Le milieu familial est un haut-lieu des inégalités, dont il est essentiel de questionner la dimension politique. Dans le premier article consacré au festival Very Bad Mother, nous présentions les enjeux et la nécessité de remettre en question le modèle dominant de la famille nucléaire. La crise du COVID-19 et les mesures de confinement qui s’en sont suivies ont mis en exergue ce que bon nombre d’activistes féministes et queer* savaient déjà : le foyer familial et l’espace privé, représentés dans les médias comme des endroits où chacun-e peut y être à l’abri, sont en réalité marqués par la domination cishétéropatriarcale*. Ces rapports de domination, de violence et de propriété qui s’exercent dans le foyer nucléaire servent au bon fonctionnement du capitalisme. Les luttes féministes nécessaires et indispensables de ces dernières décennies se sont construites dans cette même société, fondée sur le travail et la sacro-sainte croissance. Pour se libérer des injonctions patriarcales entourant la maternité, les femmes se sont tournées vers la sphère du travail et l’indépendance économique que celui-ci suppose. Au risque de passer d’une exploitation à une autre et de laisser de côté celles qui choisissent (pour de multiples raisons) de rester à domicile auprès de leurs enfants. Concilier vie professionnelle et vie familiale s’avère compliqué pour beaucoup de personnes, et c’est surtout aux femmes que les charges mentales et émotionnelles incombent. En 2010, les femmes effectuaient 65% des tâches parentales et 71% des tâches ménagères au sein des couples hétérosexuels. La naissance des enfants reste le principal facteur d’inégalités salariales. Cette analyse de l’Insee publiée en 2019 montre que « les mères gagnent 11 % de moins que les pères à 25 ans, mais 25 % de moins à 45 ans. » En comparaison, l’écart entre salarié-es sans enfants « se maintient à 7% à tout âge. » Les femmes font partie des populations les plus précaires, et ce facteur augmente s’il s’agit de personnes racisées, LGBTIA*, sans papiers, handicapées… Nos existences sont conditionnées par le travail, à tel point que la grossesse et la maternité sont qualifiées de « pénalisantes » et des « freins » à l’emploi et à l’égalité. Les femmes subissent la double injonction : si elles se consacrent à leur travail, elles sont de mauvaises mères (que dire alors de celles qui ne veulent pas d’enfant) et quand elles font de leurs enfants une priorité, elles sont déloyales à leur travail. Et si on arrêtait de choisir entre la maternité et le travail ? Et si on révolutionnait les (non) maternités en construisant un féminisme depuis celles-ci ?

Le festival Very Bad Mother, en 2021.
Le festival Very Bad Mother, en 2021. © Very Bad Mother

Notre place n’est ni confinées à la maison, ni harcelées au travail. Il est ailleurs, dans des espaces de luttes. Mais on a l’impression de n’avoir le choix qu’entre ces deux alternatives.

Morgane Merteuil est l’ancienne porte-parole du Strass, le syndicat du travail sexuel en France. À l’occasion du festival féministe sur les parentalités Very Bad Mother, elle animera une conférence-discussion intitulée « Pour des maternités révolutionnaires ». Pour elle, la maternité a été pensée comme une entrave  à la liberté dans les mouvements féministes. « Bien sûr, cela s’entend par toute la pression patriarcale qui entoure les mères. Mais je pense qu’on a jeté le bébé avec l’eau du bain. » Ainsi, beaucoup d’injonctions entourent la (non) maternité, y compris dans les milieux féministes où « en tant que mères on peut parfois être vues comme des traîtres. » Lorsque Morgane Merteuil est tombée enceinte, elle raconte avoir dû rapidement faire des choix qui n’étaient pas toujours simples. « Je ne pouvais pas militer et travailler en plus d’être enceinte. Si je continuais sur ce rythme je vivais mal ma grossesse. Mais on planifie nos (non) grossesses et notre façon de vivre ou non notre maternité en fonction du travail et des contraintes matérielles qui vont avec. Et c’est un terrain sur lequel il est difficile de négocier. »

Il faudrait une abolition de la famille telle qu’on la connaît.

Face à ces contraintes, des voix s’élèvent pour proposer d’autres modèles sociaux. Parmi elles, la féministe anglaise Sophie Lewis et autrice de plusieurs livres critiques sur l’institution familiale. S’inspirant en grande partie de Donna Haraway et de son Manifeste cyborg, mais aussi des revendications queer* ou encore des sages-femmes Natives-américaines de Standing Rock, la militante féministe Sophie Lewis nous invite à repenser notre rapport à la reproduction, à la parentalité et à la famille. Dans son livre, elle dessine les contours d’un futur utopiste queer féministe où la « famille » telle qu’on la connait n’a plus lieu d’être. Si Full Surrogacy Now n’est disponible qu’en anglais pour le moment, son autrice a répondu à cette interview en français où elle explique sa pensée et les grands principes de son livre : « (…) il ne s’agit pas de « briser » la famille nucléaire, mais de la rendre impensable. Dans un monde juste, il ne pourrait y avoir de « maternité de substitution », car les enfants ne seraient pas des biens exclusifs. Nous sommes producteur.trice.s les un·e·s des autres, et nous pourrions mieux apprendre à mettre cette conscience en pratique. » Pour Morgane Merteuil, sa lecture est un coup de cœur : « C’est l’un des meilleurs livres féministes que j’ai pu lire ces derniers temps. », explique Morgane Merteuil, avant de conclure : « On a besoin d’utopies telles que celle-là pour penser des initiatives ! »