Dans le langage courant, le mot « anarchiste » désigne des fauteurs de troubles et « anarchie » est un synonyme de chaos, de désordre. On attribue la première réappropriation de ce terme à Proudhon, bien qu’il n’en ait fait mention qu’une seule fois dans son livre Qu’est-ce que la propriété ?, publié en 1840, avant d’en abandonner l’usage. Quinze ans plus tard, et trois mois avant la mort de Proudhon, se constitue l’Association internationale des travailleurs (AIT) à Londres. Nous sommes alors en 1865 et l’AIT devient la première organisation transfrontalière de solidarité ouvrière, dont les principaux porte-paroles sont Karl Marx et Michel Bakounine. Les idées fédéralistes et autogestionnaires de Proudhon sont reprises, mais dépoussiérées de leur attachement à l’économie de marché, à la petite propriété ou encore au patriarcat. Le premier clivage au sein de cette première Internationale apparaît dès 1870, et concerne l’attitude à adopter vis-à-vis de l’État. D’un côté, les bakouninistes, prônent le boycott des élections et la révolution sociale (tendance anarchiste libertaire), de l’autre, les marxistes sont favorables à l’action parlementaire (tendance socialiste.) Ces divergences aboutissent à une scission en 1872, qui elle-même engendre une pluralité de courants. Les Britanniques et les Belges adoptent le réformisme parlementaire, quand les Français et les Italiens se laissent tenter par le passage à l’action armée. Quant aux Suisses et aux Espagnols, ils restent fidèles à la stratégie « syndicaliste » bakouniniste. 

Les termes « communisme » et « anarchisme » renvoient chacun à une pluralité de pensées politiques. Leur principale différence réside dans la vision de ce qu’il faut faire de l’État lors d’un processus révolutionnaire. 

  • Le communisme est un ensemble de doctrines politiques issues du socialisme et rattachées principalement à l’oeuvre de Marx, qui prône la fin du capitalisme via la collectivisation des moyens de production. Le communisme revendique notamment l’abolition de l’héritage et de la propriété privée, et l’appropriation des moyens de production par la collectivité. 
  • L’anarchisme est un ensemble de théories et de pratiques politiques anti-autoritaires, qui prône une société dont la loi émane directement du peuple et soit votée et contrôlée par lui. (Il ne s’agit donc pas d’une société sans lois ni règles, cette doctrine existe et se nomme l’anomie.) Dans son livre « Dix questions sur l’anarchisme » de Guillaume Davranche, l’auteur explique : « Dans le cadre d’un processus révolutionnaire qui prendrait une forme libertaire, en aucun cas il n’y aurait de « gouvernement anarchiste », qui réformerait les mœurs par décrets pour instaurer l’égalité hommes-femmes, abolir le racisme, proscrire le tout-numérique et annihiler les superstitions. Tous les grands choix de la société relèveraient de la législation directe par la population. »

Si vous débutez sur le sujet, et que vous souhaitez y voir plus clair dans les différents courants de pensées anarchistes (socialisme libertaire, communisme libertaire, anarcho-syndicalisme etc) ainsi que leurs applications concrètes, Lisbeth vous recommande la lecture de ce livre. Dans cet article, on va surtout s’intéresser à l’anarcha-féminisme.

Mujeres libres
 Les Mujeres Libres espagnoles. © Archives de la Confederación general del trabajo (CGT).

