Dans son livre « Les Fossoyeurs », paru en janvier dernier, le journaliste Victor Castanet fait le récit de son investigation menée pendant plusieurs années dans le secteur – lucratif – de la vieillesse et des Ehpads. Rationnement des repas et des protections incontinence, mais aussi détournement de fonds publics : le journaliste accuse Orpea, l’un des leaders européens des maisons de retraite, d’avoir industrialisé le secteur de la dépendance et de la vieillesse. A la suite de ce livre, le gouvernement a commandé un rapport qui confirme les révélations de l’enquête journalistique. 80 familles de résident-es ont également déposé plainte contre le groupe Orpea pour « mise en danger de la vie d’autrui » et « homicide involontaire. » Enfin, l’émission Cash Investigations de France Télévisions, menée par la journaliste Elise Lucet, a également sorti un épisode sur le sujet, en s’intéressant cette fois à Korian, le numéro un des maisons de retraite, devant Orpea. Ces investigations journalistiques ont (re)mis sur le devant de la scène la question des politiques publiques en matière de vieillesse et de dépendance. Un sujet qui devrait être au coeur de nos préoccupations sociales, puisqu’en raison de multiples facteurs, tels que l’amélioration de l’espérance de vie, la population française est de plus en plus vieille. Selon l’Insee, la part des personnes de plus de 65 ans a progressé de 4,7 points en vingt ans, et de 2,4 point pour les personnes de plus de 75 ans. À l’inverse, la part de jeunes ne cesse de diminuer. Ce vieillissement de la population va continuer de se développer avec l’arrivée à 65 ans de la génération des baby boomers.

À quel âge est-on vieux, vieille ?

Les politiques publiques de nos sociétés occidentales déterminent l’âge des « seniors », à partir de 65 ans. On parle de troisième âge pour désigner les sexagénaires et septuagénaires, et de quatrième âge pour les personnes de 80 ans et plus. Nos sociétés occidentales et capitalistes ont façonné les âges en fonction du rapport au travail : enfance, vie considérée comme « active », puis vieillesse et mort. Un coup d’œil aux médias (des magazines pour seniors, aux séries télé, en passant par la publicité…) suffit pour se rendre compte des deux visions de la vieillesse qui prédominent dans notre culture :

  • d’un côté, les seniors considérés comme « actifs », qui partent en voyage, s’occupent de leurs petits-enfants, cultivent leur potager, s’adonnent au yoga et font de la randonnée tous les weekends. Il s’agit là d’une glorification de la vieillesse sous le prisme du « rester jeune », plutôt que du « bien vieillir ». 
  • de l’autre, les vieux malades, séniles, réactionnaires et/ou technophobes. 

Dans les deux cas, il s’agit de stéréotypes âgistes. L’âgisme désigne l’ensemble des discriminations fondées sur l’âge. C’est une facette supplémentaire de la domination capitaliste qui s’exerce chaque jour sur nos corps et nos vies. Bien sûr, cette discrimination peut prendre des formes différentes en fonction d’autres critères de stigmatisation. Par exemple : la société ne fait pas subir la vieillesse de la même façon pour les hommes que pour les femmes. Il en va de même en fonction de la classe sociale, de l’orientation sexuelle ou encore de la race. Si l’âgisme peut s’exercer aussi sur les jeunes, souvent sous la forme de condescendance et de paternalisme, c’est un biais de perception qui discrimine particulièrement les seniors et les vieux. Ainsi, les personnes de plus de 48 ans ont trois fois plus de chance de se faire refuser un emploi qu’une personne plus jeune. 

Le « conflit générationnel » illustré à travers le traitement de l’actualité du covid-19 et des élections présidentielles.

