vigilance, qui a pour objectif de rendre les entreprises responsables des impacts de leurs activités sur les tiers que sont les salarié-e-s de ses filiales, fournisseurs et sous-traitants, les communautés locales ou encore l’environnement. Par le passé, l’association Survie et ses partenaires (tels que les Amis de la Terre ou encore la CCFD Terres solidaires), ont mené d’autres actions en justice, notamment pour le rôle de la France dans le génocide des Tutsis ou encore pour les biens mal acquis. « Aujourd’hui, beaucoup de gens considèrent qu’il est normal d’aller piller d’autres pays. »
On parle beaucoup de l’impérialisme des autres, mais jamais du nôtre ! Même à gauche, on entend souvent le discours sur la France, pays des Droits de l’Homme et des Lumières. C’est la paille et la poutre.
« On le voit très bien quand on fait des conférences », explique Pauline Tétillon. « On a systématiquement des gens qui nous demandent : « oui mais la Chine, et la Russie, et les USA alors ? » Sauf que si ces grandes puissances peuvent aujourd’hui envahir et s’enrichir sur le dos des pays d’Afrique, c’est parce que notre propre corruption est à l’origine de ce terrain fertile pour eux… La France a permis à tous ces pays-là de venir en Afrique. », affirme la militante avant d’ajouter : « A Survie, on pense qu’il nous faut balayer devant notre porte. » Pauline Tétillon déplore aussi le manque de considération pour ces enjeux dans les milieux de gauche et militants. Elle prend exemple sur la lutte anti-nucléaire. « Ça fait des décennies que l’uranium est exploité, notamment au Niger, mais on n’entend jamais parler des risques de l’exploitation de l’uranium dans ces pays-là. Les risques sont toujours envisagés depuis notre point de vue. » Pour elle, les discours médiatiques et politiques, alimentés par le racisme, jouent un rôle majeur dans cette banalisation. Les pays d’Afrique, surtout. Elle prend l’exemple de la guerre en Ukraine et de l’indignation suscitée face aux images de l’envahissement russe. « Il y a une indignation sélective. On s’indigne moins quand ça se passe en Afrique. » Pauline explique que dans un système capitaliste mondialisé, les anciennes puissances coloniales cherchent à se maintenir coûte que coûte. « La France est un petit pays. Elle tient sa place à l’ONU grâce à ce rayonnement et cette domination à l’international et en Afrique. La francophonie est un outil de l’impérialisme français dans le monde et l’aide au développement est pensé comme un outil d’influence. »
L’objectif de la France, c’est de rester une puissance mondiale à tout prix. Tant qu’on ne cherchera pas à changer notre façon de penser, on continuera à rester dans cette optique du plus fort.