Dans l’un de nos récents articles, on revenait sur l’origine du terme « intersectionnalité », défini par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw en 1991. Souvent (mal) compris comme un synonyme de « diversité », ce terme est davantage un outil d’analyse politique et sociologique des discriminations et de la manière dont elles interagissent entre elles. Le terme « intersectionnel » est issu de la métaphore de l’accident de voiture : une femme noire se trouve à une intersection, elle est heurtée par deux voitures, l’une est le sexisme, l’autre le racisme. Lorsque l’ambulance (la Loi) arrive sur le lieu de l’accident, elle est incapable d’identifier les effets additionnés et décuplés provoqués par les deux « voitures ». L’intersectionnalité arrive alors en renfort et permet de comprendre la combinaison des deux discriminations, de mettre en lumière les différents angles d’approche et les effets spécifiques de ce double accident. Si aujourd’hui des entreprises, ou même des associations, se targuent d’être « intersectionnelles » parce que leurs équipes sont représentatives d’une certaine diversité (de genre, de race, de handicap etc) par exemple, cette approche superficielle des enjeux de discriminations sert en fait souvent de prétexte pour ne pas avoir à interroger les logiques de domination structurelles au sein de l’entreprise ou de l’association en question. Ce sujet, la coach pour femmes racisées Marie Dasylva le connait bien. Celle qui a fondé l’agence Nkali accompagne depuis 2017 des femmes non-blanches pour les aider à faire face aux discriminations dans le monde du travail. Dans cet entretien pour Streetpress, elle raconte : « Toutes les erreurs sont racialisées. Nous n’avons pas le luxe d’être solo. Quand nous gaffons, c’est toute la communauté noire qui gaffe. Preuve en est, on entend encore « plus jamais je n’embauche de noire – ou d’arabe, au choix -, le dernier était comme ci »… »

Le handicap est politique 

Dans cet article, la doctorante et porte-parole du CHLEE (Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation) Cécile Morin explique le validisme ainsi : « Aussi traduit dans le monde francophone par « capacitisme », le validisme est une notion importée des Disability Studies, domaine d’études critiques sur le handicap né dans les universités anglophones. Il consiste à introduire une hiérarchie au sein de l’humanité en fonction d’une norme valido-centrée considérée comme un idéal universel à atteindre. Les personnes handicapées sont perçues, à l’aune de l’écart à cette norme, comme des versions amoindries et incomplètes des personnes valides, des êtres ontologiquement inférieurs, cette essentialisation justifiant leur position dominée dans la société en la présentant comme le résultat d’une fatalité biomédicale. La mise au jour du validisme aboutit à « dénaturaliser » la domination dont les personnes handicapées font l’objet, en dévoilant son caractère historiquement et socialement construit. Ce faisant, cette notion permet de constituer le handicap comme une question politique, en l’extrayant de sa gangue médicale et morale. » Les personnes handicapées ne sont généralement pas envisagées comme des membres d’une communauté minorisée, mais plutôt comme des personnes « à charge » de la société, dont les conditions ne peuvent être améliorées que grâce à des politiques publiques d’assistance. Par exemple, certaines associations et collectifs anti-validistes dénoncent régulièrement le fonctionnement des Etablissements et services d’aides par le travail (ESAT), alors qu’ils sont mis en avant de manière positive et sous le signe de l’action sociale dans la presse. En ESAT, il n’y a pourtant pas le droit au SMIC, pas le droit de grève, pas le droit de créer une section syndicale, ni le droit de se pourvoir aux prud’hommes. Mais ces conditions de « travail » concernent des personnes handicapées, donc elles ne soulèvent que peu de remous dans les discours médiatiques, l’opinion publique, ou même les milieux militants.

