Avertissement : Cet article aborde un sujet susceptible de réactiver des traumatismes, surtout chez les personnes concernées.

Tous les vécus d’inceste et/ou de pédocriminalités sont différents. Les violences pédocriminelles désignent les faits criminels d’abus ou d’exploitation sexuelle à l’encontre des enfants. Celles-ci se produisent, le plus souvent, hors du cadre familial. À l’inverse, l’inceste se produit dans un cadre intra-familial dans lequel règne un climat de domination incestuel. Si un ordre familial incestuel ne mène pas toujours à des passages à l’acte incestueux, il ne peut y avoir d’inceste sans climat incestuel au préalable.

Qu’est-ce qu’un climat incestuel ? 

Dans une famille où règne un climat incestuel, l’enfant est dépossédé de son caractère sujet : il est perçu en objet qui ne peut rien décider pour lui-même, ne s’appartient pas, et n’a pas droit à son intimité.

Concrètement, cela peut se traduire par :

  • des chantages affectifs.
  • des coups, des gifles, des violences physiques.
  • un contrôle des sorties (« tu parles à qui ? » « comment ? »).
  • de la culpabilisation.
  • des insultes, des moqueries.
  • une culture du secret familial.
  • une culture de la loyauté familiale.
  • ou encore, l’importance de préserver l’image de la famille parfaite à l’extérieur…

Toutes les familles incestueuses sont différentes. Par exemple, si les violences physiques et/ou conjugales peuvent advenir, elles ne sont pas systématiques. Le fonctionnement d’une famille incestuelle comporte de nombreuses similarités à celui des sectes. Dans les deux cas, une culture du « eux contre nous » y est distillée, le monde extérieur est présenté comme dangereux, menaçant. S’il n’existe pas de définition juridique de la secte et des dérives sectaires, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) dresse une liste de plusieurs critères pour les caractériser, parmi eux : la déstabilisation mentale, des atteintes à l’intégrité physique, un embrigadement des enfants ou encore un discours antisocial, et indique : « La dérive sectaire se caractérise par la mise en œuvre, par un groupe organisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions ou de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique, la privant d’une partie de son libre arbitre, avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou pour la société ».

Dans le film "Festen", Christian est chargé de prononcer un discours au dîner familial pour les 60 ans de son père. L'occasion pour lui de révéler de terribles secrets.
Dans le film « Festen », Christian est chargé de prononcer un discours au dîner familial pour les 60 ans de son père. L’occasion pour lui de révéler de terribles secrets. © Nimbus Film.

Qui sont les incesteurs et les incestés ?

  • 1 Français-e sur 10 déclare avoir été victime d’inceste, soit environ 6,7 millions de personnes.
  • 96% des auteurs d’inceste sont des hommes (les beaux-pères, les oncles, les pères, les frères, les cousins).
  • 92% des auteurs d’inceste, mineurs au moment des faits, sont des garçons.

Contrairement aux idées reçues, une fois devenues adultes, la majorité des victimes d’inceste ne deviennent pas des incesteurs ou des incesteuses. Dans son livre Le berceau des dominations consacré au sujet, l’anthropologue Dorothée Dussy affirme : « L’incesteur a, dans 30% des cas selon les enquêtes statistiques (…), lui-même vécu des relations sexuelles incestueuses précoces. » Dorothée Dussy explique également que les incesteurs sont souvent des hommes qui cultivent une très bonne image d’eux-mêmes, qui minimisent leurs actes et qui peuvent avoir des maîtresses, ou encore avoir recours au service de travailleuses du sexe. Elle résume : « Ils se servent là où ils peuvent. Telle est la logique égocentrique des dominants déjà résumée ainsi par Christine Delphy sur d’autres systèmes d’oppressions : « Les patrons et les hommes n’exploitent pas les prolétaires et les femmes par ignorance du mal qu’ils leur causent, mais pour le bien qu’ils en retirent. » » Polanski, PPDA, Matzneff, Gainsbourg, Duhamel… Notre société patriarcale se montre plus que complaisante avec les violences sexuelles au sens large – les exemples ne manquent pas – y compris avec les violences pédocriminelles et incestueuses. Mais l’inceste, ce n’est pas seulement la relation « incesteur-incesté. »

Charlotte et Serge Gainsbourg dans le clip "Lemon Incest".
Charlotte et Serge Gainsbourg dans le clip « Lemon Incest ». © Mercury Records.