L’anarcha-féminisme en Occident, des Mujeres Libres…

Si les idéaux anarchistes impliquaient l’égalité entre les sexes, cette aspiration n’était souvent que théorique dans les milieux militants d’extrême-gauche. En avril 1936, la première organisation féministe prolétarienne espagnole voit le jour au sein de la Confédération Nationale du Travail (mais contre l’accord de celle-ci !) Un an après sa création, le mouvement Mujeres Libres (Femmes Libres) regroupe 20 000 adhérentes ouvrières. Jusqu’alors, la plupart des mouvements féministes espagnols concentraient surtout des femmes issues de la bourgeoisie ou de la classe moyenne. L’objectif de Mujeres Libres était de faire prendre conscience de leurs conditions aux femmes du peuple, en tant que femmes mais aussi en tant qu’ouvrières, et de constituer ainsi une avant-garde de la révolution. Avant tout libertaire, Mujeres Libres était une organisation fédérative, sans ordre hiérarchique, et fonctionnait en auto-gestion. L’organisation met en place des campagnes d’alphabétisation et des formations politiques et techniques auprès des prolétariennes. Elle met aussi en place des cliniques et forme des infirmières et des miliciennes en vue de la révolution. En juillet 1936 éclate la Guerre d’Espagne, qui oppose le camp des républicains composé de communistes, de marxistes et d’anarchistes, au camp des nationalistes, composé de rebelles putschistes de droite et d’extrême-droite menés par le général Franco. Durant cette période qui fut appelée « l’été anarchiste », la plupart des lieux de travail et de productions sont collectivisés et sont gérés par les travailleur-ses : hôtels, restaurants, usines, terres agricoles, transports… En Catalogne, l’avortement est rendu légal et accessible gratuitement jusqu’à 12 semaines de grossesse. Cette légalisation est de courte durée, puisqu’elle est abolie par le régime franquiste en 1937, soit l’année suivante. Il faudra ensuite attendre 1985 en Espagne pour la dépénalisation de l’IVG, puis 2010 pour sa légalisation. En 1939, cette guerre se termine par la victoire des nationalistes qui établissent une dictature, qui prend fin à la mort de Franco en 1975. Quant à Mujeres Libres, l’organisation prononcera son auto-dissolution lorsque la Catalogne, dernier bastion républicain, tombera entre les mains des franquistes. Une grande partie de ses membres prendra alors le chemin de l’exil. Le documentaire « Indomptables : l’histoire des Mujeres Libres », intégralement disponible sur YouTube (possibilité de sous-titrer en français dans les paramètres), revient de façon plus complète sur l’histoire de ce mouvement, avec en prime les témoignages de deux survivantes : Sara Berenguer et Conchita Liaño.

… aux anarcha-féministes des années 1970.

Les Mujeres Libres se revendiquaient d’un féminisme prolétarien, se dissociant de ce fait du courant féministe libéral majoritaire, qui ne prenait pas en compte la lutte des classes. Marginales dans le champ féministe, elles l’étaient aussi au sein des organisations révolutionnaires, leurs camarades masculins refusant de les reconnaitre politiquement. Mais c’est dans les années 1960 et 1970 que les féministes libertaires théorisent le concept d’anarcha-féminisme aux Etats-Unis.
Celles-ci critiquent les stratégies des féministes libérales, sociales-démocrates et/ou socialistes qui défendent l’accession des femmes au pouvoir. Dans un écrit intitulé « Socialisme, Anarchisme et Féminisme » paru en 1977, Carol Ehrlich affirme ceci : « Ni un État des travailleurs ni un système matriarcal ne permettra la fin de l’oppression pour tous et toutes. L’objectif, donc, n’est pas de « s’emparer du pouvoir », comme les socialistes exhortent à le faire, mais bien d’abolir le pouvoir. » En France, à cette époque, une nouvelle lecture est faite de l’héritage littéraire et politique laissé par des femmes anarchistes telles que Emma Goldman (canadienne d’origine russe), Voltairinne de Cleyre (états-unienne) ou encore Nelly Roussel et Louise Michel (françaises). Les années 1970 sont aussi marquées par l’émergence de l’éco-féminisme, un courant largement investi par les anarchistes. En France, le 3 mai 1975, la militante anarchiste Françoise d’Eaubonne, connue aujourd’hui pour avoir théorisé l’écoféminisme, attaque à l’explosif la future centrale de Fessenheim avec d’autres militantes. La bombe ne fait aucun blessé, mais retarde de plusieurs mois le chantier. Aux États-Unis, à la même époque, les manifestations contre le nucléaire sont nombreuses et fédèrent des milliers de personnes. Les modes d’organisations sont directement inspiré des écrits de Murray Bookchin sur les anarchistes espagnol-es.

À gauche : portrait de Lucy Parsons. / À droite : portrait d'Emma Goldman. © Domaine public
À gauche : portrait de Lucy Parsons. / À droite : portrait d’Emma Goldman. © Domaine public

Les personnes minorisées (femmes, personnes racisées et/ou LGBTIA) dans les courants anarchistes.