Dès le début de la crise sanitaire liée au coronavirus, les vieilles et les vieux ont été pris pour cible. De nombreuses associations ont déploré le fait que les personnes âgées soient érigées en bouc émissaire de la transmission du virus. C’est ainsi que les manifestations d’âgisme bienveillant, (comme les attitudes condescendantes et paternalistes), ont pu laisser place à des manifestations d’âgisme plus hostiles. Celles-ci ont été véhiculées par des discours laissant entendre qu’il n’était pas nécessaire de prendre soin de nos aîné-es puisque, de toute façon, ils allaient mourir. D’autres discours, similaires, arguaient qu’il ne fallait confiner que les personnes âgées puisque c’étaient elles qui étaient « à risque », afin que le reste de la population puisse continuer à vivre sa vie. Ces discours, en plus de dénoter d’un profond manque de solidarité, de morale et de justice, sont validistes*. Les personnes handicapées, malades chroniques et/ou immunodéprimées en ont d’ailleurs largement fait les frais. Enfin, il convient de rappeler que les personnes jeunes et en bonne santé sont aussi à risque de développer des formes graves et/ou longues du Covid. Cette façon de créer un conflit générationnel dans les discours politiques et médiatiques revient également à chaque élection. Les fameux chiffres « vote jeune » versus « vote vieux » ont tourné en boucle sur les plateaux télé. En plus d’avoir profité de la fameuse époque du « plein emploi » (notion très relative) et de la société de consommation des « Trente Glorieuses » (certains historiens préfèrent appeler cette période les Trente Ravageuses), ce serait eux qui auraient voté en majorité pour Emmanuel Macron dès le premier tour. La manœuvre est ancienne, et plutôt facile : elle consiste à trouver des boucs émissaires, plutôt qu’à poser des questions de fond (sur l’abstention, la sociologie électorale…). Pour cela, rien de tel que de publier des graphiques (ce sont des chiffres, donc c’est forcément du sérieux) et de laisser ainsi s’exprimer les biais socioculturels qui forgent nos imaginaires collectifs. Le média Frustration s’était d’ailleurs penché sur ce sujet dans cet article.

Le « fossé des générations » est un outil de toute société répressive. Si les jeunes membres d’une communauté considèrent les plus âgés comme méprisables, suspects ou superflus, ils ne pourront jamais se donner la main et examiner les souvenirs vivants de la communauté, ni poser la question importante : ″Pourquoi ?″ Cette amnésie historique nous conduit constamment à réinventer la roue. 

Audre Lorde, « Age, Race, Class and Sex »

De gauche à droite : Audre Lorde, Meridel Lesueur et Adrienne Rich.
De gauche à droite : Audre Lorde, Meridel Lesueur et Adrienne Rich. © Licence Creative Commons (domaine public).

La vieillesse sous le prisme féministe 

Dans son livre autobiographique « Se ressaisir », Rose-Marie Lagrave accorde tout un chapitre à la vieillesse avec un point de vue féministe. « La leçon politique que l’on peut tirer de la vieillesse tient à sa capacité à remettre en cause les valeurs dominantes. À la concurrence, la compétition, le virilisme, et la violence des rapports sociaux, elle oppose fragilité et vulnérabilité. Or fragilité et vulnérabilité ne sont pas spécifiques à la vieillesse : pour les vieux, c’est un handicap ; devant celle des enfants, on s’extasie.» Plus loin, elle ajoute : « Réintroduire le vulnérable et le fragile, c’est commencer à éroder la dureté de la vie et prôner les valeurs du souci de soi, et pareillement le souci du soi des autres, non dans une optique de prise en charge mais comme une action politique de destitution de l’individualisme et de la compétition comme fondement du lien social. » Institutionnalisation, politiques ségrégatives, isolement, discours pathologisant… Ces problématiques sont également investies par les luttes anti-validistes, et ce depuis les années 1970. Les personnes handicapées sont constamment présentées – à l’instar des personnes âgées – comme des objets de soin, des victimes fragiles et vulnérables qu’il faut protéger, et ce faisant, leur ôter toute autonomie « pour leur bien. » Or, comme le rappelle régulièrement le Comité national d’éthique (CCNE), se focaliser sur le manque de moyens (que ce soit celui des Ehpads ou encore celui des services psychiatriques) empêche de remettre en question le choix de société qui consiste à ghettoïser les personnes âgées et les handicapé-es.

Vieillesse et identités LGBTIA* : des problématiques spécifiques

Selon Francis Carrier, le fondateur de Grey Pride, les seniors LGBTIA représentent environ 800 000 personnes sur les 15 millions de seniors en France. Dans cette vidéo, il explique comment trois facteurs contribuent à faire de cette population une minorité dite « invisible » :

  • Il s’agit d’une population habituée à vivre dissimulée (la culture du coming-out* telle qu’on la connait aujourd’hui est encore très récente.)
  • C’est une population qui entretient de la méfiance envers les professionnel-les de santé.
  • C’est également une population qui fait l’auto-apprentissage de son exclusion, y compris au sein même des milieux LGBTIA, dû à la perception négative du vieillissement dans ces communautés, où « le corps gay se doit d’être un corps jeune. »

Tous ces constats sont d’ailleurs partagés dans le film « A Secret Love ». Diffusé depuis 2020 sur Netflix, ce documentaire part à la rencontre de Terry Donahue et Pat Henschel, deux joueuses de base-ball américaines durant les années 1940 et 1950 qui ont caché leur relation amoureuse aux yeux de tous pendant 65 ans. Le documentaire raconte leur histoire et suit le couple de nonagénaires qui décide de faire leur coming-out à leurs familles et de se marier, aux âges de 87 et 90 ans. 