« Cultiver l’illusion qu’on ne sait rien » : les loyautés familiales.

Si tous les vécus d’inceste sont différents, les stratégies de survie le sont également. Le silence reste néanmoins une option de sécurité pour beaucoup de victimes, tant vis-à-vis de leur famille, que de la société. En effet, dans la plupart des familles incestueuses, croire la victime est inenvisageable, et lorsque celle-ci prend la parole, elle se retrouve bien souvent ostracisée de sa famille. Il s’agit de « cultiver l’illusion qu’on ne sait rien », pour reprendre les mots de Primo Levi. Sans compter que si l’inceste est un acte de domination commis le plus souvent par des hommes, il est fréquent que les autres membres de la famille soient complices. Dans cet article, Dorothée Dussy explique que les mères ont une fonction très importante d’inculcation des normes sociales : « Quand une mère apprend l’existence d’actes incestueux, la réaction la plus fréquente est celle qu’on peut attendre d’une « bonne » mère, actrice sociale qui adhère au système : elle consiste à nier la réalité des actes, à ne pas entendre, à ne rien voir. D’une part, parce que les incestes ont très majoritairement lieu dans des familles déjà marquées par des actes incestueux aux générations précédentes, et que la loi du silence se trouve ainsi fortement intériorisée. (…) D’autre part, parce que l’ordre social patriarcal caractérise les hommes incesteurs comme des non-hommes, comme des animaux ou des monstres qui ont rompu avec la société plutôt que comme les agents de sa reproduction. Ce fantasme a pour effet de priver les témoins d’un inceste d’outils intellectuels pour appréhender la situation. (…) Nous ne connaissons pas de monstre ou d’hommes non-humains dans notre entourage, c’est donc que nous n’avons jamais d’incesteur devant les yeux. » Pour l’anthropologue, un certain nombre de conditions doivent être réunies pour qu’une mère soit en mesure de dénoncer l’inceste subi par son enfant : être ressortissante d’un pays où l’opposition à son mari est légalement permise ; une autonomie financière qui permette de faire face à la menace de la séparation, et enfin : « que la mère ait les ressources psychologiques et morales pour se construire une représentation nouvelle du monde, affranchie du père reconnu comme défaillant. C’est pourquoi la norme des postures maternelles, dans le monde, consiste le plus souvent à fermer les yeux sur les abus sexuels incestueux, et à faire taire son enfant quand il cherche à dénoncer la situation. »

Dans le film "Les Chatouilles", la réalisatrice Andréa Bescond se base sur sa propre histoire pour raconter celle de la petite Odette.
Dans le film « Les Chatouilles », la réalisatrice Andréa Bescond se base sur sa propre histoire pour raconter celle de la petite Odette.
© Les films du Kiosque

Un « plaisir honteux. »

