Une longue file d’attente se forme en ce samedi après-midi sur la petite place Stalingrad qui fait face à la mairie. Nous sommes en plein mois d’août, et comme chaque année le Festival de cinéma de Douarnenez prend place dans ce petit bout du monde de la pointe finistérienne. C’est un festival de cinéma comme un autre si ce n’est qu’en 2009, l’association qui l’organise a pris l’engagement d’être plus accessible aux personnes sourdes. Dix ans plus tard, près de la moitié des films sont sous-titrés et une vingtaine de traducteur-ice-s en LSF – langue des signes française – sont présent-e-s, notamment pour les débats après projections. Lætitia Morvan m’attend devant le stand « Invités » en compagnie d’une interprète LSF. La présidente du Collectif Sourds Finistère se réjouit du travail accompli ces dernières années avec le festival : « Ici à Douarnenez, on a huit jours de débats, de réflexions, d’ouvertures, d’échanges et de rencontres, en mixité sourde et entendante. C’est unique en France, voir même en Europe !  » Elle raconte qu’il lui a été difficile de convaincre « y compris auprès des personnes sourdes elles-mêmes, pour qui il y a souvent de l’appréhension à venir à ce genre d’événements, présentés comme “accessibles”. » La faute à l’omniprésence d’un monde entendant, souvent peu porté à s’adapter aux différences. « On vit dans une société où l’éducation se fait par la culture de l’oralisme, et où l’on corrige beaucoup. Les sourds ont beaucoup été corrigés, on leur a donné l’impression qu’ils ne comprenaient pas. Ça engendre une situation de mal-être dans le monde des entendants, qui n’est pas adapté pour nous. » Parfois aussi, certains événements se veulent « accessibles » mais y échouent, bien souvent car ils sont dirigés par des entendant-e-s, autrement dit des personnes non-concernées par les problématiques qu’elles prétendent résoudre.

On entend souvent parler du « monde des sourds », mais ça n’existe pas ! Les sourds vivent dans le monde des entendants. En revanche, il y a une culture sourde qui nous est propre et qui ne demande qu’à être reconnue !

Pratique de la Langue des Signes à Douarnenez.
Pratique de la Langue des Signes à Douarnenez. © : Lucas Faugère, pour le Festival du film de Douarnenez, avec leur aimable autorisation.

À l’instar de la communauté sourde, la programmation du festival met chaque année en avant des créations issues des cultures queer. L’occasion de questionner l’identité, le rapport au monde et le droit à la différence. Des groupes de travail ont aussi été initiés récemment, entre personnes sourdes et intersexuées. « Nous avons des points communs, notamment concernant l’hyper médicalisation. » affirme Lætitia Morvan. « Les enfants sourds sont très tôt poussés à avoir un implant cochléaire, afin de les rendre “entendants”. » L’implant cochléaire est un dispositif médical électronique visant à restaurer l’audition chez les personnes sourdes. La pose de l’implant nécessite une intervention chirurgicale, sous anesthésie générale. Si de nombreuses personnes sourdes en font le choix, d’autres choisissent de dénoncer ce qui est vécu comme une injonction supplémentaire à se conformer à une norme, en l’occurrence la norme « valide » entendante, alors même que de nombreuses associations et fédérations, comme la Fédération Nationale des Sourds de France, dénoncent depuis plusieurs années le manque de moyens attribués à la Langue des Signes dans les écoles et les entreprises par exemple. La communauté inter, quant à elle, subit encore aujourd’hui des mutilations, notamment durant l’enfance. Sur le site du Collectif Intersexes et Allié-e-s France (CIA) on peut y lire que « 30 à 80% des intersexes subissent plus d’une opération. Il n’est pas rare de voir un·e enfant endurer trois à cinq de ces procédures. » Et que l’âge à la mutilation « est de 9 mois chez beaucoup d’enfants inter à l’heure actuelle ». De plus, ces opérations sont très souvent non consenties et peuvent engendrer des problèmes de santé graves. Dans les deux cas, il s’agit donc de revendiquer le droit à disposer librement de son corps.

