L’eugénisme, késako ?

Si le concept en lui-même est assez ancien, il est formulé ainsi pour la première fois en 1883 par le scientifique britannique Francis Galton. Cet anthropologue est fortement influencé par la lecture de L’Origine des espèces, écrit en 1859 par son cousin Charles Darwin. Défini comme étant « l’ensemble des recherches (biologiques, génétiques) et des pratiques (morales, sociales) qui ont pour but de déterminer les conditions les plus favorables à la procréation de sujets sains et, par là même, d’améliorer la race humaine », différents mouvements se revendiquant de cette notion vont se développer et croître tout au long du XXe siècle. Une politique eugéniste consiste en deux volets : éradiquer les caractéristiques jugées handicapantes ou impures d’une part, et favoriser le développement de caractéristiques jugées saines et bénéfiques d’autre part. Si Darwin s’est vivement opposé à la mise en place d’une sélection naturelle parmi les espèces, son livre a été repris et revisité à des fins eugénistes, notamment par un certain Herbert Spencer. On distingue ainsi deux courants eugénistes :

  • Le courant eugéniste spencériste (que certains appellent  «darwinisme social » ), consiste à « laisser-faire » la « sélection naturelle ». Il s’agit de la version la plus courante dans les démocraties néo-libérales. Durant la crise du covid, cette version s’est illustrée à travers des discours du type : « on a qu’à confiner les personnes âgées et laisser les autres vivre leur vie ». On peut aussi citer tous les discours qui vont dans le sens de la « méritocratie », la « réussite sociale ». On pense à la phrase de Macron : « ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien », et tout cet imaginaire collectif qui nous pousse à penser que ceux qui se hissent aux plus hautes places (haut-fonctionnaires, ministres…) seraient ceux qui auraient gagner la « bataille de la vie » et seraient donc meilleurs.
  • Le courant eugéniste galtonien présente une version plus réactionnaire, voire fasciste, de la précédente. Cette vision souhaite forger une société par la sélection artificielle forcée des espèces, en s’appuyant sur une idée de dégénérescence de la société et des individus.

Aux États-Unis, où des lois contre le métissage existaient alors depuis le XVIIe siècle, les stérilisations forcées sont pratiquées à partir de 1907 dans les établissements psychiatriques, et cela pendant plusieurs décennies. Le régime nazi va s’inspirer des politiques eugénistes américaines pour créer les siennes.

Affiches de propagande nazie.
À gauche: Affiche de propagande nazie du magazine Neues Volk qui affirme : « 60 000 Deutschmarks, c’est ce que nous coûte cette personne handicapée au cours de sa vie. Cet argent est aussi le vôtre. »
À droite : Affiche de propagande nazie, qui énonce qu’un patient atteint d’une maladie héréditaire coûte, en moyenne, 50 000 Deutschmarks (DM) lorsqu’ils atteignent 60 ans.
© Domaine public

De la stérilisation forcée à l’extermination de masse : les personnes handicapées et malades face au nazisme.

Le 30 janvier 1933, Hitler accède au pouvoir en Allemagne. Le 14 juillet de même année, la « Loi sur la stérilisation forcée » est votée. Toute personne souffrant d’une maladie génétique, d’une maladie considérée comme héréditaire (schizophrénie, surdité, épilepsie…), ou encore d’alcoolisme peut être stérilisée de force. Pour mener à bien cette vaste entreprise, 1 700 tribunaux de santé génétique répartis dans tout le pays sont chargés d’ordonner ces opérations. Dès l’année qui suit, en 1934, ce sont 56 000 personnes qui seront ainsi stérilisées. Une campagne de propagande est mise en place, notamment via les revues médicales. Des images de personnes qui ont des handicaps « spectaculaires » sont diffusées au grand public, pour attiser le dégoût et l’effroi dans la population, mais aussi la honte chez les parents d’enfants handicapés, considérés comme des « erreurs de la nature. » La deuxième loi eugéniste, dite « Loi pour la protection de la santé héréditaire du peuple allemand » intervient le 18 octobre 1935. Pour se marier, la population doit désormais se soumettre à un examen médical, attestant de leur bonne santé. L’union était interdite si l’un des partenaires souffrait de maladie mentale ou d’une maladie héréditaire ou infectieuse. À l’automne 1935 se met en place la troisième loi eugéniste, intitulée « Loi pour la protection du sang et de l’honneur allemand. » Celle-ci interdit le mariage entre juifs et non-juifs. Elle est votée à la suite d’un fort lobbying de médecins membres du « Mouvement pour l’hygiène raciale. » C’est le bureau racial SS qui est chargé d’enquêter sur les origines génétiques des futurs mariés. L’hygiène raciale est alors considérée comme une véritable spécialité. Des formules complexes sont inventées pour calculer les proportions de sang juif autorisé pour chacun des partenaires.