Le jeu fait partie des techniques de manipulation utilisées par certains incesteurs, adultes comme enfants. Ceux-ci proposent à leurs victimes de jouer à un jeu, mais sans leur en expliquer la nature. La victime a le sentiment d’être complice : « j’ai accepté de jouer. » C’est ce que raconte l’une des victimes d’inceste qui témoigne dans ce podcast : « On rentre dans un jeu, comme un enfant. On y prend du plaisir. J’avais le droit de dire à peu près non, mais en fait j’étais prise dans un piège. J’étais contrainte, mais il était doux, gentil… J’avais l’impression d’avoir le droit de dire non, donc quand j’ai dit oui, je pensais que j’étais complice, voire coupable. » La notion de consentement est hors-sujet en ce qui concerne l’inceste. Les enfants sont incapables de consentir puisqu’ils n’ont PAS de capacités de discernement. Dans son livre Plaisir Honteux, l’autrice Michelle Desaulniers, elle-même victime de son beau-frère quand elle était petite, s’attaque à un tabou en explorant la dynamique « plaisir-abus ». Elle décrypte : « Selon certaines recherches, 60% des enfants abusés sexuellement ressentent une excitation sexuelle, du plaisir à des degrés divers et même un orgasme au cours de l’abus. (…) Les victimes d’abus sexuel ayant ressenti du plaisir ont davantage tendance à se dire très traumatisées par leur expérience (88%) encore plus que celles qui n’en ont pas ressenti ou qui ont été forcées ou menacées (54%). » Dans son livre, l’autrice explore comment cette réponse physiologique du plaisir se mêle à la la manipulation émotionnelle des incesteurs. Elle observe : « Il est important de reconnaître l’aspect gratifiant que comporte pour l’enfant la relation incestueuse. Il arrive que des enfants gardent le secret, non parce qu’ils sont menacés mais parce qu’ils aiment l’attention et le plaisir qu’ils obtiennent de cette relation. (…) Pour quelques enfants, ces relations sexuelles sont un moyen d’obtenir de l’attention et de l’affection. (…) Pour un grand nombre de victimes, les relations sexuelles avec l’agresseur constituent en effet l’unique possibilité de se sentir psychologiquement et physiquement appréciées et aimées. Pour ces enfants, recevoir des attentions sexuelles signifie tout bonnement recevoir de l’amour. » L’autrice explore aussi comment une victime d’inceste se construit en associant les sentiments de peur ou de haine à celui du plaisir sexuel.

Tous les incestes sont violents et ravageurs sur le plan psychologique, cependant, lorsque l’enfant vit le paradoxe « plaisir-abus », les séquelles sont d’autant plus importantes que l’abus est moins clair et difficile à identifier.

Michelle Desaulniers, « Plaisir honteux ».

Dans le film "Jusqu'à la garde", Miriam accuse son ex-mari de violences conjugales et réclame la garde exclusive de leur fils. Mais la juge en charge du dossier accorde une garde partagée au père, qu'elle estime bafoué.
Dans le film « Jusqu’à la garde », Miriam accuse son ex-mari de violences conjugales et réclame la garde exclusive de leur fils. Mais la juge en charge du dossier accorde une garde partagée au père, qu’elle estime bafoué. © Haut et Court Distribution

3% des plaintes pour viol sur mineur-es donnent lieu à une condamnation.


Manque de personnels, manque de formations et des signalements en augmentation permanente… Depuis de nombreuses années, l’Aide Sociale l’Enfance (ASE) alerte sur sa situation et des associations du secteur tirent régulièrement la sonnette d’alarme, comme en novembre 2023, après la mort d’une fillette de 11 ans qui faisait l’objet d’un placement à l’ASE dans l’Oise. Du côté de l’appareil judiciaire, les résultats ne sont pas brillants non plus. Interrogé au micro de FranceInfo en septembre 2023, Édouard Durand, l’ancien co- président de la Commission indépendante sur l’inceste (CIIVISE) affirmait : « Seulement 3% des plaintes pour viol sur mineures donnent lieu à la condamnation du mis en cause. »

La présomption d’innocence n’a jamais été conçue pour générer un système d’immunité des agresseurs.

Édouard Durand, le 21/09/2023 sur FranceInfo.

En 1978, alors qu’un procès historique permet d’inscrire le viol comme un crime dans la loi française, l’avocate et militante pour la criminalisation du viol, Martine Le Péron, s’interrogeait sur les raisons qui inciteraient la justice à réprimer les violeurs : « Si, comme l’a montré Michel Foucault, le fondement de la répression est l’intérêt social, pourquoi la justice sanctionnerait le violeur, qui n’apporte de trouble qu’à la personne violée et non à l’ordre social caractérisé par la domination masculine ? » Dorothée Dussy va plus loin dans cet article, en dénonçant la vision masculiniste* de la Justice : « Le système judiciaire aide l’incesteur à se distinguer du stéréotype du violeur via une palette d’outils tels que les délais de prescription qui empêchent l’incesté de porter plainte passé un certain âge, la notion de majorité sexuelle qui conditionne la qualification de viol, la possibilité de plaider la maladie, donc l’irresponsabilité, etc. Or, si demander à sa fille âgée de quinze ans de masturber son père apparaît au père comme au législateur moins de la pédophilie, moins de l’inceste, moins condamnable que si elle a 10 ans, c’est un point de vue masculiniste. »

On a décrété que la parole de l’enfant devait être un point de départ dans la détection de l’inceste, alors qu’elle ne devrait être qu’un outil de confirmation.

