Les enjeux
En 1975, la réalisatrice britannique et féministe Laura Mulvey théorise le concept de male gaze (regard masculin) dans son article Plaisir visuel et cinéma narratif, paru dans la revue académique Screen. En s’inspirant du film « Fenêtre sur cour » d’Alfred Hitchcock, elle dénonce le voyeurisme et le fétichisme sexistes du film, et plus largement l’omniprésence du regard masculin sur les femmes dans les représentations visuelles. Par la suite, le female gaze a lui aussi été théorisé par les féministes, comme un regard qui peut fournir un aperçu de l’expérience féminine vécue. Dans son livre « Le Regard féminin : une révolution à l’écran », Iris Brey le définit ainsi : « un regard qui adopte le point de vue d’un personnage féminin pour épouser son expérience. » Le regard féminin ou female gaze, n’est cependant pas une simple inversion du regard masculin. En 2012, Jessica Taylor, doctoresse en psychologie médico-légale, publie un article de recherche intitulé « Romance and the female gaze obscuring gendered violence in the Twilight Saga » (« La romance et le regard féminin dissimulent la violence patriarcale dans la saga Twilight », NDLR). Dans celui-ci, elle met en avant comment l’utilisation du female gaze peut rendre désirable des corps masculins violents à travers la romance. Ainsi, dans la saga populaire pour adolescent-es Twilight, l’utilisation du regard féminin permet de recoder les violences sexistes et de présenter les corps des personnages masculins violents comme désirables pour les téléspectatrices. Dans cette interview, Iris Brey l’explique ainsi : « Je ne pense pas que le female gaze est par exemple de filmer des hommes comme des objets sexuels. Cela existe mais cela opère exactement de la même manière que du male gaze. Je ne pense pas que le female gaze soit non plus des films réalisés par des femmes. C’est un regard qui ne s’oppose pas mais diffère radicalement du regard masculin. C’est une nouvelle proposition, un rapport aux œuvres plus horizontale entre le créateur et le spectateur. » C’est le cas du film « Portrait de la jeune fille en feu », qui raconte l’histoire d’amour entre la peintre Marianne et son modèle, Héloïse, le tout sans voyeurisme ni rapports de domination. Céline Sciamma a d’ailleurs expliqué : « Si on me demande ce qu’est le female gaze, pour moi, c’est partager. Comment on partage l’expérience d’un sujet. Tandis que le male gaze, c’est cet espèce de plaisir que l’on prend à objectiver les femmes. » Le regard masculin est aussi omniprésent dans la photo de presse. Le collectif « La Part des femmes », qui milite pour une meilleure visibilité des femmes photographes, a récemment analysé mille portraits de presse parus dans Libération et Télérama entre novembre 2017 et novembre 2020. 75% à 85% des portraits parus dans Libération sur cette période on été réalisés par des hommes photographes. C’est un peu moins qu’à Télérama, où 81% à 93% des portraits ont été produits par des hommes (les chiffres diffèrent selon les rubriques.) Mais le collectif décortique aussi les stéréotypes de genre qui imprègnent les portraits de presse eux-mêmes. Les hommes – notamment de pouvoir – sont tous photographiés debout, dans des mises en scène froides et sérieuses. En revanche, les femmes comme la judoka olympique Clarisse Agbegnenou, ou encore Claire Chazal, sont largement représentées allongées, assises par terre ou sur un lit, parfois sexualisées. La photographe Marie Docher, membre du collectif « La Part des femmes », est intervenue dans cette émission d’Arrêt sur images consacrée à ce sujet.
Enfin, si le regard féminin commence à exister sur les écrans, il fait surtout exister les femmes blanches et bourgeoises. Dans le documentaire « Toni Morrison : the pieces I am », qui retrace la vie et la carrière de l’écrivaine iconique, Toni Morrison qualifie le regard blanc (white gaze) de « petit homme blanc assis sur ton épaule, qui contrôle tout ce que tu fais ou dis. » Dans nombreuses de ses interviews, elle raconte comment elle s’efforce de s’en affranchir, et sa nécessité de proposer une littérature par et pour les personnes noires. Au cinéma, le réalisateur Barry Jenkins, qui s’est fait connaître en France avec son film « Moonlight », a refait parlé de lui cette année avec la série « The Underground Railroad », adapté du livre éponyme écrit par Colson Whitehead, détenteur d’un prix Pulitzer. L’underground railroad était un réseau clandestin utilisé par les esclaves afro-américains en fuite au 19e siècle. En parallèle de sa série, Barry Jenkins a produit une vidéo de 50 minutes, intitulée « The Gaze », qui filme silencieusement les figurant-es de la série. Sur Twitter, il a déclaré que cette vidéo (dont le lien est disponible à la fin de cette newsletter, rubrique « Aller plus loin ») était la réponse à une question qu’on lui posait que trop rarement en interview, à savoir, l’absence de questions sur le black gaze.
Pour approfondir l’enjeu autour du regard blanc (white gaze) et du regard noir (black gaze), Lisbeth recommande des articles rédigés par des personnes concernées par le racisme, comme par exemple celui-ci de Mrs Roots ou encore cet article du blog Afro Brussels City. Et si vous préférez l’audio, Lisbeth vous conseille cet épisode du Podcast Piment.
L’initiative
Je veux créer des espaces pour matérialiser des images de soi positives.
