Les enjeux
Le samedi 10 mars 1906, à Courrières, dans le Nord-Pas-de-Calais, se produit la plus importante catastrophe minière européenne de tous les temps. 1099 mineurs sont tués dans l’explosion de cette mine de charbon. Près d’un tiers d’entre eux avaient entre 13 et 18 ans. À la fin du mois de mars, près de 60 000 ouvriers se mettent en grève. Le mouvement social s’étend ensuite à tous les bassins miniers français, et jusqu’en Belgique. Plusieurs milliers de gendarmes sont mobilisés pour contenir la révolte, ainsi que des renforts militaires. C’est à la fin du mois d’avril que le patronat cède, en concédant à des augmentations de salaires. Mais les répercussions politiques de cette crise furent plus grandes encore. La suite de l’année 1906 est marquée par de nombreuses autres grèves, notamment pour réclamer la journée de 8 heures. Le 25 octobre, le ministère du Travail et de la Prévoyance sociale voit le jour pour la première fois en France. Dès les premières années d’existence de ce ministère, des lois importantes sont promulguées : le droit pour les femmes de disposer de leur salaire (1907), mais encore la naissance du Code du travail (1910).
Naissance du régime de protection sociale en France
En novembre 1945, soit sept mois après la fin de la guerre, le syndicaliste et militant communiste Ambroise Croizat est nommé ministre du Travail par De Gaulle. Métallurgiste depuis l’âge 13 ans, il occupera cette fonction jusqu’en 1947. Dans son premier discours en tant que ministre à l’Assemblée, il affirme : « Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie. » Dès sa prise de fonctions, il met en place le régime général de Sécurité sociale. Les allocations familiales sont doublées, la rémunération des heures supplémentaires augmente de 50%, et l’abattement de 10% sur les salaires des femmes est supprimé. Sans inventer le concept de Sécurité sociale, il rassemble en une seule caisse toutes les formes d’assurances qui existaient déjà, et finance l’ensemble par une cotisation interprofessionnelle à taux unique. Ce sont désormais les représentants syndicaux qui gèrent la caisse des allocations familiales, de l’assurance-maladie, des retraites et de la couverture des accidents du travail.
La France : quatrième pays d’Europe en matière de morts au travail ?
En moyenne, deux personnes meurent chaque jour au travail en France. Ce chiffre est sous-estimé, car il ne prend en compte ni les morts dans les usines françaises délocalisées, ni les suicides, ni les maladies professionnelles rétroactives, ni encore les accidents de trajet. Avec un ratio de 3,3 accidents mortels pour 100 000 salarié-es, la France fait figure de cancre de l’Europe aux côtés de la Lettonie, la Lituanie ou encore Malte, quand la moyenne de l’Union européenne est de 1,7. Si ces données fournies par Eurostat sont toutefois souvent remises en cause, car les politiques de reconnaissance des accidents du travail diffèrent d’un pays à l’autre (certains pays enregistrent davantage de sous-déclarations d’accidents du travail, par exemple), la France a grimpé de 5 places dans ce classement depuis 2023 !
Selon cette étude de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Aract), publiée en juin 2022, et qui fait état des chiffres de 2019 :
- 650 000 salarié-es en France sont concerné-es par les accidents du travail, dont 63% d’hommes et 37% de femmes.
- les accidents du travail sont en baisse, mais celle-ci concerne avant tout les hommes (-27,2%), et masquent une augmentation des accidents chez les femmes, surtout dans les secteurs féminisés (+41,6%).
- 90% des accidents de travail mortels concernent les hommes, tous secteurs confondus.
À cela, l’étude ajoute que les maladies professionnelles sont en augmentation de 108% par rapport à 2001. Celle-ci est deux fois plus rapide pour les femmes que pour les hommes. Les secteurs les plus touchés sont ceux du nettoyage, de la santé, du social et du BTP. L’étude n’aborde pas le taux de mortalité chez les jeunes. Selon l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), la fréquence des accidents du travail est 2,5 fois plus importante chez les moins de 25 ans que pour le reste des salarié-es. Une étude menée par leurs soins durant 5 ans et sur 7 régions de France, démontre que les moins de 25 ans formés en santé et sécurité au travail durant leur scolarité ont deux fois moins d’accidents du travail que les autres. Pour rappel, selon le Code du travail, l’employeur-se est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salarié-es. Dans ce cadre, l’employeur-se ne doit pas seulement diminuer le risque, mais doit également l’empêcher.
Quand le droit du travail est pris pour cible.