« Ce qui fait l’inceste », article paru sur le site du CRIMS.

C’est via leurs pseudonymes militants que Carabinacitron et Lotis s’expriment dans les médias. Elles font partie des personnes à avoir co-fondé le Collectif de Réflexion sur l’Inceste et les Maltraitances Systémiques (CRIMS) en 2023. À 49 ans, Carabinacitron, elle-même victime d’inceste, explique s’être lancée dans le militantisme féministe en 2015. « Je parlais peu d’inceste. Je commençais des tweets, mais je les effaçais aussitôt. Un jour, j’ai bloqué toute ma famille sur Twitter, et ça m’a libérée. » Cette cheffe de projet rennaise raconte qu’elle ne se retrouvait dans aucun témoignage de victime d’inceste, ni dans aucune représentation. « J’ai été la victime d’un membre de ma fratrie. Je viens d’un milieu familial très incestuel et maltraitant. Les contenus que je voyais passer sur l’inceste parlait beaucoup d’amnésie traumatique, au point où celle-ci devenait une généralité. Moi, je n’ai jamais eu d’amnésie. Du coup ça veut dire quoi ? Que c’est moins grave, que je suis moins légitime ? » Rapidement, Carabinacitron et Lotis se rencontrent sur les réseaux sociaux, échangent, et partagent les mêmes constats. Avec d’autres personnes, elles décident de former un groupe. « En septembre 2023, le CRIMS existait déjà mais n’avait pas de nom », précise Lotis. « On ne se sentait pas représentés, et ça nous titillait. »

Avec le CRIMS, on souhaite ouvrir des champs de réflexion sur tout ce qui sous-tend la famille maltraitante. Il y a énormément de singularités à entendre, et en même temps, beaucoup de maltraitances qui se ressemblent.

Lotis est l’autrice de trois livres sur la prostitution de mineurs et les réseaux pédocriminels. Se définissant comme victime d’exploitation sexuelle lorsqu’elle était mineure, elle explique qu’au CRIMS, le collectif n’a pas le droit de regard sur ce que dit l’individu. « Nos vécus sont différents les uns des autres. On respecte profondément les différences dans le CRIMS et à l’extérieur. Pour ma part, je n’écris pas du tout la même chose que d’autres, je n’ai pas forcément la même approche. En revanche, les sources données sur notre site sont des sources avec lesquelles nous sommes tous en accord. » Lotis détaille aussi que le site du CRIMS n’est pas seulement à destination des victimes d’inceste, mais également à destination des victimes de sectes ou de réseaux pédocriminels.  «Ce qui nous définit, c’est la volonté de réflexion, mais pas de réaction. Bien sûr qu’on réagit à des actus liées à l’inceste, mais le but n’est pas de réagir à chaud, ni même de mener des actions. C’est d’être avant tout dans la réflexion sur nos vécus. »

 Le film "My little princess", raconte l'histoire d'une fillette de 10 ans, érotisée par sa mère photographe de mode. © Dulac distribution
Le film « My little princess », raconte l’histoire d’une fillette de 10 ans, érotisée par sa mère photographe de mode. © Dulac distribution

L’arrivée de l’inceste dans une famille ne relève jamais d’un hasard. Même lorsque l’incesteur est un nouveau membre de la famille, par exemple, un beau-père. Il y a toujours un terrain auquel l’agresseur arrive à s’identifier au départ.

