À l’avant-garde des émeutes de Stonewall (qui furent à l’origine des marches des fiertés LGBTIA* que l’on connait aujourd’hui), étaient trois femmes lesbiennes et racisées*, dont deux d’entre elles étaient des femmes trans* : Marsha P. Johnson, Sylvia Rivera et Stormé DeLarverie. Marsha P. Johnson avait co-fondé le STAR (Street Transvestite Action Revolutionnaries) avec Sylvia Rivera. Il s’agissait alors de l’une des premières organisations transgenres de New York, laquelle comptait beaucoup de personnes trans, racisées et handicapées. Aujourd’hui, les communautés militantes et féministes utilisent le terme sociologique d’intersectionnalité. Inventé et défini en 1991 par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw, lors d’une étude sur les femmes noires et pauvres aux États-Unis, ce terme lui a permis de combler un gros vide juridique, à savoir l’absence de prise en compte de multiples facteurs de discriminations dans la législation américaine de l’époque. Pour toutes ces communautés qui subissent une multiplication des oppressions, comme par exemple les personnes racisées et LGBTIA, la non-mixité choisie est un outil de libération de la parole et d’émancipation reconnu dans les milieux militants depuis des générations, du mouvement des Black Panthers aux activistes du Mouvement de libération des femmes (MLF). Ces espaces, occupés par des personnes toutes concernées par la ou les même(s) discrimination(s), permettent de penser l’autodétermination et la réappropriation de ses identités. Mais, malgré cet héritage militant et historique, le manque de représentations sociales et culturelles des personnes queer* et non blanches est criant et s’accompagne de racisme au sein même des communautés LGBTIA. La fédération parisienne de l’inter-LGBT, qui regroupe une soixantaine d’associations, a elle-même fait l’objet de nombreuses polémiques ces dernières années, notamment pour ses affiches racistes dans les cortèges des marches des fiertés qu’elle organise. Les relations interpersonnelles, sentimentales et/ou sexuelles étant politiques, elles n’échappent pas non plus au racisme. À ce sujet, le contributeur au Bondy Blog, Miguel Shema, a créé le compte Instagram Personnes racisées Versus Grindr, sur lequel il met en lumière le racisme et la fétichisation que les personnes racisées subissent sur l’application de rencontre gay. De même, des hommes gays asiatiques et drag-queens se sont également emparés de ce sujet à travers la scène drag parisienne. Enfin, les normes de genre et d’orientations sexuelles de nos sociétés occidentales sont issues des systèmes coloniaux. Les analyses critiques de la modernité occidentale ont montré comment la colonisation européenne a imposé la binarité de genre (homme versus femme) telle qu’on la connaît, ainsi que le modèle hétérosexuel hégémonique. Mais les personnes noires par exemple, (qui ont été racialisées comme telles), échappent à cette binarité de genre, car étant Noir-es, elles n’incarnent ni la « bonne » masculinité, ni la « bonne » féminité. Dans l’ouvrage collectif « AfroTrans » édité par Cases Rebelles, l’auteur et activiste Joao Gabriel développe l’analyse suivante : « Dans les milieux queer, on tient souvent pour vérité absolue que le passing masculin, c’est-à-dire le fait pour un homme trans d’être vu sans ambiguïté comme homme, apporte avantages et sécurité. (…) Pour les non-blancs, noirs inclus, l’invisibilité sociale, c’est-à-dire le fait de passer inaperçu, est impossible. On pourrait même dire, puisque le racisme est un rapport social, que c’est pour tout le monde que la racialisation fonctionne comme une forme permanente de visibilité. Visibilité positive quand on est blanc, visibilité négative quand on ne l’est pas. Personne n’est « neutre » racialement, pas même lorsqu’il y a ambiguïté. Quoiqu’il arrive donc, les personnes noires qui transitionnent, restent noires, et les personnes blanches qui transitionnent restent blanches. » À l’instar des normes de genre, les relations que l’on appelle aujourd’hui hétérosexuelles et homosexuelles existaient avant la colonisation. Mais le modèle normatif hétérosexuel et son expression sociale et politique actuelle est récent sur le plan historique, et n’a jamais été naturel ni universel. Sur le sujet, Lisbeth recommande le blog de Joao Gabriel, et notamment l’article Sur la binarité coloniale homo/hétéro : une ébauche de réflexion, ou encore les travaux d’Elsa Dorlin et de Françoise Vergès, pour ne citer qu’eux. De fait, les questions de genre et d’orientation sexuelle se posent différemment pour les personnes non-blanches et il est nécessaire de prendre en compte les différentes configurations de genre au prisme de la race, de la classe ou encore du handicap

La racialisation fonctionne comme une forme permanente de visibilité. Visibilité positive quand on est blanc, visibilité négative quand on ne l’est pas. Personne n’est « neutre » racialement, pas même lorsqu’il y a ambiguïté.

Joao Gabriel

Sylvia Rivera, lors d'une manifestation du STAR.
Sylvia Rivera, lors d’une manifestation du STAR. © Licence Creative Commons.

Je suis racisée, lesbienne, musulmane de banlieue. J’assume à fond qui je suis. Et si ça gêne des gens, alors je préfère ça plutôt que d’avoir à prendre sur moi.

