Les enjeux
Le fonctionnement des associations et des congrégations religieuses est encadré par la loi du 1er juillet 1901. Promulguée dans un contexte anticlérical en France, cette loi est très mal reçue par les franges catholiques et bourgeoises de la société de l’époque. Jusqu’alors, les congrégations étaient approuvées par les évêques ou les papes. En 1901, si de nombreuses congrégations existantes obtiennent leur autorisation – désormais obligatoire – auprès du Conseil d’État, 2 500 établissements privés d’enseignement tenus par un personnel religieux sont fermés entre 1902 et 1903. Ces interdictions d’enseigner par le clergé provoque des tensions entre le gouvernement français et le Vatican. La rupture est franchie avec l’adoption de la loi dite de 1905, de la séparation de l’Église et de l’État. La laïcité, dans sa spécificité française, signifie que l’État doit être le garant neutre de la libre expression et de la pratique de toutes les religions sur son territoire. Du côté des franges conservatrices de la société, les réactions sont violentes. Des ligues voient le jour, comme la Ligue des femmes françaises, créée à Lyon en 1901. Jugée trop monarchiste, elle deviendra par la suite la Ligue patriotique des Françaises (L.P.D.F.). De 200 000 adhérentes en 1905, la L.P.D.F. atteint les 1 500 000 adhérentes en 1932. Ce fut la plus importante association féminine de la première moitié du XXe siècle, loin devant les organisations féministes. Très conservatrices, ces ligues sont composées de femmes nobles et bourgeoises, et revendiquent des idées antisémites, anti-jacobinistes et anti-socialistes. Elles s’opposent également au droit de vote des femmes et au féminisme de manière générale. Elles vont peu à peu s’approprier le concept de féminisme à partir des années 1930, mais l’utilisation de ce terme reste marginale. Des groupes d’extrême droite comme les Croix-de-Feu, le Parti social français ou encore l’Action Française (qui fut fondée dans le sillage de l’affaire Dreyfus) possédaient également leurs ligues féminines en interne. Antidreyfusardes et antisémites, ces ligues défendaient un ordre politique et social chrétien par l’influence des femmes. La principale figure féminine de l’Action Française de l’époque, la marquise de Mac Mahon, fut également l’une des premières adhérentes de la Ligue patriotique des femmes françaises. À ses côtés, les Dames et Jeunes filles royalistes organiseront la propagande du mouvement ; organisations de kermesses, diffusion de tracts royalistes ; récoltes de fonds grâce à des réunions mondaines et des bals ; réunions de charité… Leurs actions sont limitées dans un champ politique et social conservateur qui doit rester acceptable pour des femmes. Dans son livre, À droite de la droite ; les droites radicales en France et en Grande-Bretagne au XXe siècle, la chercheuse en sciences politiques Magali Della Sudda explique que la composition sociale de ces organisations est « proche de celle d’un parti de notables. À sa tête on trouve des femmes issues de la noblesse d’Empire (…), ainsi que des femmes de la bourgeoisie industrielle (…). Les cadres de l’association sont d’abord des aristocrates ferventes catholiques – voire des laïques consacrées dans le secret – puis le recrutement s’élargit aux femmes de la petite bourgeoisie à qui l’on confie la fonction de « dizainière », chargée de l’encadrement d’une dizaine adhérentes. » Dans son livre « Au service de l’Église, de la patrie et de la famille. » Femmes catholiques et maternité sous la IIIe République, la docteure en Histoire Anne Cova explique comment ces organisations féminines se positionnent sur la mission divine accordée aux femmes, à savoir la maternité. « La formulation d’un intérêt commun à toutes les femmes fondé sur l’expérience de la maternité n’est pas le propre des ligues féminines catholiques. En revanche, l’exaltation de la maternité spirituelle est un trait saillant qui permet de concilier l’absence de maternité biologique avec une maternité entendue dans un sens religieux et social qui revêt l’aspect de l’éducation du peuple et des enfants. »