La prise en compte des seniors LGBTIA dans les milieux médico-sociaux est d’autant plus importante qu’il s’agit d’un public, notamment les hommes homosexuels, qui fait face à des risques spécifiques en matière de VIH. Selon le Crips Ile-de-France :

  • 50% des personnes séropositives ont plus de 50 ans (contre 8,5% en 1993) et 16% ont plus de 60 ans.
  • 20% des personnes qui découvrent leur séropositivité ont plus de 50 ans. (Les personnes de moins de 25 ans représentent 11% des découvertes.) 

Bien entendu, les hétérosexuel-les aussi peuvent contracter le VIH. Mais les hommes gays restent, encore aujourd’hui, la catégorie la plus touchée par le VIH en France (44%), suivie par les personnes hétérosexuelles nées à l’étranger, notamment en Afrique subsaharienne (39%). Loin devant les hétérosexuel-les né-es en France (15%) et les usagèr-es de drogue injectable (1%.) Enfin, et contrairement à de nombreux pays tels que l’Espagne, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Suède, l’Autriche ou encore le Danemark, il n’existe pas de maisons de retraite pour personnes LGBTIA en France. Un projet est porté par l’association Les Audacieuses et les Audacieux depuis plusieurs années, mais peine à se concrétiser. 

Image extraite du film documentaire Netflix « A Secret Love ». © Netflix

Chaque mois, une nouvelle personne nous rejoint. Certaines d’entre elles font plus de 100 kilomètres pour venir à nos réunions.

À 73 ans, Claude Perquin gère l’antenne costarmoricaine de l’association GreyPride, située à Saint-Brieuc. « Je m’occupe du fichier adhérents et des adhésions au niveau national. Et puis de l’organisation du groupe en local. » Originaire de l’est de la France, il a été marié pendant 40 ans, jusqu’à son coming-out homosexuel, et enfin son divorce à l’âge de 70 ans. « J’ai toujours été attiré par les garçons, mais je me suis marié par obligation familiale et sociale. J’étais le dernier de la famille qui n’était pas marié, j’avais quelques pressions… » Claude ajoute : « Pendant des années, j’ai complètement refoulé mon homosexualité. Je me suis marié à 25 ans, c’est seulement à 65 ans que j’ai rencontré un homme. » Après sa séparation, Claude part vivre à Marseille avec son nouveau compagnon. « Ça n’a pas été évident… Ma famille m’a tourné le dos, c’est pour ça que je suis parti. Mes frères et sœurs ne me parlent plus. Mon fils ne veut pas me voir. Je vois ma fille et mon petit-fils deux fois par an, mais sans mon compagnon, car elle ne veut pas le voir… » Malgré tout, le septuagénaire va de l’avant : « Maintenant je suis très heureux. Je vis ma vie ! Parfois, il faut faire certains choix pour avancer… Mon mariage n’a jamais fonctionné convenablement. Mais je ne voulais pas partir à cause des enfants. Du coup, comme ça ne se passait pas très bien à la maison, toute ma vie je me suis beaucoup investi dans les associations. » C’est une fois arrivé à Marseille que Claude découvre l’association GreyPride, créée initialement à Paris en 2016. Il côtoie l’antenne marseillaise, avant de venir s’installer en Bretagne début 2020. « Mon compagnon a obtenu sa mutation à Saint-Brieuc. On est venus y habiter juste avant les confinements ! On était venus là en vacances l’année précédente, et on s’y plaît beaucoup. »

Beaucoup de seniors LGBTIA sont très isolés dans les Côtes d’Armor, donc on fait du covoiturage. Petit à petit, les gens se dévoilent de plus en plus. On a des adhérents du côté de Morlaix, de Paimpol et jusqu’à Vannes.

Une fois en Bretagne, Claude et son compagnon prennent contact avec Aglaé, une association LGBTIA briochine. « C’est un public jeune, voire très jeune, qui fait vivre cette association. Leurs rencontres se font dans des bars branchés, ils font des randonnées… Moi, j’ai quand même 73 ans, j’ai eu un AVC il y a 4 ans et j’ai une perte de vision. Ça ne nous empêche pas de faire des repas ensemble de temps à autres, mais très vite, je me suis dit qu’il faudrait essayer de créer une antenne Grey Pride ici aussi ! » L’antenne GreyPride briochine compte aujourd’hui une cinquantaine de personnes, réparties sur l’ensemble de la Bretagne. Une permanence téléphonique a lieu chaque semaine pour maintenir un contact avec les adhérent-es, et Claude produit une newsletter mensuelle pour donner les dates des événements, principalement des rencontres conviviales dans des cafés et des balades pique-nique durant lesquelles « chacun amène son casse-croûte ! » Claude précise que l’antenne est ouverte à tout le monde, y compris aux personnes plus jeunes, voire hétérosexuelles et cisgenres*. « Les personnes les plus jeunes de notre groupe sont surtout des personnes trans, qui sont très isolées. Mais on a même une personne hétéro ! Son fils est gay, mais elle est âgée et elle se plaît bien avec nous. À partir du moment où les gens sont dans le respect, nous on est ouverts. C’est très convivial ! »