À 26 ans, Sarah Arsane a écrit deux livres et réalisé un court-métrage sorti en juin dernier. Autrice, scénariste, réalisatrice, actrice… Fin 2020, elle a aussi créé l’association Queerisé-es à destination des femmes et personnes non-binaires* racisé.es et LGBTIA. Basée en région parisienne, l’association compte une vingtaine d’adhérent.es pour le moment. Sa fondatrice raconte avoir eu un parcours bien rempli. « J’ai arrêté l’école à 14 ans. Ensuite j’ai fait beaucoup de choses. J’ai été tatoueuse, je suis partie en Angleterre à 18 ans. J’ai vécu à Nantes, j’ai fait une licence de lettres modernes. J’ai vécu aussi un peu en Espagne. J’ai fait pas mal de boulots différents et j’ai fini par tout quitter en décembre 2020 pour faire vraiment ce qui me plaît. » Groupes de parole, de lecture, ateliers d’écriture ou encore séances de coaching… Les activités de l’association se veulent nombreuses et diverses. Parmi elles, seule la permanence téléphonique est accessible à tout-es sans obligation d’adhésion. Sarah Arsane porte presque à elle seule l’association. « J’ai une amie qui est coach et qui m’aide beaucoup. C’est d’ailleurs elle qui assure les séances de coaching. » La militante explique que Queerisé-es est née de son envie d’offrir un espace aux femmes et personnes non-binaires racisées et LGBTIA, qui subissent plusieurs oppressions et sont invisibilisées de l’espace public, y compris au sein des milieux militants. « Les gens ont dû mal à imaginer qu’une lesbienne puisse ne pas être blanche. » Ce manque de représentation intervient bien sûr dans la culture et les médias. Un personnage racisé sera forcément cisgenre* hétéro et, à l’inverse, un personnage queer sera le plus souvent blanc.

Quand j’allume ma télé, personne ne me ressemble. Ni culturellement, ni physiquement, ni socialement, ni sexuellement… Les gens ont dû mal à imaginer qu’une lesbienne puisse ne pas être blanche.

Ce manque de visibilité et de représentations a des conséquences concrètes dans la société. « Pendant un temps, j’ai bossé dans des bureaux. » Sarah détaille les réflexions lesbophobes et islamophobes de la part de ses collègues« Mais tu es musulmane ET lesbienne ? Mais c’est pas un peu contradictoire ? » La militante ajoute : « Des fois, les gens veulent montrer qu’ils sont ouverts mais s’y prennent de la pire des manières. Par exemple, en critiquant ma religion et en me disant que l’islam est « super homophobe ». » Sarah Arsane explique aussi subir des micro-agressions quotidiennes dans l’espace public. Une micro-agression est un comportement ou un propos d’apparence banale, mais dénigrant vis-à-vis d’une personne minorisée. « J’ai une grosse touffe de cheveux. Tous les jours, quelqu’un va venir me les toucher ! », fulmine la militante avant d’ajouter : « Maintenant, je réponds par la violence aux micro-agressions. Je n’ai plus le temps pour la pédagogie. » Elle précise ne pas prôner la violence pour autant. « Je considère ça comme de la légitime défense. Une personne qui vient mettre sa main dans mes cheveux dans l’espace public, si elle se prend une baffe, y a peu de chances pour qu’elle recommence par la suite. » Cette stigmatisation, Sarah Arsane l’a aussi vécu au sein de sa propre famille. À 18 ans, elle fait son coming-out lesbien à ses proches et se retrouve à la rue. « J’ai dormi dehors. Quand j’ai réussi à me relever tant bien que mal de cette situation, je me suis dit que j’allais faire en sorte qu’il y ait le moins possible de personnes à qui ça arrive en France. » Sarah Arsane a coupé tout lien avec sa famille depuis. « Je n’ai plus de famille. J’ai perdu tous mes repères avec lesquels j’ai grandi. Et c’est ça qui me fait le plus de peine, parce que si même ma famille m’a laissée tomber, alors tout le monde le peut. »

Ma famille m’a laissée tomber, je n’ai plus de branches auxquelles me rattraper.

Portrait de Sarah Arsane © Sarah Arsane

Sarah raconte aussi son vécu de femme lesbienne dans les milieux antiracistes, et celui de femme racisée et musulmane dans les milieux queer, notamment blancs. « Dans les milieux antiracistes, on sait qu’il y a des personnes LGBTIA mais on en parle pas. C’est un secret de polichinelle, presque un tabou. Alors que les milieux queer blancs sont ouvertement racistes. » Elle prend l’exemple des récentes marches des Fiertés parisiennes, qui ont eu lieu en juin 2021. Pour la première fois, deux Prides se sont tenues à quelques jours d’intervalle. L’une était organisée par un ensemble de collectifs tels que le BAAM (Bureau d’Accueil et d’Accompagnement des Migrants) ou encore Requeer. L’autre était la traditionnelle – et plus officielle – marche portée par l’inter-LGBT. « La comparaison entre ces deux marches est édifiante sur le plan de la lutte antiraciste dans les milieux queer. Lors de la pride officielle de l’inter, il y avait des panneaux ouvertement islamophobes par exemple. » détaille Sarah.

Ce que ça me renvoie, c’est que je n’ai pas ma place dans ces milieux remplis de personnes queer et blanches qui détournent les yeux sur le racisme.

Sarah Arsane révèle n’être vraiment elle-même qu’avec sa copine, ses ami-es et les adhérent-es de Queerisé-es. « Quand je retourne dans ma cité, j’ai mon côté racisé qui reprend le dessus. Pendant le mois du ramadan j’étais à fond musulmane, même si je suis toujours lesbienne. C’est normal et même vital que toutes nos identités ne se vivent pas à égalité tout le temps. » Elle confie être très heureuse depuis la création de Queerisé-es. Son principal enjeu à l’heure actuelle est de trouver un local. Déterminée, elle conclut : « Pour ne pas se sentir seule au monde et se réapproprier nos identités, rien de tel que de s’entourer de personnes qui nous ressemblent. »