L’héritage contemporain de ces ligues
Dans son livre Les nouvelles femmes de droite, Magali Della Sudda analyse : « Comme le notaient Claudie Lesselier et Fiammetta Venner en 1997 : « Dans une perspective nationaliste et raciste, les femmes sont vouées à transmettre, physiquement et culturellement, l’identité nationale. Sur ces bases, l’extrême-droite les appelle à s’engager en son sein, au nom de leur fonction de mère et d’épouse et dans le respect de la différence des sexes. » Ce projet conservateur et ethno-différentialiste avait permis de mobiliser les femmes de manière visible et tangible en tant qu’électrices et militantes. Les années 2012-2013 changent la donne avec la création d’espaces en non-mixité ou identifiés à la cause des femmes envisagée exclusivement à travers la défense de la famille traditionnelle – hétérosexuelle, chrétienne et française – et l’opposition à l’avortement et aux techniques reproductives. » En 2010, le site Belle et Rebelle transforme les milieux identitaires (ou plutôt la façon dont ils s’affichent publiquement). Ce blog marque les prémices de la féminisation de l’extrême droite. En 2012, la scène sociale et politique française voit émerger la Manif pour tous, créée en opposition à la loi sur le mariage pour tous. Dans la même veine, des groupes féminins nationalistes et identitaires sont mis en lumière, comme les Caryatides à Lyon (antenne féminine du Parti National Français) ou encore les Antigones (créé en opposition aux Femen). Avec pour slogan « Militer avec féminité », les Caryatides sont les seules à revendiquer ouvertement un héritage politique et culturel des ligues féminines catholiques du siècle dernier. Ces néo-pétainistes en jupes et talons aiguilles rêvent d’une révolution nationale qui renverrait les femmes à leur « rôle naturel » ; celui d’épouse et de mère au foyer.
Dans les organisations d’extrême droite, notamment identitaires, la place des femmes est un enjeu essentiel. En réaffirmant les stéréotypes de genre (les hommes réalisent les actions de terrain, les femmes passent une couche de vernis), cela leur permet de lisser leur image. Les militantes de ces organisations sont, le plus souvent, assignées aux tâches liées à la communication où elles diffusent des discours sur la « famille traditionnelle » et le « retour aux valeurs ». Ces dix dernières années, ces structures mettent aussi en avant les femmes comme portes-paroles. Génération identitaire par exemple, possédait deux portes-paroles, dans une distribution mixte (un homme et une femme). Là encore, l’objectif est le même : être dans l’air du temps tout en ayant des discours réactionnaires. Faire du neuf avec du vieux, en somme. Pour les droites radicales et nationalistes, réaffirmer les stéréotypes de genre passe non seulement par la mise en avant d’une féminité traditionnelle et soumise, mais aussi par une opération de restauration de la masculinité. La chaîne YouTube de Virginie Vota en est un exemple éloquent. Cette ancienne rédactrice pour le site d’extrême droite Boulevard Voltaire (fondé par Robert Ménard), s’est faite connaître par le site Égalité et Réconciliation d’Alain Soral. Sur sa chaîne YouTube, elle professe une identité de droite, féminine, nationaliste et catholique auprès de ses 100 000 abonné-es, et adopte un discours du type : «les féministes ont abîmé les rapports hommes/femmes, causant la perte de ce qu’est la vraie virilité. »
Le fémonationalisme : quand les droits des femmes sont récupérés au service d’un nationalisme blanc.