Ce traitement journalistique dépolitisé du validisme et du handicap se retrouve jusque dans les colonnes de médias d’informations généralement connus pour leur pertinence et leur rigueur. En octobre dernier, le journal Médiapart a publié une série d’articles portant sur le cas de Julie, étudiante en droit à Paris, qui subit de nombreuses violences liées à son handicap de la part de son école depuis 2017. À la suite de cette couverture médiatique, reprises par d’autres médias, les associations antivalidistes CLE Autistes, CHLEE, Act-Up, les Dévalideuses, Handi-Social et Objectif Autonomie ont publié un communiqué pour alerter la rédaction de Médiapart, le lectorat, mais aussi les journalistes en général, sur l’insuffisance journalistique du traitement de ce sujet. Les associations pointent aussi du doigt la quasi-omniprésence du recours au témoignage individuel, sans mobilisation d’outils d’analyse critique. « La parole des personnes concernées, quant à elle, est en général assignée au registre mineur du témoignage et du récit individuel, mobilisée uniquement lorsqu’elle n’est pas critique. Quand elle n’est pas purement ignorée d’emblée, elle est évincée, en particulier celle des militant.e.s antivalidistes. (…) Refuser de saisir le caractère systémique de l’oppression validiste quand, pourtant, toutes les statistiques le démontrent, se limiter à l’emploi d’un registre compassionnel et moral, écarter les savoirs militants et minorer le discours anti-validiste participent à dépolitiser la question du handicap et à dissimuler les rapports de force qui la traversent. »

À l’intersection du validisme et du racisme

Le blog Cata-tonique explore les enjeux intersectionnels et historiques du sexisme, du racisme et du validisme, en proposant notamment des traductions de publications universitaires anglophones. Dans cet article, issu du rapport de projet final du Centre canadien des études sur le handicap, l’auteur revient sur comment la science et la médecine ont pathologisé la race pour justifier la colonisation. Au 19e siècle, la phrénologie (une pseudo-science selon laquelle la nature humaine et le caractère d’un humain peut être compris via la forme de son crâne), a servi à justifier l’esclavage. À la même époque s’est construit un modèle médical validiste, selon lequel les personnes handicapées étaient souvent déclarées cassées et irréparables. Elles étaient alors abandonnées, dissimulées par leurs familles ou bien institutionnalisées. Ces théories racistes et validistes ont eu des conséquences violentes sur les populations noires et non-blanches de manière générale, puisque non seulement des catégories de handicaps ont été créé pour faciliter le racisme, mais le handicap a aussi servi à punir et torturer les personnes non-blanches qui cherchaient à renverser les systèmes racistes et colonialistes. C’est aussi à cette époque qu’est inventé le terme médical « drapétomanie« , supposé décrire une maladie mentale qui conduisait les esclaves à s’enfuir ou se rebeller. Ces systèmes de dominations se perpétuent encore aujourd’hui. Selon le think tank CAP (Center for American Progress), aux États-Unis, 50% des personnes tuées par les forces de l’ordre chaque année sont handicapées et plus de la moitié des Afro-Américains handicapés ont été arrêtés par la police avant l’âge de 28 ans. L’article traduit sur le blog Cata-tonique et cité plus haut se conclue ainsi : « Il est clair que les deux systèmes d’oppression ne sont pas reliés par des entrelacements additifs mais sont en fait complémentaires. (…) Malgré le succès de l’intersectionnalité dans les champs académique et féministe, très peu de réflexion a été accordée aux entrelacements entre ces rapports de domination. Pourtant, cette analyse est nécessaire parce qu’elle fournit une compréhension théorique plus complète de l’oppression et du développement de stratégies de résistance multidimensionnelles. »

Harriet Tubman, Tom Wiggans, Fannie Lou Hamer, Maya Angelou, Wilma Rudolph, et  Harry Belafonte : les figures handicapées de la libération noire aux États-Unis. © Advancing Opportunities

Le fait d’être artiste me permet de lire mon parcours autrement que la manière dont il apparaît sur le papier. Enfant amputée, adoptée, harcelée à l’école… Avec l’art, je parviens à m’appartenir.

