Les enjeux
Depuis une quinzaine d’années, de nombreuses affaires de violences sexuelles, sexistes et pédocriminelles commises au sein de l’Église chrétienne, notamment catholique, sont révélées. En 2019, par exemple, les journalistes Elizabeth Drévillon, Marie-Pierre Raimbault et Eric Quintin ont mené une investigation sur le sujet durant deux ans et dans plusieurs pays. Diffusé sur Arte, leur documentaire intitulé Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église, s’intéresse particulièrement à la responsabilité du Vatican dans la protection des prêtres accusés de viols. La chaîne franco-allemande a cependant été contrainte de suspendre sa diffusion par décision de tribunal, à la suite de la plainte d’un prêtre allemand, qui n’était pas nommé dans le documentaire mais qui s’était reconnu dans les témoignages et s’estimait reconnaissable par d’autres. Cette section du site d’Arte regroupe bon nombre d’enquêtes, d’investigations et d’interviews journalistiques menées sur le sujet depuis plus de dix ans. Le 5 octobre dernier, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) a rendu un rapport à destination des évêques de France. Elle a travaillé pendant deux ans et demi en lien avec des associations de victimes mais aussi des experts médicaux et juridiques. Parmi les chiffres avancés dans ce rapport :
- 216 000. C’est le nombre estimé de victimes parmi la population adulte actuelle (mais mineures au moment des faits), de violences sexuelles de la part de membres du clergé depuis 1950.
- Ce nombre grimpe à 330 000 si on prend en compte les victimes des membres du personnel laïc qui participent à la vie de l’institution catholique (professeurs de catéchisme, bénévoles, mouvements de jeunesse…).
- 80% des victimes de violences sexuelles de la part de membres du clergé sont de jeunes garçons, souvent entre 10 et 13 ans. Alors que dans le cercle familial et le reste de la société 83% des victimes sont des filles.
L’Église catholique est ainsi l’institution où le taux de violences sexuelles sur mineur.es est le plus élevé après la sphère familiale. À l’issue de ce rapport, disponible en intégralité ici, la Ciase a dressé une liste de 45 préconisations concernant l’indemnisation des victimes, le secret de confession ou encore le rôle et la place du prêtre. Si toutes les sphères de la société sont traversées par la domination masculine, les institutions familiale et religieuse se sont particulièrement construites sur des modèles cishétéronormatifs* et patriarcaux. Les prêtres sont considérés comme des pères symboliques par leurs fidèles. Le sociologue Josselin Tricou, auteur du livre « Des soutanes et des hommes ». Enquête sur la masculinité des prêtres catholiques, l’explique ainsi dans une interview pour Médiapart : « Le regard catholique porté sur les prêtres est façonné par la manière dont cette masculinité a été construite, c’est-à-dire sacralisée, désexualisée et en partie dégenrée. Ce regard catholique sur le prêtre qui s’élèverait au-dessus de la condition masculine, ou en tout cas se met à part de la condition masculine, a largement rendu possible le déni catholique à l’égard des violences sexuelles parce que, justement, il a longtemps empêché les catholiques de voir que les prêtres sont des hommes et, à ce titre, des êtres en partie socialisés à être violents dans le domaine sexuel. »
Assimiler l’homosexualité à la pédocriminalité : l’agenda de l’extrême-droite
Josselin Tricou démonte aussi l’assimilation de l’homosexualité à la pédocriminalité, en général véhiculée par les courants les plus conservateurs du catholicisme. Il existe en effet une surreprésentation homosexuelle dans l’institution catholique, que le sociologue explique ainsi : « Le célibat ecclésiastique apparaît comme un espace favorable pour des jeunes catholiques très croyants et qui veulent vivre une vie engagée, mais qui ne sont pas attirés par le mariage – hétérosexuel s’entend –, notamment pour des questions d’orientation sexuelle. » L’idée selon laquelle la pédocriminalité serait le fait d’homosexuels prend racine dans de nombreux stéréotypes à l’égard des communautés gays, mais les membres de la communauté catholique qui défendent cette idée s’appuient aussi sur le fait que, comme chiffré plus haut, la grande majorité des victimes des membres du clergé sont des garçons. Or, l’enquête de la Ciase montre que cette réalité n’a rien à voir avec l’homosexualité d’une partie du clergé catholique, mais davantage à un « effet d’opportunité. » Toujours pour Médiapart, Josselin Tricou précise : « la majorité des violences sur les garçons sont liées au fait que les prêtres avaient accès aux garçons bien plus qu’aux filles dans des institutions non mixtes, tels les internats, les écoles, les petits séminaires, jusque, en gros, dans les années 1970. À partir du moment où les activités de jeunesse connaissent une mixité croissante, comme dans le reste de la société, les prêtres pédocriminels s’attaquent aussi aux petites filles. » De fait, le rapport montre que la part des petites filles victimes augmente dans le temps. Enfin, le sociologue pointe aussi comment la culture de la honte et de la culpabilité autour de toute pratique sexuelle, (jusqu’à la masturbation qui est considérée comme un péché) favorise le silence, d’autant plus quand il s’agit de pratiques illégales et criminelles, telles que des violences sexuelles.