Claude Perquin et des membres de GreyPride Saint-Brieuc, à la marche des fiertés de Morlaix en 2023.
Claude Perquin et des membres de GreyPride Saint-Brieuc, à la marche des fiertés de Morlaix en 2023.
© Grey Pride Saint-Brieuc.

Même les jeunes LGBT ne comprennent pas. J’ai déjà vu leurs yeux s’arrondir à l’idée que des seniors puissent encore avoir du désir…

En seulement six ans, l’association GreyPride a su se déployer sur le territoire hexagonal avec des antennes à Angers, Marseille, Toulouse, Bayonne, et bien sûr, Saint-Brieuc. L’association a ouvert un appartement partagé à Paris en 2020. Entièrement gay, la colocation compte cinq seniors. « On a beaucoup de demandes un peu partout en France pour multiplier le concept, mais c’est pas simple… Il faut trouver les bailleurs, voir avec les mairies… », explique Claude. « C’est quand même possible qu’on le fasse bientôt à Bordeaux ! Il est aussi question d’en ouvrir un pour les femmes. » Un concept qu’entend développer GreyPride, comme une alternative aux EHPAD, en tout cas pour les personnes du troisième âge. « La question du lieu de vie, qui ne soit pas institutionnalisé ni à but commercial, est cruciale. On a une commission logement qui gère ce volet. Mais l’association est encore récente… » L’association a également créé un « label GreyPride Bienvenue » pour les maisons de retraite, que Claude résume ainsi : « La question est la suivante : comment accueille-t-on les personnes LGBT et leurs demandes ? Passé un certain âge, même quand on est hétéro, on nous désexualise. C’est pire quand on est LGBT, parce que les problématiques propres à nos communautés sont encore plus taboues. » Grâce à l’amélioration des traitements et de la prévention du VIH, l’espérance de vie des personnes séropositives rejoint celles des personnes séronégatives. Malgré tout, les tabous et les idées reçues persistent.

Au sein de la communauté, il y a des personnes qui ont l’impression qu’on associe sans cesse le fait d’être gay au sida, et qui en ont marre. Mais il ne s’agit pas de ça ! C’est surtout qu’il y a une réalité, qui est celle du nombre croissant de personnes âgées porteuses du VIH, et qu’il ne faut pas la nier.

Avec ce label, l’association souhaite mettre les pieds dans le plat et susciter l’engagement des maisons de retraites et des aides à domicile. L’association s’appuie notamment sur des modules de formations autour de la vieillesse, des sexualités, des identités de genre et du VIH. GreyPride réalise ainsi des interventions dans les EHPAD ou dans les collectivités locales. Les formations sont ensuite mises en ligne sur leur site.

A l'occasion du colloque "Vieillir sans tabous" organisé en juin 2021 à Hendaye (Pays basque).
A l’occasion du colloque « Vieillir sans tabous » organisé en juin 2021 à Hendaye (Pays basque) © Grey Pride Bienvenue

Les générations qui composent les rangs de GreyPride aujourd’hui comptent beaucoup de seniors qui se sont cachés toute leur vie. « Les plus gros problèmes qu’on rencontre ici, c’est l’isolement de nos membres d’une part, et le fait que plusieurs d’entre nous préfèrent se cacher », raconte Claude Perquin. « Beaucoup de nos adhérents ne veulent pas être pris en photo par exemple. Certains sont mal à l’aise avec le fait d’être vus en public avec un groupe LGBT, bien que, vu de l’extérieur, ce ne soit pas marqué sur nos fronts… » Le retraité souligne toutefois l’enrichissement procuré par ces rencontres : « Je n’avais pas de contact avec les autres personnes de la communauté jusqu’ici, notamment les personnes trans et lesbiennes. Je découvre plein de choses. C’est important de s’enrichir, même à 70 ans ! » GreyPride trace un chemin pour de nouvelles luttes à venir. La première marche des Fiertés LGBTIA de Saint-Brieuc est actuellement en préparation. « Elle aura lieu le 21 mai. C’est le Planning familial qui prend en charge l’organisation, mais on est plein d’associations à prendre part. Il y aura un village associatif et un bal ! », assure Claude. Le rendez-vous est donné.