La chercheuse Sara R. Farris est à l’origine du concept de fémonationalisme, et l’explique ainsi : « la mobilisation contemporaine des idées féministes par les partis nationalistes et les gouvernements néo-libéraux, sous la bannière de la guerre contre le patriarcat supposé de l’Islam en particulier, et des migrants du Tiers Monde en général. » Elle s’est directement inspiré du concept d’homonationalisme, développé par la théoricienne Jasbir Puar en 2012. À l’instar des groupes cités plus haut, le collectif Némésis émerge dans le champ politique en 2019. Pour la première fois, des identitaires s’approprient le terme «féministe », en se revendiquant « féministes identitaires. » Là encore, il s’agit d’instrumentaliser les enjeux féministes à des fins racistes et anti-immigration. Mais le fémonationalisme n’est pas l’apanage de ces structures militantes. Le discours : « les vrais ennemis des femmes, ce sont les hommes des quartiers populaires, issus de l’immigration », est aussi revendiqué par des partis politiques tels que le Rassemblement national, les Républicains, mais aussi Renaissance (anciennement La République en marche). Ce discours sert à mettre la cause des droits des femmes au service d’un nationalisme blanc. Ainsi, il obéit à un double objectif : stigmatiser les personnes non-blanches et protéger les agresseurs blancs. Enfin, le fémonationalisme permet de disqualifier les femmes musulmanes qui portent le voile, comme l’explique l’association Lallab dans cet article : « Que cela soit en leur refusant l’accès aux plages, aux piscines, aux salles de sport, aux loisirs; des polémistes de l’extrême droite à la gauche, ont utilisé des argumentaires fémonationalistes pour priver les femmes musulmanes de leurs droits les plus fondamentaux […]. Le discours fémonationaliste participe à l’infantilisation des femmes musulmanes, il participe à leur diabolisation et leur déshumanisation. »
Face à ces dangers, nombreuses sont les militant-es à organiser une riposte féministe antifasciste en France.
L’initiative
L’extrême droite perpétue les systèmes oppressifs. En tant que féministes antifas, lutter contre le fascisme passe aussi par la mise en avant des enjeux féministes, antiracistes, anticapitalistes…
Lola (prénom d’emprunt) a rejoint l’Action Antifasciste (AFA) de Strasbourg en 2021. « J’ai commencé à militer en 2020, lors des mobilisations Black Lives Matter. A partir de là, je me suis intéressée de plus en plus aux violences policières, en tant que meuf noire et militante antifa. » À ses côtés, Camille, 34 ans, a co-fondé l’AFA. « J’ai découvert le militantisme au lycée, lors du mouvement social contre le contrat première embauche en 2006. Depuis, je n’ai jamais vraiment arrêté. » Fin 2017, le grouspuscule nationaliste et identitaire Bastion social (renommé depuis « Vent d’Est »), ouvre l’Arcadia, un bar d’extrême droite, dans le quartier de l’Esplanade. Un an plus tard, les membres de Bastion social sont contraints d’abandonner le projet suite aux importantes mobilisations antifascistes. « Les associations féministes et les syndicats se sont beaucoup mobilisés, mais aussi les associations de parents parce que le bar était implanté dans un quartier avec beaucoup d’écoles. Les habitants du quartier et les étudiants se sont aussi fortement impliqués », raconte Camille. « Ces mobilisations ont permis de nouer des liens, et ont abouti à la création de l’AFA par la suite. » Des manifestations aux tractages, en passant par des campagnes d’affichages dans le quartier pour informer les habitant-es… : les méthodes de lutte contre l’implantation de ce bar d’extrême droite furent nombreuses et variées. « Plein de gens n’avaient pas capté que c’était un bar facho, donc il a fallu faire un gros travail d’information à ce sujet », détaille Camille. « Le bar était en location. Leur vitrine était sans cesse dégradée, cassée… Les fachos ont fini par céder. »
Lola énumère les groupes d’extrême droite présents sur la ville de Strasbourg ; l’Action française, Strasbourg offenders (hooligans néonazis), Némésis, la Cocarde étudiante… « Leur présence est de plus en plus faible. Ils sont inexistants depuis le début du mouvement social contre la réforme des retraites. Dans d’autres villes d’Alsace ils ont des cortèges, mais pas ici. » La militante ajoute : « De base, l’Alsace est une région très à droite. On le voit rien qu’aux scores électoraux. Mais à Strasbourg, on a une très bonne présence antifasciste. Lors des élections présidentielles de 2022 par exemple, le collectif Antifa 67 s’est créé spécialement pour cette occasion. L’objectif était d’informer les Strasbourgeois sur la question de l’extrême droite, avec des conférences, des projections ou encore des tractages. » Le 25 novembre 2021, lors de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, les membres de l’Action antifasciste de Strasbourg ont déployé une banderole intitulée : «Bloc féministe face au fémonationalisme. » En parallèle, les militantes en ont profité pour distribuer un tract explicatif. «Ce terme n’est pas facile, et peu compris par la majorité des gens. En faisant une banderole avec ce mot, c’était une évidence pour nous de faire un tract à côté pour l’expliquer aux gens, et les amener à réfléchir aussi sur ce que fait le gouvernement quand il instrumentalise les droits des femmes », explique Camille. « Je pense à la politique de Marlène Schiappa par exemple, mais elle n’est pas la seule. » Enfin, une assemblée générale féministe a vu la jour dans la capitale alsacienne fin 2022, en réponse à une conférence anti-avortement qui a eu lieu au Parlement européen. « On s’est réunies au Parlement, avec une volonté de s’organiser autour des enjeux féministes et de protester contre cette conférence », raconte Lola.