Avoir la foi et être féministe
Dans son livre « Les malentendues : foi et féminisme » : des droits réconciliables, l’autrice québecoise Dania Suleman, titulaire d’une maîtrise en droit international, explore les enjeux du féminisme et de la liberté de religion, et surtout la coexistence des deux. « On doute généralement de l’apport réel des femmes, et des féministes non blanches, au sein des religions. On suppose que leur action a peu d’incidence sur les institutions et les structures religieuses patriarcales. Or, cette lecture réductrice de l’implication des femmes au sein de la religion est une lecture patriarcale et paternaliste. La théologienne féministe juive Judith Plaskow souligne que le soupçon de nombreux intellectuels dans notre société laïque selon lequel quiconque s’intéresse à la religion est réactionnaire a servi à marginaliser et à délégitimer le travail des féministes au sein des religions. La confiance accordée aux féministes qui travaillent des espaces, des écrits, des institutions, des traditions historiquement patriarcales, autres que religieuses, ne s’étend pas aux femmes religieuses. C’est précisément notre rapport à l’agentivité de la femme qu’il est important de déconstruire. »
Le soupçon de nombreux intellectuels dans notre société laïque selon lequel quiconque s’intéresse à la religion est réactionnaire a servi à marginaliser et à délégitimer le travail des féministes au sein des religions.
Dania Suleman
Petit à petit, des changements s’opèrent dans le paysage ecclésial français. En juillet dernier, Iris Ferreira est devenue la première femme rabbin à être ordonnée en France. Pour la première fois aussi, deux pasteures lesbiennes se sont mariées à Montpellier. En 2018, l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV) en Suisse a lancé une antenne inclusive LGBTIA*. Les membres y organisent de nombreuses activités à destination des chrétien.nes LGBTIA, y compris en ligne. Et des croyantes féministes s’activent jusque dans les communautés catholiques pour faire changer les mentalités. C’est le cas par exemple du collectif Toutes apôtres qui milite pour la fin des discriminations dans les institutions catholiques et pour l’accès des femmes à tous les postes à responsabilité. Lisbeth, pour sa part, a rencontré l’association Isha.
L’initiative
Quand la messe a commencé, je me suis d’abord dit mais qu’est-ce que je fous là. Puis arrive l’eucharistie, et là j’ai ressenti un truc très fort, incroyable. Et c’est ce jour-là que j’ai compris quelle était ma place dans le monde.
À 22 ans, Iris Serriere prépare un Master de théologie. Celle qui raconte ne pas venir d’une famille catholique se fait baptiser à l’âge de 15 ans. « Ma demande a d’abord été rejetée plusieurs fois par ma paroisse parce qu’ils pensaient que je faisais ça pour emmerder mes parents, une sorte de caprice d’ado. » En parallèle, sa mère lui transmet des valeurs féministes. « Le féminisme a toujours été quelque chose de très naturel dans ma famille. Ma grand-mère est communiste et ma mère est féministe, très engagée dans les manifs. » Elle doit sa découverte de la religion à sa belle-mère, elle-même catholique, et qui l’emmène un jour à une communion. Iris confie : « Ma foi c’est le roc sur lequel repose mon militantisme, et mon féminisme c’est mon énergie. Je ne pourrais pas tenir sans mon féminisme, mais si je milite c’est parce que j’ai la foi. La foi en un monde meilleur. » Lorsqu’elle entre à l’université, elle prend la mesure des problèmes au sein de l’Église et décide de lancer l’association Isha avec deux amies, Mélanie et Claire-Isabelle. Localisée à Strasbourg, une vingtaine de personnes y a adhéré pour le moment. « Je suis dans un groupe de sororité chrétienne à Strasbourg. Entre protestantes et catholiques nous n’avons pas du tout les mêmes problématiques, ce qui est logique puisque ce n’est pas la même Église, donc pas la même compréhension du monde. Isha a donc pour vocation d’être catholique féministe. » Iris poursuit : « On est toutes des copines mais on mène chacune nos combats dans nos Églises, et on se retrouve ensuite à la sororité chrétienne pour en parler. »
Encore en chantier, l’association proposera trois pôles, chacun porté par l’une de ses cofondatrices. Le premier pôle sera dédié à l’écoute des femmes et des minorités de genre qui rencontrent des difficultés dans l’institution catholique. « L’un des soucis majeurs est celui des viols conjugaux. Dans un couple catholique, c’est le prêtre qui sera consulté et écouté. Il y a un énorme travail à faire sur la culture du viol. » Le second pôle, qui sera porté par Iris, est de « proposer un contre-discours aux horreurs que profèrent la Manif pour tous. » La militante et ses amies souhaitent développer de la formation à la théologie.
