En France, c’est un arrêt de la cour de cassation qui définit la prostitution : « se prêter, moyennant une rémunération, à des contacts physiques de quelque nature qu’ils soient, afin de satisfaire les besoins sexuels d’autrui. » Dans les milieux féministes, le terme « prostitution » est délaissé au profit du terme « travail du sexe ». Celui-ci a été inventé par l’activiste Carol Leigh et dans le prolongement d’analyses féministes sur le sujet menées par des travailleuses du sexe et des chercheuses féministes alliées. Carol Leigh a expliqué sa démarche ainsi : « Les mots utilisés pour nous définir reflétaient des siècles d’injure. (…) Le mot « prostituée » était pour le moins terni, et n’était d’ailleurs qu’un euphémisme de plus, comme « belle de nuit » ou « fille de joie », il jette le voile sur notre activité « honteuse ». » Carol Leigh est citée dans le livre « Les luttes des putes » de Thierry Schaffauser, qui lui-même explique : « En inventant le terme de « travail du sexe » ou de « travail sexuel » selon la traduction, Carol Leigh permet aussi de concevoir un espace ouvrant des droits et des protections aux travailleur.ses du sexe. » Si l’on se fie à la définition légale, le travail du sexe recouvre ainsi un large panel d’activités et n’est donc pas interdit en France, contrairement à l’achat de services sexuels tarifés qui est puni, au minimum, de 1500 euros d’amende depuis la loi pénalisation de 2016, dénoncée par les syndicats et organisations de travailleur.ses du sexe (TDS). Sur le site du Strass, syndicat du travail sexuel, on peut lire : « La criminalisation du travail sexuel constitue une entrave à la possibilité pour les travailleurSEs du sexe de défendre leurs droits. Parmi les violences dont sont victimes les TDS, nombreuses sont celles qui pourraient être évitées si elles exerçaient dans un contexte de décriminalisation. » Dès 2018, cette enquête de Médecins du monde démontrait l’impact inquiétant de cette loi sur les travailleur.es du sexe. Et, en 2019, 250 TDS saisissaient la Cour européenne des droits de l’homme pour exiger son abrogation. Le Strass et les autres organisations de défense des droits des travailleur.ses du sexe dénoncent également la « définition extensive du proxénétisme qui pénalise la plupart des possibilités d’exercer le travail sexuel (…) » En juin 2021 par exemple, la lyonnaise Beverly Ruby a été expulsée de chez elle car ses propriétaires ont découvert son activité professionnelle. Selon la loi proxénétisme, le fait de « tirer profit » ou de « recevoir des subsides d’une personne se livrant à la prostitution » est un délit passible de 7 ans de prison et 150 000 euros d’amende. Un propriétaire percevant les loyers d’une personne dont l’activité rémunérée est le travail du sexe se rend ainsi coupable de proxénétisme hôtelier. Pour s’en protéger, les propriétaires sont autorisés à dénoncer le bail, et donc mettre à la rue du jour au lendemain le ou la locataire en question. Les travailleur.ses du sexe sont exposé.es à des violences d’autant plus grandes qu’iels* sont stigmatisé.es et marginalisé.es par des lois répressives. Ces discriminations s’exercent également en ligne, comme l’illustre la récente polémique OnlyFans. Sur Instagram par exemple, les comptes de TDS sont régulièrement supprimés et censurés. Bien sûr, ces censures touchent également d’une manière générale toutes les communautés féministes, antiracistes, LGBTIA*, anti-validistes* et anti-grossophobes*, notamment les publications et les comptes qui abordent la sexualité d’un point de vue féministe. Mais outre les réseaux sociaux, les travailleur.ses du sexe sont aussi écarté.es des plateformes de paiement telles que Paypal, ce qui menace leur autonomie financière et leur censure sur les réseaux sociaux a un impact direct sur leur survie. Cette censure est à l’image de l’invisibilisation et de la marginalisation opérées à leur égard dans l’espace public. Pour illustrer ces enjeux, nous avons interviewé l’activiste et travailleuse du sexe Lilith. Avec d’autres travailleur.ses du sexe, iels s’organisent en ligne pour leur survie collective à travers le projet Bordel Virtuel.

