Les enjeux
Créé en 1988, le Groupe d’expert-es intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est chargé d’évaluer et de synthétiser les informations scientifiques, techniques et socio-économiques relatives au réchauffement climatique. En juin dernier, il a publié le premier volet de son sixième rapport, qui lui-même sera finalisé en 2022. Ce premier volet met en avant cinq scénarios socio-économiques différents (SSP), qui eux-mêmes définissent cinq types d’évolution de la société.
- SSP1 et SSP2. Bien-être des populations, réduction des inégalités, élévation du niveau de vie dans le monde entier, moindre utilisation des ressources… Ce sont les scénarii les plus optimistes, qui prévoient un réchauffement de la Terre de respectivement 1,4°C et 1,8°C (en fonction de la vitesse à laquelle nous réduirons nos émissions.)
- SSP3. Poursuite des tendances actuelles avec une croissance des revenus inégalement répartie et une transition écologique lente. La transition démographique (processus par lequel une population passe de taux de mortalité et de natalité élevés à des taux plus faibles) s’achèverait dans la seconde moitié du XXIe siècle. C’est le scénario modéré du GIEC.
- SSP4. Résurgence des nationalismes, conflits régionaux, hausse des inégalités, effondrement de la coopération internationale… La réduction des inégalités et la prise en compte des enjeux environnementaux prennent du retard. C’est l’un des scénarii les plus pessimistes.
- SSP5. Développement économique et social élevé, fondé sur des marchés compétitifs, l’innovation technologique et une forte consommation en énergies fossiles. La planète se réchauffe de 4,4°C. C’est un scénario façon dystopie de science-fiction, et aussi le plus pessimiste.
D’autres constats sont formulés et quantifiés, notamment dans ce résumé très complet du média indépendant Vert. Le GIEC, (ainsi que d’autres études telles que celle-ci tirée de la revue de l’OFCE), a déjà montré par le passé que les impacts du dérèglement climatique touchent, de manière disproportionnée, les populations les moins riches à l’intérieur même des pays, mais ces inégalités se reflètent aussi à l’échelle internationale. Ainsi, les pays qui contribuent le moins au problème du réchauffement sont aussi ceux qui en subissent le plus de conséquences. Les populations d’Afrique, d’Asie du Sud-est ou encore des Caraïbes sont les plus impactées par la crise climatique. Par ailleurs, les mouvements écologistes décoloniaux ont mis en avant de nombreuses problématiques liées à l’accaparement des terres et des richesses qui découlent de la colonisation. Le documentaire Décolonisons l’écologie aborde ce vaste sujet en revenant notamment sur le scandale sanitaire du pesticide chlordécone en Martinique et en Guadeloupe. Dans la dernière partie du reportage, les journalistes vont à la rencontre des frères Sébastien et André-Judes Cadasse, agriculteurs en agro-écologie, qui expliquent comment ils se réapproprient la terre et l’agriculture en développant un système à l’encontre des méthodes productivistes actuelles. « Ici, on passe de la logique d’exploitation à l’agro-ferme. C’est difficile, parce que quand tu fais tes études en agriculture, on t’apprend à gérer une exploitation. (…) On veut changer ça, parce que l’exploitation suppose qu’on t’apprend à faire de la mono-culture, à acheter beaucoup de tracteurs John Deere et à s’endetter encore et encore. Tu finis par rentrer dans un système infernal au service d’une concurrence internationale de la monoculture qui ne sert à personne d’autre qu’aux gens de pouvoir. »
Moins audible, la prise en compte du validisme et des communautés handicapées dans les luttes écologiques est pourtant tout aussi cruciale. Cet article du Glasgow Guardian fait le parallèle entre la non-prise en compte des personnes handicapées dans la gestion de la crise sanitaire du Covid-19 et la même absence de prise en compte face à la crise climatique. L’article s’appuie sur un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (UNEP) qui montre que les personnes handicapées sont « disproportionnellement affectées » par la crise climatique. Les impacts de celle-ci sur ces populations sont en effet nombreux : une vulnérabilité plus importante face aux infections et maladies, la difficulté, voire l’impossibilité, de fuir un endroit en cas d’urgence ; ne pas recevoir d’aide médicale adaptée ; un accès limité à l’information, notamment dû au manque criant d’accessibilité de celle-ci, etc. En anglais, le terme « eco-ableism » (éco-validisme, en français) désigne l’absence de considération des populations handicapées face à la crise climatique, que ce soit par les politiques publiques, les discours médiatiques, ou encore par les luttes féministes et militantes.