Le deuxième volet de cette politique eugéniste, soit celui qui permet d’assurer la reproduction de la population dite saine, va être déployé à travers tout un arsenal de mesures et de lois, parmi lesquelles :

  • Quand les handicapé-es sont stérilisé-es de force, l’avortement est illégal pour les femmes aryennes et valides (ce qui est plutôt la norme dans l’Occident des années 1930).
  • Les femmes sont renvoyées au foyer et des campagnes de propagande les encouragent à procréer.
  • La création du Lebensborn en 1935, soit une association nationale qui regroupaient des maternités dans lesquelles des femmes triées sur le volet génétique mettaient au monde des « aryens parfaits. »
  • Des prêts gouvernementaux qui représentaient une année de salaire furent accordés aux hommes dont les épouses quittaient leurs emplois. La somme remboursable était réduite à chaque nouvel enfant. C’est 1 700 000 prêts qui furent accordés jusqu’en 1940
  • En 1938, un décret impose aux fonctionnaires de se marier ou de démissionner. Les couples mariés depuis 5 ans et qui n’ont pas d’enfants encourent une amende.

Au déclenchement de la guerre, l’entreprise eugéniste rentre alors dans sa phase finale, et les stérilisations forcées laissent la place aux exterminations. Le prétexte invoqué : libérer des lits pour les blessés de guerre. Sous le nom de programme Aktion T4, des médecins nazis se réunissent pour réfléchir au meilleur moyen de tuer leurs patients handicapés. La méthode envisagée sera le monoxyde de carbone. Hadamar, Grafeneck, Brandenburg, Hartheim, Sonnenstein et Bernburg : les camps d’extermination prévus à cet effet seront les premiers à être construits et serviront à tuer environ 70 000 à 80 000 personnes handicapées entre l’automne 1939 et l’été 1941. Avec les tueries de Pologne de septembre 1939, il s’agit du premier meurtre de masse perpétré par les nazis avant la Shoah. Puis, de 1941 à 1945, les « euthanasies » sont effectuées par les médicaments et la sous-nutrition. Au total, on décompte environ 300 000 morts (dont 5 000 à 10 000 enfants) par le programme Aktion T4. Considéré par les historiens comme une sorte de « projet test » d’extermination de masse, une grande partie du personnel de ces camps furent ensuite déployés dans les camps d’extermination de Treblinka, Belzec et Sobibor. Le site du Mémorial de la Shoah revient sur ces événements.

Comme l’explique l’historien spécialiste du nazisme, Johann Chapoutot, dans cette interview pour LVSL :

Si l’on fait une analyse de la vision du monde nazie, si on décompose le nazisme en ses éléments constitutifs : le racisme, l’antisémitisme, l’eugénisme, le darwinisme social, le capitalisme version enfants dans les mines, le nationalisme, l’impérialisme, le militarisme… On découvre que ces éléments sont d’une grande banalité dans l’Europe, et plus largement dans l’Occident de l’époque. Les nazis puisent largement dans la langue de leurs contemporains, et c’est ce qui les rend fréquentables jusqu’au début de la guerre.

La Bund Deutscher Mädel (Ligue des jeunes filles allemandes), soit la branche féminine des jeunesses hitlériennes.
La Bund Deutscher Mädel (Ligue des jeunes filles allemandes), soit la branche féminine des jeunesses hitlériennes.
© Deutsches Bundesarchives / Wikimedia Commons

La « santé naturelle » et l’extrême droite, entre apologie de la nature et eugénisme.