« Pour nous, l’inceste, ce n’est pas juste les abus sexuels. Ça comprend aussi l’incestuel. » Carabinacitron prend son exemple personnel : « Le petit garçon de 7 ans qu’était mon frère, n’a pas pu manipuler ma famille entière ! J’ai déjà réfléchi avec quels adultes j’ai pu avoir des relations érotisées quand j’étais enfant. J’ai compté deux oncles, tous mes cousins, mes parents… » Lotis renchérit : « C’est démontré par des études. L’inceste apparaît dans un contexte familial où il peut déjà y avoir des violences physiques, mais pas d’inceste par exemple. Ou encore, une érotisation, mais sans actes sexuels incestueux. Dans ces familles, il y a des normes alternatives. » La militante franco-suisse explique que l’incestuel est issu des maltraitances systémiques*, et que toute la dynamique familiale pose une ambiance. « Si je prends l’exemple du silence. Ce n’est pas un silence imposé sur tout, mais sur certaines choses. C’est un silence sélectif, mais omniprésent. Souvent, l’agresseur ne menace pas, car l’enfant n’a pas besoin de menaces : il est élevé dans ce contexte. »


Comment protéger les enfants.

Les militantes affirment l’importance de faire de la prévention en visant les auteurs d’inceste, y compris mineurs. « Il s’agit d’un levier d’action qui est trop peu utilisé. » Elles s’appuient ainsi sur les travaux de la Fédération française des Centres Ressources pour les Intervenants auprès des Auteurs de Violences Sexuelles (FFCRIAVS). Carabinacitron avoue ne plus aborder le sujet sur les réseaux sociaux : « Je suis systématiquement agressée, notamment par les mères. Elles n’aiment pas du tout l’idée que la prévention auprès des enfants victimes serait inutile. Parce que ça remet en cause beaucoup de choses. La prévention ne marche pas pour les victimes ! De la même manière que c’est ridicule de dire aux filles de faire attention à ne pas se faire violer, c’est tout aussi inutile de dire aux enfants qu’il faut dire non. »

J’ai dit « non » des dizaines de fois à mon frère. Je suis bien placée pour vous dire que ça ne marche pas toujours.

« Ce type de prévention, faite auprès d’enfants qui évoluent dans des familles qu’ils considèrent comme normales, ne peut pas marcher ! », tempête à son tour Lotis. Là encore, elle s’appuie sur le dernier rapport de l’Observatoire National de la Protection de l’Enfance (ONPE) : « La révélation des violences est une étape cruciale qui n’est jamais accompagnée ! L’enfant ne peut pas parler, parce que s’il parle, il sait qu’il risque d’être envoyé à l’Aide sociale à l’enfance par exemple. C’est d’ailleurs une menace sous-jacente dans les familles incestueuses. « Regarde, les pauvres enfants qui sont à l’Aide sociale, qui ne voient plus leurs familles…” » Lotis poursuit sur la nécessité d’interroger les dynamiques familiales qui consistent à faire obéir les enfants. « En lisant Alice Miller, on s’aperçoit que les limites de la maltraitance sont floues. On veut absolument que l’enfant fasse ceci, cela, et c’est déjà une relation déséquilibrée. » Elle-même mère de famille, elle rappelle que la loi interdit les violences éducatives ordinaires. « Tous les parents ne le savent pas. Surtout, tous les parents n’ont pas envie de le savoir ! » Lotis prend son exemple en tant que maman : « Par rapport au fait d’avoir des enfants, j’ai beaucoup réfléchi à ce que je ne voulais pas. Qu’est-ce que je ne veux pas faire pour eux ? Les responsabilités qu’ils n’ont pas à porter par exemple. Qu’est-ce que je ne veux pas être pour eux ? Nos enfants ne sont pas des prolongations de nous-mêmes qui nous doivent obéissance. »

Certaines personnes veulent pouvoir mettre des baffes à leurs enfants en toute impunité. Combien de fois entend-on l’expression, complètement banalisée : « deux gifles et au lit » ?

