Les enjeux
Combien d’entre nous peuvent citer une mathématicienne ou une combattante de la guerre franco-prussienne de 1870 ? Si les femmes ont toujours changé le cours de l’Histoire, elles ont rarement pu prendre le devant de la scène dans les récits relatés jusqu’à aujourd’hui. Les historiennes françaises comme Christine Bard ou Michelle Perrot expliquent que l’Histoire est constituée de deux choses : ce qui se passe et le récit qu’on en fait. Mais dans un contexte patriarcal, les hommes ont raconté notre passé en écrasante majorité. Difficile alors d’établir un matrimoine important et transmissible de générations en générations. Il suffit d’évoquer l’inhumation de Simone Veil au Panthéon, en 2018 : elle était la cinquième femme à rejoindre… 75 hommes valorisés. Journaliste à Libération, Camille Paix a décidé de s’attaquer à leur représentation au cimetière du Père Lachaise. Un lieu connu pour ses tombes illustres, du chanteur Alain Bashung au poète Oscar Wilde, en passant par le leader des Doors, Jim Morrison. Mais parmi ces 70 000 sépultures des femmes restent injustement invisibilisées, durant leur vivant mais aussi après leur mort. Avec le compte Instagram Mère Lachaise, Camille Paix redonne vie à ces personnalités extraordinaires, avec de petites biographies et des illustrations qu’elle dessine elle-même à la pierre noire.
L’initiative
Je me suis rendue compte que j’étais incapable de citer une seule femme dans de nombreux domaines comme la physique ou le communisme. Pourtant, elles étaient souvent pionnières et elles ont affronté de nombreux obstacles pour arriver jusqu’à nous.
Tout commence avec ce lieu que Camille Paix aime parcourir. Cet endroit, « exceptionnel, très agréable et calme, qui offre des moments chargés d’Histoire », c’est le cimetière du Père Lachaise, à Paris. « Je m’y promenais beaucoup, comme une sorte de périple, seule ou avec des ami.e.s. Mais je me suis rendue compte de mes propres biais historique et littéraire puisque la plupart des tombes que je visitais étaient celles des hommes. Je me suis dis que si je raisonnais comme ça alors que j’avais plutôt été élevée dans un contexte féministe, il fallait vraiment corriger ça, pour d’autres personnes aussi ». Rapidement, Camille Paix se met à dénicher des tombes de femmes méconnues, aux destins incroyables. En juillet 2019, l’une de ses amies lui suggère de compiler toutes ces précieuses informations sur Instagram : « Au départ, je trouvais cette idée absurde et je ne mesurais pas à quel point ce réseau social pouvait être un outil pédagogique et militant. Aujourd’hui, j’ai ma petite bulle Instagram, autour du féminisme et de l’Histoire de l’art, que je trouve passionnante ! J’ai compris que je pouvais toucher plus de gens, comme les plus jeunes, qui ne seraient pas forcément allés vers ce type de contenu dans un livre ou un podcast par exemple. »
Redonner vie à des femmes inspirantes
Camille Paix épluche d’abord les archives du Père Lachaise, pour se constituer une liste de femmes de notoriété publique. Puis, de fil en aiguille, elle découvre des histoires de vies plus méconnues, et pourtant tout aussi cruciales. Elle analyse leur absence dans les récits nationaux par la prédominance d’hommes dans les métiers liés à l’Histoire, mais également par leur statut familial : « Celles qui ont accompli des actions remarquées, qui se sont fait leur propre place dans la société de l’époque, étaient souvent des femmes très indépendantes, qui n’avaient pas d’enfants. Elles ne possèdent donc pas de descendance pouvant garder leur mémoire et leurs sépultures finissent par disparaître ». À partir de bases de données, Camille Paix met au jour des dizaines de noms féminins, aux récits tous plus audacieux les uns que les autres. Certains sont plus familiers que d’autres, comme celui de la photojournaliste Gerda Taro, souvent écartée au profit de son compagnon Robert Capa, dont elle a pourtant contribué à lancer la carrière, au détriment de la sienne… Décédée à seulement 26 ans en 1937 pendant la guerre d’Espagne, son travail a longtemps été effacé, avant d’être réhabilité par plusieurs biographies. Plus ancienne encore, l’existence héroïque de Juliette Dodu : « Elle était une sorte d’espionne pendant la guerre franco-prussienne de 1870. Sa mère tenait le bureau du télégraphe, mais les Allemands l’ont réquisitionné et ont enfermé la famille à l’étage. À 22 ans, elle a bricolé une déviation pour récupérer les messages des occupants et les transmettre aux Français. Tout un récit national a été érigé autour d’elle, elle a d’ailleurs été la première femme à recevoir la médaille militaire ainsi que la Légion d’honneur pour ses actions. Par la suite, de nombreux historiens ont évidemment remis en cause ses exploits… »
Avec l’histoire de Rosa Bonheur et Anna Klumpke, le mot matrimoine prend tout son sens.