Les anarchistes ont aussi investi les mouvements pour les droits LGBTIA* ainsi que les luttes antiracistes. Lucía Sánchez Saornil, l’une des fondatrices des Mujeres Libres était par ailleurs ouvertement lesbienne. On peut aussi citer Der Eigene, le premier journal gay du monde, publié de 1896 à 1932 et fondé par l’anarchiste et écrivain gay Adolf Brand en Allemagne. Persécuté par les Nazis, le militant doit interrompre ses activités. Enfin, Emma Goldman a défendu les droits des communautés homosexuelles bien avant que le grand public ne s’empare du sujet. Elle a d’ailleurs mené une campagne de défense d’Oscar Wilde en 1895, quand celui-ci est condamné à deux ans de travaux forcés en vertu de la loi interdisant l’homosexualité. La militante anarchiste Lucy Parsons, d’origine afro-américaine, mexicaine et native-américaine, a laissé de nombreux pamphlets et articles dénonçant le racisme et la condition ouvrière. Née esclave en 1853, elle devient couturière après l’abolition. Soutenue par son mari, également anarchiste, elle fonde l’Union des femmes ouvrières de Chicago, où la lutte pour la journée de huit heures devient la principale revendication (et est à l’origine de la Fête du travail du 1er mai que l’on connaît aujourd’hui.) Après la mort de Lucy Parsons, la police, qui la considère comme «plus dangereuse que mille insurgés », récupère l’intégralité de ses livres et notes personnelles, qui n’ont jamais été rendus public encore à ce jour.

L’anarcha-féminisme au-delà de l’Occident

Les manifestations des féministes libertaires ailleurs dans le monde sont nombreuses, mais pour des raisons de longueur et de clarté, nous n’allons pas les approfondir dans cet article. D’autant plus que ces termes, s’ils renvoient à des concepts bien précis en Occident, ne correspondent pas forcément aux luttes et projets politiques similaires dans le reste du monde. Dans cet article de Ballast, la rédaction a publié un extrait du livre « Nous vous écrivons depuis la Révolution », publié en 2021 par un collectif de femmes internationalistes au Rojava. Depuis 2012, cette région du nord de la Syrie poursuit son projet autogestionnaire et révolutionnaire, contre Daesh, la dictature de Bachar al-Assad mais aussi les puissances impérialistes occidentales. Courte citation de l’article en question : « « Tel mouvement de femmes dans tel coin du monde est-il féministe ou pas ? » Cette question, souvent redondante, est un débat qui relève d’une approche orientaliste, voire même coloniale. Peu importe quel nom elle prend : ce qui compte, c’est le contenu de la lutte. Dans notre cas, il faudrait dire que nous sommes à la fois animistes, zoroastriennes, anticoloniales, socialistes, anarchistes, féministes, écologistes… La liste serait très longue, parce que notre nouveau paradigme s’est construit à partir de l’analyse de nombreuses luttes et philosophies. » Parce que l’école institutionnelle représente un outil de reproduction des dominations sociales pour les anarchistes, l’éducation a toujours été un axe majeur dans les luttes libertaires et d’extrême-gauche. L’auto-détermination et l’émancipation des peuples reste un objectif inébranlable des luttes anarchistes

La combattante Viyan Antar en novembre 2015.
La combattante Viyan Antar en novembre 2015. © Kurdish YPG Fighters – Creative Commons

L’anarchie c’est l’autogestion, la solidarité entre les peuples ou encore l’anti-carcéralisme. Autant de valeurs qui sont essentielles à notre féminisme. Ne pas être anarchiste, c’est ne pas regarder assez loin.