Les partisans de la manif pour tous ont zéro argumentaire. Tout est bidon. Et nous, ça nous intéresse d’étudier les textes, de voir ce qui y est dit ou pas, les droits canoniques en tant que femme par exemple. Avec Isha, on veut affirmer le droit d’être chrétien.ne et LGBTIA !
Enfin, le troisième pôle proposera des actions. « On a le projet de créer un webzine féministe catholique, mais aussi des t-shirts et des autocollants militants que l’on pourrait coller sur les parvis d’églises », explique Iris, qui tient à préciser : « Surtout pas sur les églises. » La jeune féministe explique avoir arrêté la vie ecclésiale à cause du conservatisme et du sexisme qui y règnent. « Quand on sait qu’il y a des prêtres violeurs dans nos paroisses, mais que tout le monde met la tête dans le sable et qu’ils sont complètement protégés par leurs supérieurs… Je ne vois pas comment je pourrais aller aux cérémonies de ma paroisse, c’est inconcevable pour moi. » Iris explique être la seule catholique féministe de sa promotion, ses autres camarades féministes étant plutôt protestantes. Celle qui veut devenir enseignante-chercheuse sur les questions du corps et du genre explique qu’il est très difficile d’allier ces deux identités. « Dans les milieux catholiques, plein de personnes refusent désormais de me parler parce que je suis devenue une hérétique à leurs yeux. Mais il est plus difficile d’être catholique dans les milieux féministes que l’inverse. Je me prends plein de haine et d’agressivité chez les féministes. »
Parce que je suis catholique, on m’ordonne de me taire et on me dit que je n’ai rien à faire dans nos luttes féministes.
Le sexisme et les discriminations dans l’Eglise catholique sont un problème d’institution, et non pas de foi !
Le combat pour faire changer les mentalités sera long, Iris Serriere en a conscience. « J’ai l’impression que plus le monde s’ouvre, plus l’église se referme. », explique l’étudiante en théologie. « Historiquement, les décisions les plus conservatrices ont été prises à partir du 19e siècle. Chez les premiers chrétiens, il y avait des femmes prêtres. Et il y a des femmes diacres dans la Bible. Le dogme de l’Immaculée Conception date du 19e siècle, il n’existait pas avant. On nous renvoie cette image de Marie très docile et soumise, la bonne mère de famille, pure et chaste. Alors que Marie était bien plus rebelle qu’on nous le laisse penser, surtout pour son époque ! » Iris raconte un désaccord avec l’un de ses enseignants sur le sujet. « Il nous disait que c’était parce que Marie est naturellement pure qu’elle a pu enfanter Jésus. Mais ce dogme est tout pourri en fait. La sexualité n’est pas impure. Et on s’en fout de savoir si Marie était vierge ou pas. » La militante pointe aussi du doigt l’absence totale, selon elle, de connaissances du corps humain dans les milieux chrétiens et catholiques. « Ils passent leur temps à parler du corps de Jésus et de celui de Marie, de ce qu’elle a bien pu faire avec sa vulve. À côté de ça, ils savent clairement pas comment fonctionne un corps, c’est absolument aberrant ! Par exemple, dans le cadre d’un camp pour ados organisé avec le diocèse, on a remarqué qu’à l’infirmerie il n’y avait pas de capotes. Ou encore, quand je leur dis que mon copain se contracepte parce que nous voulons partager la charge de la contraception dans notre couple, ils tombent des nues, ils ne comprennent pas. » Pour cette nouvelle année scolaire, les co-fondatrices de Isha souhaitent développer les actions hors ligne de l’association. Iris conclue : « On exige un changement radical du système patriarcal catholique et une mise en place très rapide des propositions de la Ciase ! Et nous sommes en train de recruter de nouveaux membres ! »