La pandémie du covid-19 a permis à l’idéologie d’extrême droite de s’infuser dans le débat public. Les sphères que l’on nomme aujourd’hui covido-négationnistes (entreprise de négation du covid), ont été largement investies par les mêmes réseaux et individus qui font prospérer les idées climato-négationnistes depuis des années. Les frères Koch, par exemple, sont connus pour leurs activités et influences politiques, notamment en matière environnementale. Ces milliardaires américains du pétrole sont des soutiens très actifs des réseaux conservateurs et libertariens* qui luttent pour la réduction des dépenses publiques en matière de santé. Tirant leur fortune des énergies fossiles, ils sont des fervents supporters des organisations qui légitiment le climato-négationnisme. Le pétrole a fait partie des secteurs industriels les plus impactés par les confinements. On a ainsi vu le diesel passer à 1€10 le litre en moyenne, quand les SP-95 et SP-98 affichaient respectivement 1€22 et 1€30 le litre. En 2022, le journal d’investigation américain The Lever a publié cet article dans lequel est décrite la guerre industrielle et capitaliste contre les mesures de prévention sanitaire. Des lobbies, comme Americans For Prosperity (AFP), (fondé par les frères Koch), vont d’abord financer des campagnes anti-confinement, puis anti-vaccination.

En France, l’un des principaux relais de cette entreprise de désinformation est le site RéinfoCovid, lancé par Louis Fouché. Ce média est géré par l’association RéinfoLiberté, qui a été condamnée en 2022 pour des affiches antivax à Toulouse. L’argumentaire de son avocat ? « La liberté d’expression implique le droit de dire des conneries. Elle permet de dire que 2+2=5. »Aujourd’hui, les intox entourant l’épidémie continuent de proliférer, jusque dans les rangs de gauche et d’extrême gauche. De « le covid ne touche que les plus vulnérables », à « les vaccins ont été commercialisés trop vite et ne sont pas efficaces », en passant par « attraper le covid renforce l’immunité contre le virus » : les études et les données présentes aujourd’hui démontent facilement ces fausses informations. Non, même en méditant, en pratiquant le yoga, en mangeant équilibré et en évitant la cigarette, notre corps n’est pas mieux immunisé contre le covid ! Non seulement il s’agit là de désinformation, mais cela entretient l’idée que les personnes qui développent une forme grave du virus ou un covid long auraient péché dans leur hygiène de vie.

Une école en plein air pour lutter contre la tuberculose, aux Pays-Bas en 1918.
Une école en plein air pour lutter contre la tuberculose, aux Pays-Bas en 1918.
© Nationaal Archief

Ces fausses informations sont souvent accompagnées d’une apologie à la nature et au vivant. Le média indépendant Les Jours a consacré une série de reportages sur la galaxie complotiste et antivax. Dans l’épisode 4, il est question de la continuité idéologique entre les thèses complotistes et des passages à l’acte terroriste (meurtres, enlèvements…). « Les partisans de la santé dite « naturelle » rejettent par principe ce qui vient de « Big Pharma », aiment l’idée de laisser faire la nature et croient être en mesure d’avoir une immunité plus forte que les autres en suivant les traitements, naturels bien sûr, qu’ils ont choisis. Les fachos associent la médecine conventionnelle au système qu’ils détestent et, suivant un pseudo-darwinisme mal compris, imaginent qu’une épidémie peut permettre de ne conserver que les êtres humains naturellement supérieurs. En un sens, les deux camps sont d’accord. » Les Jours ont également interviewé l’historienne spécialiste du complotisme Marie Peltier, dont nous vous avons parlé ici :« On ne peut pas réfléchir à ce sujet si l’on n’a pas en tête le fait que l’extrême droite fonctionne toujours en s’appuyant sur deux boutons sémantiques : d’une part une pensée antisystème, c’est-à-dire « on nous ment, on nous manipule » ; et d’autre part un registre civilisationnel, c’est-à-dire « il y a des êtres naturellement purs et des êtres naturellement moins purs ». » Elle ajoute aussi que « on ne peut pas vraiment parler de dérive des complotistes vers l’extrême droite, puisque la pensée d’extrême droite est déjà présente en amont sur ces sujets. »

Les luttes populaires pour l’autodéfense sanitaire

Science for the people, le Mouvement pour la santé des femmes, Act-Up, les Black Panthers… : les mouvements populaires qui ont lutté pour la santé populaire et pour une réappropriation de la science ont jalonné l’Histoire des mouvements sociaux, en France comme ailleurs. De fait, l’autodéfense sanitaire n’est pas née avec l’épidémie de covid-19, mais découle d’une longue tradition militante et populaire. L’héritage militant que nous ont laissé le mouvement des Young Lords, par exemple, est riche d’enseignements sur ce concept. Ce groupe d’extrême gauche fut fondé dans le Harlem hispanique, par des militant-es latino-américain-es dans les années 1960. Parmi leurs nombreuses revendications, figurait l’accès aux soins. Ils organisaient des petits-déjeuners gratuits et ont ouvert des cliniques populaires pour y pratiquer des tests de dépistages de la tuberculose et du saturnisme (voir notre rubrique finale «Aller plus loin »).