Les syndicats et organisations politiques de gauche dénoncent depuis des décennies la casse méthodique du Code du travail par les gouvernements successifs. L’un des exemples récents les plus probants est celui de la suppression des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) par les ordonnances Macron de 2017. Ces comités ont été fusionnés pour donner naissance à une seule et même instance : les comités sociaux d’établissement (CSE) dans les entreprises de 11 salarié-es et plus. Désormais, au sein des CSE, la Commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) n’est obligatoire que dans les entreprises de 300 salariés et plus, alors que son ancêtre les CHSCT étaient obligatoires dans les entreprises de 50 salariés et plus. Ainsi, quand 75% des travailleurs étaient couverts par une CHSCT en 2017, seulement 51,6% d’entre eux étaient couverts par une CSSCT en 2021. Dès les premières années de la mise en place des CSE, les représentant-es du personnel en pointaient les dysfonctionnements. Ainsi, dans le baromètre IFOP « État du dialogue social 2022 », 60% des représentant-es du personnel estimaient que le passage en CSE avait détérioré le dialogue social dans les entreprises. Plus récent, le baromètre 2024 poursuit les mêmes constats :
- 41% des représentant-es du personnel constatent un affaiblissement de leurs poids face à celui des directions,
- 39% d’entre eux estiment que les ordres du jour des réunions sont trop chargés, et que les sujets ne sont donc pas traités suffisamment en profondeur,
- 28% d’entre eux notent une moins bonne prise en compte des enjeux de santé au travail.
Coupes budgétaires, diminution des effectifs… Comme l’ensemble de la fonction publique, l’Inspection du travail n’échappe pas à sa restructuration progressive. En s’appuyant sur ce rapport de la Cour des comptes, cet article de la revue Santé au travail nous apprend qu’entre 2015 et 2021, l’Inspection du travail a perdu 16% de ses effectifs, soit près de 740 temps plein ! À cela, s’ajoute un manque de candidat-es au concours d’inspecteur-ices du travail. Entre 2015 et 2019, ce nombre a baissé de 47 %, toujours selon le rapport de la Cour des comptes. De nombreux départements font ainsi face à une pénurie d’inspecteur-ices. Dans certains d’entre eux, comme en Seine-Saint-Denis, le taux de vacance atteint le tiers des postes, ce qui oblige les inspecteur-ices à occuper en permanence deux postes, voire trois. Dans son article cité ci-dessus, la revue Santé au travail donne la parole au syndicat CGT des inspecteurs du travail. Celui-ci a édité cette carte interactive qui met en avant les taux de vacance des agent-es de l’Inspection du travail dans les départements français. Des départements comme la Mayenne, l’Oise, ou encore Mayotte, dépassent les 50% de taux de vacance.
L’initiative
Les accidents au travail, mortels ou non, ne sont pas des faits divers !
Le 3 avril 2020, Alexandre Bento, 36 ans, se retrouve enfermé dans le séchoir de la laverie industrielle où il travaille comme technicien de maintenance. La machine redémarre alors qu’il s’y trouve toujours. Il meurt. Depuis, son épouse Johanna se bat pour obtenir justice. L’année dernière, elle a rejoint l’association Stop à la mort au travail. Née de l’initiative de Matthieu Lépine, ce professeur d’Histoire qui recense quotidiennement les accidents du travail sur son compte X (anciennement Twitter) depuis 2019, l’association compte aujourd’hui 80 adhérent-es, dont 36 familles endeuillées. « Jusque là, il n’y avait pas d’associations dédiées aux morts au travail », confie Johanna. Lors de notre interview en mars 2024, elle est suspendue à l’attente de la décision du procureur quant à la volonté d’engager des poursuites, ou non. « Officiellement, on dénombre deux morts par jour au travail. Sauf qu’on ne compte pas les suicides, les malaises, et tant d’autres choses… » La militante décrit une omerta importante sur le sujet. « En tant que familles victimes, on est très vite confrontées au fait que rien n’est pensé pour nous. On a droit à aucune aide. On subit complètement les décisions des procureurs… »
Notre association est à majorité féminine, y compris dans le bureau. On a une rage de combattre pour protéger nos progénitures et nos familles.
Quelles politiques de prévention des risques ?
Selon Johanna, la sécurité au travail est souvent perçue comme ennuyante, voire superflue dans le monde du travail. « Ce n’est pas dans les mœurs françaises. Ça se retrouve aussi dans des émissions de télé, comme dans Koh-Lanta par exemple, où l’on nous fait la présentation d’un candidat charpentier et de son fils qui, alors qu’ils réparent une toiture, n’ont aucune sécurité, ne sont pas attachés. » Elle renchérit : « On a vraiment l’impression que la sécurité au travail est perçue comme quelque chose de chiant, qui représente une contrainte ainsi qu’une perte de temps. » Le secteur professionnel le plus impacté par les morts au travail est le BTP, et la première cause de décès, les chutes. « Le BTP est absolument hors-concours », confirme Johanna. « Dans notre association, les chutes font partie des causes de décès les plus importantes. Mais il y a aussi un métier très à risque, dont on ne parle pas assez, il s’agit des cordistes. » Les cordistes désignent les spécialistes des travaux en hauteur et difficiles d’accès. L’association Cordistes en colère tente de comptabiliser le nombre de morts au travail dans ce secteur chaque année. Johanna accuse le manque crucial de formation dans les entreprises, ainsi que l’obsession de la rentabilité. « Il n’y a plus autant de formation en milieu professionnel qu’avant. Par le passé, je pense qu’on prenait davantage le temps de former un nouvel employé. Aujourd’hui, les entreprises courent après l‘argent et le temps. » Son mari Alexandre non plus, n’avait pas reçu de formation.