Nos luttes féministes sont instrumentalisées à des fins racistes, islamophobes, capitalistes. L’épouvantail de l’Islam comme menace pour les droits des femmes sert à promouvoir des lois contre l’immigration. Dans le même temps, on féminise les postes de pouvoirs tout en continuant d’exploiter les travailleurs et les travailleuses.
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La violence comme outil politique
Le 15 mai dernier, l’Action antifasciste a organisé une soirée-discussion sur la question de la violence dans les milieux féministes antifa, avec l’autrice Irene (NDLR, à prononcer « Iréné »). « Le but de cette soirée était d’échanger sur comment s’approprie t-on la violence, et dans quels objectifs ? Comment se rendre capable de violence féministe, dans un monde où la violence est, en général, monopolisée par le patriarcat ? Par exemple, on parle d’autodéfense populaire pour désigner la violence qu’on oppose à l’extrême droite, mais aussi face au gouvernement et à sa police », commente Camille, avant de poursuivre : « Les personnes les plus opprimées sont aussi les plus vulnérables. Riposter, se battre, ne doit pas appartenir aux seules personnes privilégiées. Les tactiques non violentes sont aussi importantes, mais ne doivent pas être la seule option, tout simplement parce que la discussion avec les fachos est impossible et impensable. Mais c’est une question complexe. Tout le monde ne souhaite pas forcément user de la violence déjà. Et puis il faut en être capable matériellement, physiquement, mentalement… » Le 15 juin prochain, l’AFA a également prévu une soirée-débat avec l’autrice Gwenola Ricordeau pour une discussion sur les violences policières.
Pour nous, à l’AFA, le groupe d’extrême droite le plus important contre qui on est contraints de se battre à l’heure actuelle, c’est la police.
Lola ajoute : « L’assemblée féministe a organisé des formations d’anti-répression durant le mouvement social contre la réforme des retraites. » L’anti-répression (antirep)est un ensemble de techniques et d’outils utilisés dans les milieux militants pour se prémunir des éventuelles violences policières et judiciaires. Ces outils consistent par exemple à rappeler quels sont les droits lors d’une garde à vue, ou encore à relayer des numéros d‘avocat-es. « Il y a aussi une permanence qui a été mise en place à destination des personnes qui ont subi des violences policières pour avoir accès à du soin par exemple », complète Lola. En avril dernier, la CGT du Bas-Rhin et deux députés Europe Écologie-Les Verts (EELV) strasbourgeois ont dénoncé des violences policières durant les manifestations et interpellé la préfecture à ce sujet. Dans leur communiqué, ils indiquent : « Le service d’ordre intersyndical a été violemment et délibérément agressé par la police. (…) Des élus, des familles, des collègues se trouvaient dans le cortège et ont subi pour certains des coups de matraque, pour d’autres des tirs de gaz lacrymogènes et ce, sans sommation. » Pour Lola, avoir accès à des espaces d’information sur l’anti-répression durant le mouvement social a été très important. « C’était vraiment chouette, ça nous a permis d’avoir un lien direct avec des avocats qui connaissent le sujet et le contexte politique. Et puis c’est toujours bien d’avoir des piqûres de rappel, parce que ce sont des choses qui évoluent en permanence. »
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