Beaucoup de personnes dans la communauté puerto-ricaine de Harlem souffraient de tuberculose, mais l’accès à des centres d’examen leur était inaccessible. En 1970, et après de multiples tentatives par voie légale, des membres des Young Lords se sont emparés d’un semi-remorque de radiographie des poumons et l’ont installé dans leur quartier.
© Hiram Maristany / Gracieuseté du photographe.
Un die-in d’Act Up en 1990 à Washington.
© Domaine public.

Didier Raoult est un mandarin de l’industrie pharmaceutique. Il est issu des réseaux sarkozystes et il a tenu pendant très longtemps des tribunes dans le journal « Le Point ». Celles-ci étaient connues pour être souvent climato-négationnistes*. Malgré ce profil, beaucoup de militants de gauche et d’extrême-gauche ont relayé et défendu ses théories dès 2020.

Arnaud est impliqué depuis une dizaine d’années dans les mouvements de lutte écologiques, sociaux et étudiants. Avec Judith, ils ont fondé le collectif Cabrioles, un carnet de recherches en ligne visant à promouvoir l’autodéfense sanitaire face au covid. Depuis la création en 2020, plusieurs personnes les ont rejoint. « Cabrioles c’est un truc qu’on a créé à deux. Notre premier travail portait sur les dynamiques de fascisation, ou comment des mouvements réactionnaires puissent se saisir du covid, et de leur porosité de plus en plus forte avec les milieux militants. » Le premier confinement en France a lieu du 17 mars au 11 mai 2020, avec des variations de déconfinement différentes selon les territoires. Dans les mois qui suivent, la circulation du virus persiste, et le nombre de contaminations passe de 2 500 par jour en août à 10 000 en septembre. Le deuxième confinement intervient à la fin du mois d’octobre 2020. « Notre vrai signal d’alarme fut au cours de l’été 2020, quand on a vu de plus en plus de camarades reprendre la rhétorique pro-raoult et minimiser la pandémie », relate Arnaud. « Il n’y a pas besoin de passer des heures à faire des recherches pour s’apercevoir que, sur les réseaux sociaux, les mouvements qui poussent ces narratifs-là sont implantés dans l’extrême droite. On a donc essayé de le signaler aux groupes et aux personnes de gauche qui se les approprient, mais on s’est retrouvés face à une minimisation constante de cette implantation d’extrême droite. » À l’automne 2020, Cabrioles publie un texte intitulé « Anticovid, tu perds ton sang froid. » Paru à l’origine dans un petit journal aveyronnais, il est repris sur Paris luttes info. « Autour de nous, et plus largement dans les milieux militants en France, on voyait une rhétorique de minimisation du covid, avec une tendance à assimiler des pratiques de prévention à des mesures autoritaires. » Dans ce texte, les militant-es démontrent que l’opposition entre Emmanuel Macron et Didier Raoult est fausse et biaisée. « Ce sont les deux faces de la même pièce d’une politique néolibérale en matière de santé », et proposent une alternative. 

Le chemin qui nous semble être le bon est celui d’une politique populaire et émancipatrice face à la pandémie. Il s’agit de se ressaisir de l’Histoire des luttes pour la prévention en santé, de l’Histoire de la santé communautaire et de la réduction des risques.