Marine a grandi à la campagne et se passionne très vite pour la photo et l’autoportrait. « J’ai commencé à m’intéresser à la photo vers l’âge de 15 ans. Mais je n’avais pas de matériel adéquat, ni d’association près de chez moi dans laquelle m’investir. » Depuis l’été 2020, elle s’est lancée dans la photo-thérapie à destination des femmes, personnes non-binaires* et LGBTIA*, blanches ou racisées*, et/ou handicapées. Son but : insuffler de la confiance et de l’estime de soi aux personnes qu’elle photographie. Et leur permettre de se réapproprier leur image. « Je viens d’une famille très maltraitante et, en grandissant, je n’avais pas de référence de ce qu’est que d’être sain avec soi-même. » Son bac en poche, Marine s’est ensuite orientée vers des études de lettres avec option photo et vidéo, durant lesquelles elle subit des violences sexuelles. Marine travaille ensuite comme médiatrice culturelle pendant plusieurs années auprès de différentes structures, comme la maison d’arrêt de Brest. Elle quitte son emploi en 2019 à la suite d’un burn-out. « Je ne voulais plus travailler en tant que salariée dans la médiation culturelle parce que ce sont des boulots qui broient les gens. C’était dur de retrouver le feu sacré par la suite. Et puis le covid est arrivé… » En 2020, elle renoue avec la photo et s’entraîne à faire des portraits. Lui vient alors l’idée de monter son projet.
Je me suis reconstruite par le modèle vivant. Durant ces séances, j’étais nue et entourée de trente personnes mais je n’étais pas sexualisée. Ce fut une expérience très importante pour moi. Depuis, j’adore le boudoir et le nu.
« Mon but, c’est de faire passer la personne d’objet à sujet », explique Marine. « En général, les personnes qui me contactent ont déjà une idée de la mise en scène qu’elles souhaitent, et la réappropriation de leur image n’est pas tellement liée au corps mais à l’histoire personnelle. » L’artiste prend l’exemple d’une des femmes qu’elle a shooté et qui a souhaité être photographiée avec un luminaire rond et jaune orangé. « La lampe représentait un soleil qu’elle serrait contre elle. Elle venait de sortir d’une situation familiale toxique et elle voulait marquer cette période de sa vie ainsi. » Marine déplore aussi l’essentialisme qui domine largement dans les représentations visuelles, notamment sur Instagram. « Il y a une grande mode de représenter les femmes en photo comme des créatures éthérées, qui regardent au loin… Je n’ai aucun problème avec le fait de représenter des femmes dans la nature, mais la mise en scène et le traitement photo font, qu’en général, on tombe très vite dans du cliché essentialiste. » Marine propose un catalogue de formules pour les personnes qui souhaitent faire appel à elle. Classique, le portrait permet « plein de possibilités et de projets différents », il y a aussi la photo de couples, le boudoir (le nu ou semi-nu) mais aussi le fantastique. « Ce style permet de se mettre en scène dans des personnages. Par exemple, si le projet consiste à se confronter à ses traumatismes mais sans que ce soit trop frontal comme dans du portrait, le personnage de Méduse est très intéressant. » Enfin, Marine propose aussi la formule symbolique. « Une personne m’a contactée pour un projet sur l’inceste. Après en avoir discuté, on va faire une séance de nu avec des empreintes de mains rouges sur elle. »
Avec cette séance photo, je voulais me réapproprier mon corps qui a changé depuis le début de ma transition*.
Laurier a récemment participé à une séance de photo avec Marine. Souffrant d’une maladie auto-immune et n’étant pas vacciné contre le covid-19, il explique avoir préféré participer à la Marche des Fiertés LGBTIA depuis chez lui. « Pendant des années, j’ai détesté être pris en photo. Maintenant je me sens mieux dans ma peau et je me trouve enfin beau, malgré quelques complexes dus à la transphobie et au patriarcat. » Vivant en pleine campagne, Laurier explique avoir une forte connexion à la nature. « Je suis passionné de botanique, d’éthologie ou encore d’entomologie. J’adore être entouré de plantes, d’oiseaux, d’insectes et de comprendre leurs fonctionnements. » Pour lui, sa séance photo devait symboliser sa connexion à la nature tout en célébrant le mois des Fiertés. « Tout en me conseillant, Marine a été très à l’écoute et m’a aidé à me sentir à l’aise. Je prévois de refaire une séance avec elle pour du nu ou du semi-nu en forêt l’année prochaine. » Marine précise être attentive à l’anonymat et au consentement de ses modèles. Un comportement qui pourrait apparaître comme une évidence, et pourtant, « le milieu de la photo est trash », lâche l’artiste. « C’est très fréquent que les photographes ne respectent pas les limites de leurs modèles, en les forçant à faire certaines poses par exemple. » Marine a elle-même été modèle photo pendant quelques années. Si elle affirme avoir eu « beaucoup de chance », elle raconte : « je donnais l’adresse du rendez-vous à un pote au cas où. Et il fallait vachement cadrer les photographes durant les séances parce qu’ils en profitaient pour essayer de me toucher. » Marine entend aussi dénoncer la mauvaise foi qui entoure ces pratiques selon elle. « Il y a un gros problème de dénonciation des pratiques abusives parce que la majorité des photographes sont des personnes abusives. Plein de choses sont excusées au prétexte de l’Art. » En attendant de pouvoir se rémunérer avec son projet de photo-thérapie féministe, Marine « jongle avec 3 ou 4 boulots. » Et elle continue d’expérimenter et de déconstruire les normes cishétéropatriarcales*, blanches et validistes* des normes visuelles et imaginatives.
On ne représente jamais les gens en colère, encore moins les personnes minorisées. C’est un truc qui m’agace, mais c’est intéressant. Je crois qu’il ne faut pas grand-chose aux dominants pour se sentir menacés.