Terres de femmes et terres lesbiennes, construire des espaces à soi
Les luttes féministes sont pourtant traversées par les enjeux de solidarité, de sororité, d’alternatives de vie, de soin ou encore de convergences de luttes. Des années 1970 jusqu’aux années 1990, les sociétés occidentales voient se développer des mouvements de terres de femmes et de terres lesbiennes. D’abord en Amérique du Nord, ces espaces essaiment aussi peu à peu en Europe et en Occitanie. Le projet politique derrière ce foisonnement de terres à soi était vaste. Il impliquait de mieux se protéger des oppressions telles que le patriarcat, d’inventer une culture lesbienne et sapphique, d’expérimenter des modes de vie en rupture avec la société capitaliste… Dans son article universitaire « Travailler la terre et déconstruire l’hétérosexisme : expérimentations écoféministes » paru en 2019, la sociologue Constance Rimlinger s’intéresse à l’héritage laissé par ces retours à la terre des femmes lesbiennes. Elle a enquêté pendant plusieurs mois en France dans des fermes maraîchères et un gite végétarien, tenus par des femmes lesbiennes. La sociologue y a rencontré Simone, une femme déçue par l’expérience des terres lesbiennes et qui a créé sa propre ferme, mais aussi Maya et Sezig qui transforment une maison en ferme féministe, ou encore Maria, qui voulait créer avec son ex-compagne un lieu dédié au bien-être et a finalement mené seule un projet de gîte végétarien et de permaculture. Constance Rimlinger écrit : « Les différents lieux où je me suis rendue ne sont pas des terres lesbiennes séparatistes stricto sensu, mais témoignent de la diversité des expériences liant le genre, la sexualité et l’écologie. (…) Que ce soit l’importance de la spiritualité, le désir d’offrir un espace protecteur et bienveillant aux personnes qui en ont besoin en dehors des institutions – considérées avec suspicion par ces militantes d’inspiration anarchiste –, l’(éco)féminisme, le souhait de faire converger les luttes, l’importance de la création artistique, des éléments forts les relient et permettent de penser ces utopies non comme des expériences distinctes mais plutôt comme les arborescences d’une pensée écoféministe qui politise le choix d’un mode de vie rural engagé et intègre le fait d’être une femme, d’être lesbienne ou queer et de vouloir proposer une nouvelle manière d’être au monde, en dehors des schémas dominants considérés comme oppressifs et destructeurs. »
Dans les écovillages, terres lesbiennes et autres lieux ruraux utopiques où s’élaborent, s’expérimentent et se diffusent de nouvelles manières de vivre et de s’organiser collectivement, le politique est omniprésent. Les femmes rencontrées ne dissocient pas le fait d’être lesbiennes, féministes, végétariennes, de vivre dans une caravane et de cultiver des légumes en utilisant des méthodes agricoles respectueuses de l’environnement : sans se réclamer nécessairement d’une lutte en particulier, elles envisagent leur mode de vie et leurs choix comme une réponse holistique à un système qui ne leur convient pas.
Constance Rimlinger
Face à l’urgence climatique et à l’augmentation de la précarité, des personnes issues de tous horizons investissent leurs énergies dans des écolieux pour travailler et vivre ensemble. Difficile d’en donner une définition précise, tant leur diversité est grande. En octobre 2020, les magazines Reporterre et Colibris se sont associés pour livrer une série de reportages, dans un tour de France des écolieux. Du village Emmaüs dans les Pyrénées-Atlantiques au Monastère orthodoxe de Solan dans le Gard, en passant par un écohameau en habitat collectif en Eure-et-Loir, les trois journalistes à l’origine de cette série d’articles abordent la diversité des modes d’organisation mais aussi les origines socio-économiques et culturelles des personnes qui prennent part à ces projets d’écovillages.
L’initiative
En tant que femmes, lesbiennes, féministes… On est capables de tellement de choses !