Arnaud cite quelques mouvements populaires assez connus comme les Black Panthers, les Young Lords ou encore Act Up. « Ces mouvements ont tous mené une lutte sur le terrain de la recherche scientifique, chacun à leur manière », développe le militant. « Pendant la première vague, de nombreuses expériences ont eu lieu, comme les femmes qui cousaient des masques pour faire face à la pénurie, on a vu des dynamiques de soutiens matériels et psychologiques face à l’isolement… Mais ce qui relevait d’évidences durant le premier confinement, ne l’était plus lors du second. » Pour Arnaud, les mesures politiques y sont pour beaucoup. « Lors du deuxième confinement, tout le monde a pu continuer d’aller travailler, sauf bien sûr les personnes sans emploi, mais aussi toutes celles qui ne pouvaient pas sortir, pour plein de raisons. Et puis le couvre-feu, le retour des attestations, le deux poids, deux mesures en fonction des privilèges des uns et des autres, ont provoqué une sorte de basculement dans les milieux militants. Cette idée que la pandémie elle-même puisse avoir été volontairement exagérée par les pouvoirs publics a commencé à se diffuser jusque dans nos rangs. » Des personnalités complotistes et covido-négationnistes émergent sur Internet et dans les médias, telles que Louis Fouché, Alexandra Henrion-Caude, Laurent Mucchielli, ou des sites comme Réinfocovid. « Le covid est arrivé alors que la France vivait un mouvement de contestation social massif avec les Gilets jaunes qui occupaient la rue depuis un an et demi. Ça a permis d’alimenter les discours qui décrivaient la pandémie comme volontairement exagérée pour servir une politique contre-insurrectionnelle. »

Comme pour le changement climatique, le gouvernement a donné l’impression de prendre la menace au sérieux, s’est servi de l’impact émotionnel… tout en minimisant et en ne faisant rien pour protéger la population. Ce sont deux choses qui ne s’excluent pas, et qui ont convergées ensemble.

Une pancarte "Détruisez le patriarcat, pas la planète", lors d'une manifestation pour le climat le 10 mars 2023 à Paris.
Une pancarte « Détruisez le patriarcat, pas la planète », lors d’une manifestation pour le climat le 10 mars 2023 à Paris.
© Victor Velter / Shutterstock

Dès mars 2021, des articles (comme celui-ci) mettent à jour les composantes d’extrême droite qui prolifèrent via le site Réinfocovid, ainsi que les ressorts utilisés comme le confusionnisme et le complotisme. Le mois d’avril 2021 marque le troisième confinement en France, l’apparition des variants Alpha et Bêta, ainsi que le début de la campagne vaccinale. À partir du mois de novembre 2021, les taux de contamination explosent avec l’apparition du variant Omicron. En décembre, le taux d’incidence dépasse ceux des pics épidémiques des vagues précédentes, avec plus de 500 cas pour 100 000 habitants. « À ce moment-là, on constate deux tendances dans la population », raconte Arnaud.
« D’un côté, pour beaucoup de personnes, le covid n’est plus un sujet. Et dans le même temps, un certain nombre de textes sur les sites militants autogérés apparaissent. » Le militant poursuit : « Ces textes marquent une prise de conscience concernant l’exclusion de milliers de personnes en l’absence de prévention. »

Le covido-négationnisme, ce n’est pas juste la négation pure et simple de l’existence du covid, c’est aussi tous les phénomènes de minimisation qui assimile le virus à un simple rhume ou à une grippe par exemple.

Cabrioles publie alors un texte qui va faire son effet dans les milieux militants. Intitulé « Face à la pandémie, le camp des luttes doit sortir du déni », ce texte met à jour l’incapacité des organisations de gauche à analyser les tenants et les aboutissants de la crise sanitaire, mais aussi les lectures problématiques et les sophismes partagés et relayés jusqu’à l’extrême gauche. « Alors que la circulation du virus mettait à nu les rouages des rapports de domination et le caractère criminel de la logique capitaliste, peu de collectifs et de mouvements ont pris à bras-le-corps ce qu’impliquait la situation épidémique. Bon nombre ont au contraire minimisé sa gravité pour se focaliser uniquement sur la critique du gouvernement, assimilant bien souvent sans nuance tout moyen de prévention à de la répression autoritaire. » Enfin, ce texte a aussi permis d’expliquer comment, le covido-négationnisme est avant tout une production industrielle et capitaliste de désinformation, impulsée par les mêmes réseaux qui travaillent depuis des années à la négation du dérèglement climatique. « Toutes les techniques de désinfo qui sont expérimentées depuis des années par ces mouvances-là ont été orientées vers la pandémie. Ce fut ensuite repris par les gouvernements néolibéraux, en leur fournissant tout un tas d’outils de minimisation. »

L’extrême droite libertarienne*, tout comme les gouvernements capitalistes et les grosses fortunes mondiales, ont soutenu et financé la production du déni du covid. Le but étant, bien sûr, de faire tourner l’économie et de continuer à démanteler toute forme de protection collective.