 Le film "The war zone" raconte l'histoire d'un adolescent de 15 ans, qui vit avec sa famille dans une campagne rurale britannique des années 1990. Il découvre que sa sœur est victime de leur père. © Blackwatch Distribution
Le film « The war zone » raconte l’histoire d’un adolescent de 15 ans, qui vit avec sa famille dans une campagne rurale britannique des années 1990. Il découvre que sa sœur est victime de leur père. © Blackwatch Distribution

Le climat incestuel d’une famille garde les enfants sous silence. Les gifles et les coups participent à ce climat. C’est ça, le silence. Quand l’enfant sait qu’il va s’en prendre une, parce qu’un jour, il a raconté une anecdote, qui lui semblait pourtant anodine, et qu’il s’est pris une baffe…

Carabinacitron assène : « Je ne me considère pas mieux élevée que mes copines qui n’ont jamais été tapées. » Elle ajoute : « Quand on a vécu dans la réalité alternative qui est celle d’une famille incestuelle et/ou incestueuse, c’est très compliqué d’en sortir. Gamine, j’avais conscience que ce que je vivais était anormal, injuste et violent. Mais une fois adulte, il faut parvenir à prendre du recul sur tout ça, et à se créer de nouvelles normes. » L’exemple-type ou représentatif d’une famille incestueuse n’existe pas : c’est ce que le CRIMS n’a de cesse de rappeler.

Accompagner la parole.

« Il y a une injonction très forte à la parole et à vouloir « forcer » la parole. On nous répète qu’il faut parler, comme si la parole en elle-même libère les victimes des traumatismes, voire nous guérit. » Carabinacitron et Lotis sont unanimes : parler ne suffit pas. « La parole de l’inceste, c’est une parole particulière, bien plus que la parole de l’agression sexuelle. Non seulement en parler ne nous libère pas, mais ça peut au contraire provoquer des effets néfastes sur la personne, comme de la décompensation. » La décompensation psychique désigne la rupture de l’équilibre psychologique d’une personne. Lotis soutient : « On ne peut pas parler dans des circonstances où l’on est pas prêt, parce que c’est casse-gueule. » Elle pointe également les violences de l’institution judiciaire et policière qui surviennent lorsque les victimes souhaitent prendre la parole. « La parole à elle seule n’est pas magique ! Si elle n’est pas prise en charge et accompagnée correctement, la parole ne suffit pas, et peut avoir des effets dévastateurs. » À cela, s’ajoute les coûts et les risques liés aux procédures judiciaires, tels que les non-lieux…

On ne sait pas recueillir la parole des adultes, et encore moins celle des enfants. La société ne se sert de la parole des victimes que d’un point de vue moral et dans le but de se donner bonne conscience.

 Le film "My little princess". © Dulac distribution
Le film « My little princess ». © Dulac distribution

Il n’y a pas de principe de reproduction de violences. Les schémas peuvent être cassés, j’en suis témoin.

Pour Lotis, la pression est telle que, pour être entendue, la parole doit être normalisée. « Non seulement on doit parler, mais pas n’importe comment, car si on veut être entendue il faut qu’on parle d’une certaine manière. » Elle prend l’exemple des récits qui mettent en avant la résilience de l’individu. « Je n’adhère pas du tout à la notion de résilience. Il s’agit d’un principe stigmatisant pour les victimes, car ça suppose qu’on doit être un exemple pour les autres, montrer qu’on est capables d’arriver à « en faire quelque chose de positif. » On retrouve le même genre de discours sur le handicap d’ailleurs. » La militante poursuit : « Selon Boris Cyrulnik, la résilience a investi tous les champs. Que des gens y croient, tant mieux pour eux. Mais je pense qu’en vantant la résilience à tout va, on glorifie une certaine idée du courage et de la force, et on culpabilise les personnes qui ne seraient pas assez résilientes, car trop faibles. » Carabinacitron ajoute : « Et puis tirer quoi de positif de l’inceste en fait ? Je refuse catégoriquement d’en tirer quelque chose de positif ! Ça, c’est pas entendable pour moi. Par contre, il faut faire attention à ne pas tomber dans l’extrême opposé, à savoir véhiculer des discours en mode « on est mort à l’intérieur, on ne se reconstruit jamais, c’est fini », parce que c’est faux. Personnellement, j’aime assez le mot « rétablissement ». »

Réussir à bâtir un équilibre avec ce qui nous est arrivé, ne veut pas forcément dire qu’on est fort. La reconstruction, ce n’est jamais linéaire. D’abord, on survit. On essaie de vivre ensuite.