« Il y a une couille avec votre fille » 

C’est en 2012 que le Festival de Douarnenez décide d’aborder dans sa programmation les questions intersexes. Vincent Guillot, co-fondateur et porte-parole de l’Organisation internationale des intersexués (OII) anime alors les débats et incarne pendant plusieurs années cet engagement. En 2015, se tient le premier Forum international intersexe à Douarnenez où des personnes concernées venant du monde entier se retrouvent et mettent en commun leurs réflexions. Une « résidence intersexe » unique en France et en Europe, dans une petite ville bretonne forte de combats politiques et militants. Audrey Aegerter, jeune activiste suisse de 27 ans qui tient une chaîne de vidéos Youtube intitulée “Il y a une couille avec votre fille”, explique être venue de la Suisse en vélo, après avoir été invitée pour la première fois au festival de Douarnenez, afin d’y projeter plusieurs de ses vidéos et d’en discuter avec le public. « Au festival de Douarnenez, les gens savent ce qu’est une personne intersexe. Paradoxalement c’est pas forcément le cas dans des festivals LGBTIA, où parfois les gens sont surpris, ne savent pas trop ce que « intersexe » signifie. » Audrey Aegerther poursuit : « À Douarnenez, beaucoup de personnes n’en sont pas à leur premier festival et ont déjà échangé, vu des films sur les thématiques intersexes.» 

Ici, être intersexe, c’est quelque chose de très banal.

L'activiste intersexe Audrey Aegerter.
L’activiste Audrey Aegerter, avec son aimable autorisation (©).

Sur sa chaîne YouTubela vidéaste y parle activisme, mutilations sur les enfants inter, coming-out… Elle raconte s’être engagée dans le militantisme en 2016 : « Cette année-là, j’ai eu un rendez-vous médical assez traumatisant. La docteure que je consultais, sachant ma sœur enceinte, m’a demandé s’il était possible qu’elle ait recours à un test génétique pour savoir si son bébé “sera comme moi ou pas”. Autrement dit intersexué. Et que si c’est le cas, ma sœur “puisse faire le bon choix, en tout état de cause”. Donc qu’elle avorte. » La militante raconte être sortie du cabinet médical en pleurs. « J’ai été retrouver mes ami-e-s, je leur ai raconté, et c’est là que je leur ai dit. C’est là que j’ai fait mon coming-out. » Une sortie de placard qui a été très bien accueillie par ses proches, sa maman participe même à l’une de ses vidéos. Audrey Aegerter rappelle avec justesse la nécessité absolue de faire légalement interdire les mutilations sur les enfants inter. L’activiste, par ailleurs étudiante en Master de Droits de l’Enfant à Genève, rappelle que l’Organisation des Nations Unies (ONU) a condamné par trois fois la France sur ce sujet en 2016 : par le comité contre la torture, le comité des droits des enfants et le comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes. 

On opère et mutile des corps qui sont sains, juste parce qu’il faut faire rentrer les enfants dans les cases binaires « fille » et « garçon » assignées par la société.

Audrey Aegerter est aussi engagée aux côtés de l’association suisse InterAction et est membre du comité de l’OII. A travers son activisme, elle souhaite apporter un sentiment de légitimité à toutes les personnes inter. « On entend tellement souvent que nous sommes « des cas rares. » Il y a encore beaucoup de clichés à déconstruire ! » Des clichés dont les conséquences sont renforcées par le manque de formation et d’éducation, notamment des personnels soignants et éducatifs. Pour finir, l’activiste pointe le manque de diversité des représentations inter« Je milite à partir de mon vécu, mais je ne représente pas toute la communauté. Je souhaite montrer, entendre et voir davantage de diversité des variations intersexuées. On peut être intersexe de plein de manières différentes. »