Une crémation de masse de victimes du covid, à New Delhi en avril 2021.
© Exposure Visuals / Shutterstock

Le collectif Cabrioles publie, dès lors, deux dossiers par mois sur leur blog. Chaque dossier est consacré à un thème et un angle particuliers concernant des enjeux politiques sur la pandémie et la santé en général. « Les gens qui défendent l’autodéfense sanitaire restent très minoritaires dans les milieux militants. La diffusion prospère des théories et des intox d’extrême droite sur le virus dans nos milieux a provoqué l’abandon massif des pratiques de prévention. Que ce soit dans les milieux libertaires, de gauche radicale, autonomes, ou dans des revues intellectuelles et la presse de gauche au sens large… Ce fut tellement général que ce serait presque injuste de citer des noms d’organisations ou de revues plus que d’autres », confie Arnaud. « Des personnes ont tenté de discuter de ça dans leurs organisations, leurs syndicats, mais ont peu à peu été mises de côté. C’est en tout cas flagrant dans les retours qu’on a pu avoir, la grande majorité d’entre eux étaient d’ailleurs très enthousiastes vis-à-vis de notre blog. On a même eu droit à beaucoup de remerciements. »

Très rares sont les médias et les organisations de gauche qui n’ont pas, un jour, publié des propos élogieux de Raoult, n’ont pas diffusé des discours antivax ou anti-masques, n’ont pas appelé à rejoindre des mobilisations anti-prévention…

Après la parution de leur texte « Face à la pandémie, le camp des luttes doit sortir du déni », quelques organisations, comme des sections syndicales de la CNT et de SUD Solidaires se positionnent en faveur de l’autodéfense sanitaire. « L’Union Communiste Libertaire (UCL), a aussi fait une déclaration très importante », affirme Arnaud. « Maintenant, comparé à l’hégémonie du déni à gauche, ça pèse pas lourd. Même si ces prises de position sont importantes, elles restent isolées et marginales. »

Pour une autodéfense sanitaire à gauche

Depuis 2020, Arnaud et Judith tentent de comprendre pourquoi ces discours ont autant d’attrait dans leur camp social. Selon eux, il y a d’abord un rapport négligé aux sciences dites dures. « La formation aux sciences naturelles est peu présente dans le champ militant. On perd ainsi de vue comment les puissances capitalistes combattent tout un pan des sciences, notamment environnementales. On le voit grâce aux militants écolos antiracistes qui travaillent autour de la thématique du racisme environnemental. Les classes populaires sont dépossédées d’un certain nombre de savoirs et de connaissances. » À cela, s’ajoute aussi un manque criant de formation autour du validisme* comme rapport de domination. « Avant le covid, on était pas du tout formés sur ces questions-là à Cabrioles, et on a encore beaucoup de choses à apprendre. Comment le validisme est transversal aux autres rapports de domination, comment il structure la lutte des classes sur les lieux de travail. Et puis comment le validisme permet la hiérarchisation de la valeur des vies. » Arnaud et Judith se sont beaucoup formés grâce aux travaux des organisations anti-validistes, telles que le Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation (CHLEE). « On a une gratitude immense pour nos camarades handis qui, bien avant la pandémie et dès le début de celle-ci, ont recentré le débat autour de questions essentielles, comme celle du tri des patients à l’hôpital par exemple. »

Il ne peut pas y avoir de covido-négationnisme progressiste. Le covid exclut des tas de personnes de l’espace public, des espaces de lutte, des transports, en mettant directement leur vies en danger. Dans le camp des luttes, il va falloir s’emparer de cet enjeu à bras le corps, parce que c’est central, ça fait système. Les dominations se renforcent entre elles, par effets verrous. En ne pensant pas les dynamiques de validisme au sein des luttes, on ne pense pas des pratiques qui permettraient de renforcer les luttes elles-mêmes, en les rendant plus fortes et plus viables pour tout le monde.

L’un des objectifs de Cabrioles est donc d’informer sur l’Histoire des luttes populaires vis-à-vis de la science. Sur leur site, les articles sont riches et variés. On y trouve par exemple un billet sur l’organisation états-unienne « Science for the people ». Depuis les années 1970, cette organisation réunissait des scientifiques, des professeurs, des étudiants et des activistes qui, inquiets face à la montée des pseudosciences, militaient pour la réappropriation de la science par le peuple et les travailleur-ses. Un autre article de Cabrioles se consacre cette fois-ci au Mouvement pour la santé des femmes des années 1960. Mais la lutte contre les discours réactionnaires par rapport à la science et à la santé concerne aussi l’écologie. « Nous devons être vigilants aux discours qui opposent le « vivant » au « techno-capitalisme »», développe Arnaud. « C’est une lecture manichéenne et binaire sur laquelle beaucoup de mouvements s’alignent. Mais cette lecture invisibilise les rapports de dominations qui structurent le capitalisme, et qui sont présents parmi le vivant. » Arnaud prend, là aussi l’exemple de la crise du covid. « La pandémie impactait de façon très différenciée les classes populaires, notamment racisées, et les handis. La soi-disant unité du vivant n’a jamais existé. »