Illustration issue du projet Inktober de Par et Pour.
Illustration issue du projet Inktober de Par et Pour © Nenya (avec l’aimable autorisation de l’illustratrice).

Le travail du sexe m’a sauvé la vie.

Lilith a 20 ans et vit en Bretagne. Diagnostiquée autiste à l’âge adulte, elle raconte avoir eu un parcours compliqué. « À l’école j’étais la gamine cheloue. J’ai subi du harcèlement, j’ai fini par quitter l’école et j’ai passé mon brevet des collèges en candidat libre. Puis je suis sortie du circuit scolaire parce que c’était plus possible. » À la suite de ces années de harcèlement, elle développe des problèmes de phobie sociale et d’anxiété, causés par son stress post-traumatique. « Dès le collège j’ai commencé à avoir des crises d’angoisse et de tétanie, qui se sont reportées ensuite dans le milieu du travail. » Comme beaucoup de personnes autistes, Lilith a des problèmes d’endormissement et des insomnies. « Parfois j’allais bosser avec trente minutes de sommeil. C’était invivable, j’avais même des hallucinations. En plus, je n’ai que le brevet des collèges, donc je n’ai pas l’embarras du choix niveau emploi. » Elle entreprend alors ses débuts dans le travail du sexe. « Ça m’a sauvé la vie. C’est ce qui m’a permis de trouver une stabilité financière et je ne me suis jamais autant épanouie depuis. » Elle vend ses premières photos à 18 ans via le site MYM. « Ce qui me plaît dans le travail du sexe, c’est de pouvoir choisir quand je travaille et quand je ne travaille pas. Je suis libre de mon emploi du temps. Je préfère travailler de chez moi, être dans ma bulle de confort et pouvoir respecter mon rythme de sommeil. » En revanche, Lilith explique que la stigmatisation de la société sur le travail du sexe la pèse dans son quotidien.

Des gens, qui sont pourtant bien contents de pouvoir venir se branler tous les soirs sur Pornhub, vont ensuite venir nous culpabiliser sur notre travail.

Travailleuse du sexe depuis deux ans, Lilith a d’abord travaillé sur les plateformes MYM et Vends Ta Culotte, avant de créer son propre site internet sur lequel elle réalise maintenant toutes ses prestations. « Je fais de la vidéo, de la cam, de la vente de lingerie et de médias personnalisés. » Elle explique être aussi active sur YouTube et le réseau social TikTok pour déconstruire le travail du sexe et sensibiliser à la vente de photos en ligne. « Beaucoup de personnes, notamment des jeunes, se disent que c’est de l’argent facile et ont une conception un peu naïve du métier. Sur mes réseaux sociaux, j’alerte sur les mises en danger potentielles, la notion de consentement, ce genre de choses. » L’un des risques les plus courants étant de voir son contenu être volé et reposté gratuitement sur d’autres plateformes.

Madame Lilith © Maïaa Shoot
Madame Lilith © Maïaa Shoot (gracieuseté de la photographe).

En tant que travailleur.ses du sexe, on est jamais protégé.es par les plateformes sur lesquelles on bosse et c’est important d’en avoir conscience.