À 48 ans, Sandra est tailleuse de pierres et vit en Touraine avec sa compagne Cynthia. « Obélix, c’est moi », dit-elle, dans un sourire, pour résumer son métier avec une pointe d’humour. En 2017, le couple a créé un groupe Facebook lesbien qui deviendra par la suite le groupe solidaire et participatif The Lez Team. « J’avais besoin d’une reconnexion aux autres. Dans mon métier déjà, je travaille plus la matière que les gens. J’étais isolée dans ma vie. » Aujourd’hui The Lez Team compte plus de 600 adhérentes éparpillées dans toutes les régions de France, ainsi qu’en Belgique et au Luxembourg. « Au départ nous étions une cinquantaine. Il y a une grande variété de profils et de catégories sociales dans le groupe. » Le but de The Lez Team est de créer et de maintenir du lien entre femmes et personnes non-binaires* lesbiennes, bi ou pansexuelles*, asexuelles*… De ce projet est né celui du Village aux dames. Le « VAD » sera un écolieu qui accueillera des communautés intergénérationnelles avec une volonté commune d’apprentissages. Si le village sera ouvert à tout le monde, Sandra explique que la non-mixité « reste une demande très forte, donc il y aura des espaces non-mixtes pour les femmes et personnes LGBTIA*. » Sandra, Cynthia et la communauté The Lez Team ont déjà mené et expérimenté plusieurs projets ces dernières années. Parmi eux : un chantier solidaire et participatif dans les Pyrénées en 2018 lors duquel 30 femmes ont rénové une bergerie, ou encore la mise en place en 2020 de Rosy the bus, un camping-car qui part à la rencontre des adhérentes les plus isolées géographiquement et/ou socialement. Forte de ces expériences et de cette communauté, Sandra explique avoir vendu sa maison pour financer le projet du Village aux dames. « Je n’en tire aucun bénéfice, ça fait 5 ans que ma vie est entièrement tournée vers ce projet. » Appels aux dons, adhésions, campagne de financement participatif… Les moyens mis en œuvre sont nombreux.
C’est un travail de longue haleine. On a des périodes de doutes et de déconvenues. Et c’est dans ces moments-là que le collectif prend le dessus. Le collectif est notre pilier.
Je rêve d’un système où l’on arrêterait de vouloir tirer profit de tout, tout le temps, y compris dans les relations.
Le projet est audacieux. Le Village aux dames a l’ambition d’être :
- un lieu d’accueil et d’hébergement « pour nos adhérent.es ou nos hôtes de passage. » Des espaces privés et collectifs, tels que des chambres d’hôtes ou un terrain de camping seront mis à disposition.
- un espace dédié à la culture avec une bibliothèque, un auditorium et une salle audiovisuelle.
- un espace dédié à l’artisanat avec des ateliers permettant l’organisation de stages en tous genres : éco-construction, musique, bois, chant, poterie, arts graphiques… Ainsi que des ateliers sur la biodiversité, l’énergie, la mobilité, l’habitat, l’alimentation…
- un espace bien-être avec une salle de méditation, des ateliers massages, et une terrasse « avec une belle vue pour se ressourcer ! »
- une salle équipée pour recevoir du public lors de manifestations culturelles (expositions, concerts, marchés artisanaux…)
- « et plein d’autres choses, comme un espace coworking, un espace brocante, un espace bar et restauration… »
Pour déterminer la localisation du Village aux dames, Sandra et Cynthia visitent encore des lieux, mais le VAD prendra racine quelque part entre l’Aveyron et la Dordogne. « On a visité des tonnes d’endroits, mais c’est le lieu qui va définir toute l’organisation, donc on ne se presse pas. » Parmi les contraintes, il y a celles liées à l’éthique territoriale. « On ne veut pas de zones céréalières, ni de sols souillés. Hors de question aussi des endroits où il y a de gros élevages intensifs, comme en Bretagne. Donc ça limite déjà pas mal les possibilités. » Sandra fait la distinction entre autonomie et survivalisme. « On a tous des besoins différents, le collectif doit primer sur l’individu. Pour moi, un écolieu ne peut pas être un espace restrictif. Concernant le végétarisme par exemple, on va faire de la sensibilisation à la condition animale mais on n’interdira jamais à qui que ce soit de manger de la viande. Je préfère expliquer et éduquer sur comment la viande est produite plutôt que d’interdire purement et simplement. Pour moi, la nuance est de taille. » Pour l’heure, le Village aux dames s’organise pour l’année 2022 et recherche encore le lieu idéal, malgré le prix de l’immobilier… « Je rêve d’un système où l’on arrêterait de vouloir tirer profit de tout, tout le temps, y compris dans les relations. », conclue Sandra avant d’ajouter, avec une pointe d’humour : « Moi, ce projet m’aide énormément. Donc si moi ça m’aide, parce que quand même je suis pas un cadeau, alors ça peut aider plein de gens ! »