Obtenir justice : un parcours de combattante
C’est seulement 3 ans et demi après la mort de son mari que Johanna parvient à obtenir des informations concernant les circonstances du décès. « L’enquête de la police judiciaire avait conclu à un non-lieu. Selon leur version, Alex aurait oublié de mettre en sécurité la machine. Il a fallu que j’obtienne un rendez-vous auprès de l’inspection du travail pour savoir ce qu’il s’était réellement passé. »
Pendant 3 ans et demi, on m’a fait croire que mon mari était fautif.
Encore aujourd’hui, Johanna ne dispose pas des détails qui entourent la mort de son mari. « Je sais qu’il s’est retrouvé enfermé dans le sèche-linge industriel, et que celui-ci s’est remis en route. Le pupitre de commande était en bas, et le sèche-linge en hauteur, donc ce n’est pas de la faute de la personne qui l’a remis en route. Je sais donc seulement qu’il y a eu un manquement à la sécurité. Mais c’est tout. » Elle assure ne pas être un cas à part. « L’inspection du travail n’a ni le temps, ni l’obligation de prendre contact avec la famille. Ce qui est d’autant plus regrettable que nous sommes sources d’informations ! Nous, les proches, savons des choses sur les conditions de travail des victimes ! » Pour toutes ces raisons, Stop à la mort au travail réclame le droit d’être mis en relation avec les services de police, de Justice et d’inspection du travail. « Nous avons échangé avec les services du Ministère de la Justice afin de développer le système de co-saisine qui existe dans certaines régions en France, mais qui est encore très peu répandu. » La co-saisine autorise les services de police et ceux de l’inspection du travail à enquêter conjointement, comme dans le cas d’un accident du travail mortel.
Du jour où l’on perd un proche par un accident du travail, on se heurte à des murs qui refusent de nous parler.
L’association Stop à la mort au travail offre beaucoup de soutien aux familles endeuillées. « Ce que les familles attendent le plus de nous, c’est notre retour d’expérience », constate Johanna. « Les procédures auxquelles nous sommes confrontés sont souvent très longues. L’une de nos familles adhérentes est en parcours judiciaire depuis douze ans ! » L’association propose ainsi des visioconférences avec des avocats spécialisés ou encore avec des inspecteurs du travail. « Nous organisons aussi des visio à thèmes, comme pour les frères et sœurs endeuillés par exemple, et qui sont souvent oubliés. Ça peut aussi être une visio dédiée pour les parents qui ont perdu un enfant, ou encore pour les femmes devenues veuves… » En parallèle de ces actions de soutien et d’information, Stop à la mort au travail dispose d’un pan prévention à destination d’entreprises soucieuses d’appliquer de bonnes pratiques dans leurs activités. L’association a également pris part à un rendez-vous au ministère du Travail en 2023. « Ce rendez-vous a donné lieu aux campagnes de prévention de septembre et octobre 2023 », souligne Johanna. Enfin, l’association travaille sur un guide qui sera distribué aux inspecteurs du travail ainsi qu’aux familles endeuillées.
L’employeur a désormais l’obligation de prévenir l’inspection du travail dans les 12 heures en cas d’accident mortel. Ce n’était pas obligatoire jusqu’ici, et ça fait partie de nos victoires !
« Par chance, jusqu’ici, nous avons eu le sentiment d’être écoutés et entendus par le ministère du Travail », assure Johanna. Pour autant, les attentes de l’association sont encore nombreuses. La militante énumère :
- La poursuite de la campagne de prévention. « On sait que ça représente un budget énorme, mais on doit en passer par là ! »
- La révision des indemnités pour les familles victimes. « La loi sur l’indemnisation des victimes est très ancienne et plus du tout valable. »
- Combler la suppression des CHSCT par l’augmentation du nombre d’inspecteurs du travail. « C’était une grave erreur de les supprimer, et il y a peu de chances qu’on puisse revenir en arrière. »
Enfin, l’association souhaite aussi la fin du délai de prescription en matière de faute inexcusable, actuellement fixé à deux ans. « Même quand les procédures sont engagées à temps, les familles perdent souvent, y compris quand l’enquête établit clairement tous les manquements à la sécurité. Et quand bien même il y a une condamnation, on se retrouve avec 5 000€ en dommages et intérêts pour la perte d’un enfant ou d’un conjoint ! C’est juste dérisoire. » À cela, s’ajoutent les frais juridiques mais aussi l’absence de reconnaissance du statut de victime pour les proches décédés au travail et leurs familles. « Certaines familles ont jusqu’à 30 000 euros de dépenses pour l’avocat ! On est pas préparés à tout ça. » Johanna l’affirme, si la lutte contre le capitalisme et l’exploitation au travail n’est pas leur combat premier, il finit par le devenir. « J’ai d’abord lutté pour mon mari. Mais forcément, c’est un combat qui prend plus d’ampleur. La France fait partie des plus mauvais élèves européens en matière de sécurité au travail. La campagne de prévention de l’État est très importante, il faut vraiment continuer à mettre le paquet ! »