Autre problème majeur : celui de la censure. « Les algorithmes sont conçus pour privilégier toujours les mêmes. Dès qu’on ouvre un peu notre bouche, on se fait censurer. Par contre, c’est portes ouvertes pour les racistes, les misogynes ou les transphobes. », martèle Lilith. Une censure algorithmique qui est alimentée par certaines communautés en ligne, notamment d’extrême-droite. « A mon avis, ils automatisent le signalement des comptes qu’ils veulent faire supprimer, afin qu’ils soient signalés en boucle, c’est pas possible autrement. » Lilith raconte ne pas avoir vécu de censure sur Instagram, à l’inverse de beaucoup de ses collègues. Celle qui « passe entre les mailles du filet depuis deux ans » explique avoir développé tout un attirail de stratégies pour l’éviter. « Je vais par exemple écrire le mot sexe en utilisant des caractères spéciaux et des chiffres. Je mets des points ou des points-virgules entre chaque lettre… » Les photos de seins nus sont systématiquement floutées. « C’est juste la pointe du téton qu’il faut flouter en fait. C’est clairement un truc sexiste parce que les tétons de mecs se font jamais censurer. Ce qui pose problème, c’est pas les tétons, ce sont les femmes. Et les femmes qui osent faire du topless. » Si Lilith n’a pas été censurée sur Instagram, son compte TikTok a été supprimé deux fois. La première fois, c’est un compte avec 90 000 abonné.es qui est effacé. La seconde fois, un compte à 40 000 abonné.es. « En plus, c’était pas des contenus qu’on pouvait classer comme “choquants” parce que j’ai bien pris en compte qu’il y a des publics jeunes sur ces réseaux. » Ces suppressions de comptes intempestives ont des conséquences directes sur les conditions de travail des travailleur.ses du sexe. Lilith explique qu’il est difficile de se constituer une clientèle en ligne. « On a une clientèle tournante, ce qui est normal parce que personne ne consomme jamais le même porno. Donc pour bien gagner en tant que TDS, soit tu es dans une grosse boite de production qui n’est pas du tout éthique, avec des conditions de travail pourries et qui ne respecte pas du tout les personnes, encore moins les femmes. Soit, tu arrives à avoir une communauté comme la mienne. » Lilith tient à préciser : « Je sais à quel point j’ai de la chance dans mon cas, quand je vois toutes mes collègues qui galèrent. Parce que la troisième option, c’est la galère. »

À chaque fois, ce sont des publications de sensibilisation sur mon métier qui sont censurées. Quand ça t’arrive, c’est tout ce que tu as construit qui s’écroule devant toi. C’est comme si on nous empêchait de parler.

 © Madame Lilith

Travailleuse du sexe depuis deux ans, Lilith a créé le compte Bordel Virtuel dont l’objectif immédiat est de servir d’annuaire des travailleur.ses du sexe en ligne et d’une sauvegarde commune. Ainsi, si l’un.e d’entre elleux voit son compte être supprimé par Instagram, Bordel Virtuel lui assure une conservation de son contenu. « Ça nous permettra d’avoir une assurance concernant notre contenu, on sait qu’il sera sauvegardé quelque part. Je fais des mises à jour continuellement. Et de toute façon, Bordel Virtuel a son propre compte back-up au cas où. » À long-terme, Bordel Virtuel doit devenir un site autogéré par les travailleur.ses du sexe sur lequel iels pourront travailler de manière éthique. Lilith, qui travaillait avant sur MYM et Vends Ta Culotte, dresse la liste des problèmes rencontrés sur les plateformes existantes. « Déjà, on a besoin de modérateurs plus réactifs en cas d’insultes. Et puis on va là où sont les clients, mais les prix du marché sont vraiment scandaleux. Sur Vends Ta Culotte, tu peux faire un live pendant 12 heures et être payée 10 euros. » Pour illustrer sa colère, Lilith consulte ses anciennes prestations sur son ordinateur. « J’ai touché 13€73 pour un abonnement à 24€99. Et sur un média que j’avais fait facturer 35€, je ne perçois que 13€ ! » Pour pouvoir créer la plateforme autogérée Bordel Virtuel, les besoins de financement s’élèvent à 6000 euros. Lilith souhaite lancer une campagne de financement participatif, mais là encore, il y a le risque de la censure. « Il va bien falloir qu’on détaille le projet sur le site de crowdfunding… Ce qui veut dire trouver une plateforme qui nous ne censure pas. » Elle précise qu’un site similaire géré par une travailleuse du sexe existe déjà. « Ça s’appelle Model for you mais ça manque de visibilité donc personne n’y va. » 

Ces plateformes se font des couilles en or sur nos galères. Ils nous prennent 40% sur nos salaires. Ils prennent même des thunes sur nos pourboires !