 "Nous ne sommes pas en guerre, nous l'avons toujours été." de Act-Up
« Nous ne sommes pas en guerre, nous l’avons toujours été. » © Act-Up

Des usages fascistes de la joie

La deuxième raison qui explique la permissivité des milieux de gauche aux discours antivax et complotistes,selon Cabrioles, est l‘absence de connaissance de l’antisémitisme et des formes que peut prendre l’extrême droite en général. « Un des trucs le plus marquant auquel on s’est confrontés, ça a été l’antisémitisme. Une absence criante de formation, une méconnaissance totale des nouvelles formes que prennent les réseaux d’extrême droite…Dans les milieux de gauche radicale, il y a eu un mépris de l’antifascisme pendant très longtemps, ce qui a pu entraîner une méconnaissance de l’extrême droite. En gros, tant qu’on a pas le cliché du skinhead en face de soi, il va y avoir une remise en doute que cette personne soit réellement un fasciste. »

On a eu beau montrer que Louis Fouché passait l’essentiel de son temps sur des chaînes YouTube de néonazis, de soraliens… Le fait qu’il parle de permaculture, pour certains, ça l’absolue de tout !

La galaxie soralienne Égalité et Réconciliation entretient beaucoup de liens avec la sphère néo-rurale. « Ils ont leurs boutiques de produits naturels, de médecines alternatives, et des discours sur le « retour à la nature » depuis plus d’une dizaine d’années. » Des termes comme « produits enracinés » fleurissent dans le vocabulaire de toute une frange de l’extrême droite. « Une expression comme « médecine enracinée », s’oppose à cette idée antisémite d’une médecine « enjuivée, mondialiste et industrielle. » C’est un discours simpliste et manichéen qui oppose, d’un côté, les méchants lobbys pharmaceutiques et la médecine traditionnelle, à la médecine dite naturelle. » Ces discours, déjà présents avant l’apparition du covid (les mouvements antivax existent depuis la découverte de la vaccination), entretiennent une porosité avec les milieux écolos plus ancrés à gauche. « Les milieux décroissants ont plongé là-dedans. Les produits identifiés comme bio ou locaux, pour beaucoup de personnes, c’est forcément de gauche. » Selon Arnaud, dans l’esprit de la plupart des gens, « il y a ce stéréotype selon lequel le fascisme serait porté par des individus autoritaires, gris, peu avenants… Certes, il y a des groupuscules néo-nazis qui peuvent coller à cette image par exemple. »

Mais la gauche oublie qu’il y a des usages fascistes de la joie. Historiquement, les mouvements qui ont accompagné la montée en puissance du nazisme dans les années 1930 exaltaient la joie, la danse, la vie en pleine nature, ou encore la santé dite « naturelle ».

Enfin, le collectif Cabrioles identifie un troisième facteur qui participe à cet attrait des milieux de gauche pour les discours complotistes. « Très vite, l’extrême droite a fait des comparaisons entre les militants antivax et les gilets jaunes, en mobilisant la rhétorique contestataire et anti-système. » Arnaud rappelle que Réinfocovid avait appelé à voter en masse contre Macron en 2022. « Ce site possède un énorme vivier de soutiens transphobes, anti-Planning familial, pro-Rassemblement national, pro-Poutine etc. La militance antivax s’est vite transformée en militance transphobe et antiféministe, sans grande surprise. » Pour Cabrioles, une partie des milieux militants de gauche s’est engagée sur une pente glissante vis-à-vis des réseaux d’extrême droite. « On assiste à un phénomène de fascisation massif, décuplé au travers de la pandémie. On voit des affects, des sympathies qui se créent vis-à-vis de certains discours d’extrême droite, par des personnes qui devraient pourtant être les premières à avoir des signaux d’alarme»

C’est le phénomène qu’on redoutait. On a essayé d’alerter. Mais on le voit perdurer et grandir.