À 27 ans, Axiel est membre de la bibliothèque anarcha-féminisme (BAF) de Toulouse depuis 2020. Ou plutôt de l’une des trois bibliothèques anarcha-féministes toulousaines. « C’est assez rare d’en compter autant dans une seule ville ! », sourit Axiel. Toulouse abrite aussi la bibliothèque queer anti-autoritaire Le Placard brûle, ainsi que Le Kiosque, « qui est plutôt une zinothèque. » Créée en 2019, la BAF est animée par un groupe très hétérogène, tant au niveau des parcours, des vécus, que des formations politiques. « Quand j’ai rejoint la BAF, on était 6 personnes. Aujourd’hui on est une bonne quinzaine. » Si Axiel revendique un socle intellectuel plutôt marxiste, ses convictions actuelles sont communistes libertaires : « Aujourd’hui, l’anarchie me correspond mieux. » Axiel raconte son parcours militant, qu’iel* a construit dans l’univers du jeu de rôle grandeur nature. « C’est dans cet espace que je me suis positionné-e peu à peu sur beaucoup de sujets. La BAF me convient aussi car il y a cette approche d’éducation populaire qui me plait et qui m’offre un espace sensoriel confortable dans lequel m’investir. » La BAF attire de nouvelles personnes à chaque arpentage. Un arpentage est une méthode de lecture collective issue de l’éducation populaire et des milieux ouvriers du 19e siècle. « On arpente des ouvrages très divers. Ça va du Berceau des dominations de Dorothée Dussy, au livre Défaire le genre de Judith Butler, en passant par AfroTrans de Cases Rebelles… », énumère Axiel, avant d’ajouter : « Beaucoup de gens viennent à la BAF parce qu’on est à prix libre, qu’on est ouvert sur le quartier. Et puis on a des zines, des romans et des gâteaux ! C’est ouvert et convivial. » L’objectif principal de ce lieu est de rendre accessible des textes, des concepts et des idées au plus grand nombre. « Il y a des anarchistes qui ne sont pas forcément féministes, des féministes qui ne sont pas forcément anarchistes… Et des personnes qui ne sont ni l’une ni l’autre, ou les deux. On met à disposition un large éventail de lectures, pour satisfaire tout le monde. » Axiel explique que beaucoup de gens n’osent pas franchir le seuil de la bibliothèque, et les événements organisés par la BAF jouent alors ce rôle de première découverte.

 © Bibliothèque anarcha-féministe de Toulouse.
 © Bibliothèque anarcha-féministe de Toulouse.
 © Bibliothèque anarcha-féministe de Toulouse.
 © Bibliothèque anarcha-féministe de Toulouse.

La BAF, c’est avant tout des livres, bien sûr ! Pour les récolter, les membres se sont appuyés sur la bibliothèque de la Confédération Nationale du Travail (CNT) ainsi que sur un crowdfunding (financement participatif en ligne.) Elle partage le local avec d’autres organisations libertaires et antifascistes toulousaines, telles que la CNT ou encore l’Union Communiste Libertaire (UCL). « On contacte directement les éditeurs, ce qui fait qu’on a toujours plein de nouveautés. C’est assez rare pour une bibli associative. » Le collectif crée aussi beaucoup de brochures, à partir d’articles de presse tirés du Monde diplomatique ou de médias militants. Toutes leurs brochures sont disponibles en accès libre sur leur site internet. Au hasard, Axiel en cite quelques-unes : « Le non-sujet de l’antisémitisme à gauche » ; « Jeunes, italiens, fascistes et branchés » ; « Résilience partout, résistance nulle part », ou encore « Folie et politique. » « À la BAF, il y a un grand respect du travail des autres », explique Axiel. « On peut s’accrocher entre nous, mais on veut tous travailler ensemble donc on fait coexister les désaccords et les consensus. » Pour faire exister ces désaccords, des méthodes ont été mises en place. Par exemple, si une personne souhaite faire ajouter un avertissement de lecture (un « content-warning ») sur un livre, alors le collectif le fait. Ou encore, si un livre apparaît comme un peu daté concernant, par exemple, la question des transidentités*, mais qu’il offre malgré tout un apport théorique sur d’autres points, le ou la lecteur-ice peut en avertir les autres en glissant des post-it. « Ça permet de s’approprier les livres, c’est intéressant. Si quelqu’un emprunte un de nos livres, et trouve que tel passage est problématique par rapport à la question du handicap par exemple, alors la personne met un post-it pour prévenir, avertir. Ça permet aussi d’engager des discussions, quelque chose qui se fait plus difficilement sur internet je trouve. En ligne, on s’engueule beaucoup plus. »

Le conflit est essentiel quand on fait de la politique ou qu’on milite. C’est aussi lui qui permet d’avancer.

La bibliothèque anarcha-féministe dispose de nombreux dépôts dans le centre-ville toulousain, tels que la cave à vins et bières Le Salmanazar, le bar lesbien et LGBTIA La Gougnotte, le centre culturel d’éducation populaire La Lanterne ou encore le Domovoï, le bistrot du cinéma Utopia. « Bien sûr, ça augmente le risque de perte des livres… On a de la perte, mais c’est pas grave, c’est un risque à prendre quand on a ce genre de projet… » Pour la suite, les envies ne manquent pas : « On a prévu de faire une projection sur Stonewall, un vide-grenier au printemps, une lecture de poésie, un atelier couture, et aussi de participer à des festivals… » Une chose est sûre, à Toulouse, les projets militants ne manquent pas.