Mais le portrait qui a le plus marqué la journaliste de 26 ans reste inévitablement le duo lesbien de peintres formé par Rosa Bonheur et Anna Klumpke à la fin du XXème siècle : « Je ne sais pas comment parler d’elles sans les raconter pendant deux heures ! Rosa a commencé à peindre très jeune, grâce à son père, lui-même artiste. Elle est devenue indépendante par son travail, en signant avec son propre nom, ce qui était rare à l’époque. Elle allait peindre dans des foires aux bestiaux, pour lesquelles elle demandait des autorisations officielles à la Préfecture de se travestir pour porter des pantalons ! Elle a rencontré Nathalie Micas alors qu’elle devait faire son portrait. Elles sont tombées amoureuses l’une de l’autre et ont vécu ensemble au château de By, en Seine-et-Marne. Lorsque Nathalie est décédée, Rosa était inconsolable. Au même moment, Anna Klumpke, l’une de ses grandes fans américaines, lui écrit pour lui proposer de venir peindre son portrait. Elles entretiennent une correspondance pendant dix ans, puis Anna est venue lui rendre visite en France. Et là, on a une superbe histoire, semblable au film « Portrait de la jeune fille en feu » de Céline Sciamma. Alors qu’Anna devait faire le portrait de Rosa, cette dernière ne vient jamais aux séances de pose. Rosa a fini par lui avouer que c’était pour retarder le moment où elle devrait repartir aux États-Unis ! Elles ont vécu une histoire d’amour jusqu’à la mort de Rosa Bonheur, en 1899. Elles sont désormais enterrées toutes les trois ensemble, Rosa Bonheur, Anna Klumpke et Nathalie Micas, au cimetière du Père Lachaise. Anna Klumpke a été à la fois la biographe et la légataire de Rosa Bonheur. Le mot matrimoine prend vraiment son sens ici. Je ne peux pas m’empêcher de les comparer avec Gerda Taro : Robert Capa, lui, n’a rien fait pour entretenir sa mémoire après son décès. Pourtant, elle est morte à 26 ans, ce qui est quand même dur dans la vie de quelqu’un. Rosa Bonheur et Anna Klumpke sont vraiment un superbe contre-exemple à cette absence. »
Ne jamais oublier les femmes qui ont fait l’Histoire
La tête plongée dans les archives et les sites spécialisés, Camille Paix, qui aimerait maintenant développer la Mère Lachaise sous d’autres formes, présente un matrimoine effacé pendant des décennies. « Dès que je vois un nom, maintenant, je me demande où elle est enterrée ! C’est peut-être naïf, mais avec le projet Mère Lachaise, j’ai réalisé que les femmes ont toujours été là, qu’elles n’ont pas attendu sur le tapis du salon que ça se passe. Elles ont dépensé tellement d’énergie pour n’avoir aujourd’hui que cinq lignes sur Wikipédia. On nous parle sans arrêt de « réalisme historique » mais les femmes étaient bien là, toujours. Il ne faut surtout pas les oublier ».
Avec Mère Lachaise, j’ai réalisé que les femmes ont toujours été là. Elles n’ont pas attendu sur le tapis du salon que ça se passe. Elles ont dépensé tellement d’énergie pour n’avoir aujourd’hui que cinq lignes sur Wikipédia.