À 31 ans, Marianne est une artiste pluri-disciplinaire belgo-rwando-congolaise. Mal soignée lorsqu’elle était bébé, elle est amputée vers l’âge d’un an et demi. « Ma mère biologique a vu ça comme le signe du mauvais œil, j’ai vécu des maltraitances de sa part. » Par la suite, son père biologique décide de la faire adopter. « Il s’est dit que j’aurai accès à de meilleurs soins médicaux si je grandissais en Belgique. » Marianne grandit dans une famille avec un père belge blanc et une mère rwandaise. La famille est nombreuse, avec neuf filles et trois garçons, dont certain.es adopté.es, d’autres non, et certain.es handicapé.es. « On a grandi dans la campagne liégeoise. J’ai toujours dessiné, et j’ai commencé à peindre à partir de 12 ans. J’ai ensuite fait mes premiers vêtements vers 16 ans. Aujourd’hui j’ai un blog, une chaîne YouTube, une marque de vêtements en plus de mes activités de peinture. » Marianne a toujours eu un suivi médical depuis l’enfance. « J’ai eu quatre rectifications des amputations de mes pieds depuis mes 7 ans. J’ai grandi avec l’idée qu’il fallait que j’en fasse assez mais pas trop non plus. Il y a toujours eu cet équilibre à trouver. » À 24 ans, on lui diagnostique un lupus, ainsi qu’un syndrome de Parry-Romberg (PRS) combinés. Le lupus est une maladie chronique auto-immune, qui survient lorsque le système immunitaire s’attaquent aux cellules de l’organisme et les détruit. Cette maladie peut provoquer entre autres des soucis articulaires, dentaires ou encore des migraines… Le PRS, quant à lui, est une atrophie faciale qui affecte la peau, les muscles et les os. « J’ai fait un épisode de dépression après le diagnostic de ma maladie auto-immune. Je ne pouvais plus rentrer dans un moule dans lequel je courais à ma perte. J’avais créé ma marque, je faisais des défilés à Paris… Et d’un coup, c’était fini, alors que j’avais tout bien fait comme il fallait. » La blogueuse raconte avoir beaucoup intériorisé depuis l’enfance la méritocratie, le validisme et l’idée que quand on veut, on peut. « Je me suis pris tout ça dans la tronche. J’ai toujours été l’élève parfaite. Et pourtant… Je suis tombée malade et j’ai dû tout arrêter. »

Enfant et ado, je ne pouvais pas choisir mes soignants. Ça rajoute un énorme stress d’être suivie et opérée par des médecins grossophobes, racistes, validistes… C’est essentiel de questionner le corps et sa diversité dans les milieux du soin !

Marianne, assise dans un skate-park
Marianne, assise dans un skate-park © Mulakoze

Quand tu es handicapée, on te fait vite comprendre que tu es un problème pour l’employeur.

Si Marianne travaille aujourd’hui à son compte, ça n’a pas toujours été le cas. « Les grosses structures qui ont des postes pour personnes handicapées n’ont, en fait, qu’un seul poste d’ouvert. Donc si tu veux en changer, et bien tu ne peux pas. C’est “tu restes là” et puis c’est tout. Et estime-toi heureux d’avoir un travail. » L’artiste raconte aussi les nombreuses discriminations qu’elle a subit en entreprise. « Je me suis mise à mon compte parce que, même diplômée, c’était jamais assez. On remettait toujours en doute mes compétences du fait de mon handicap. Les gens ne me croyaient pas, ils ne pensaient pas que je pouvais coudre avec deux pouces. Je parle même pas de ceux qui s’essuyaient après m’avoir serré la main… » Une autre solution consiste à bénéficier de l’Allocation adulte handicapé (AAH). Les critères et les rejets possibles varient en fonction des personnes, des handicaps mais aussi des Maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). L’aide est ajustée en fonction des revenus salariés éventuels. « Moi, j’ai droit jusqu’à 1400€ d’AAH par mois environ. Sauf que, certains mois, je peux avoir 250€ de dépenses supplémentaires de frais de santé, juste pour pouvoir faire fonctionner mon corps. Et ces dépenses ne sont pas remboursées. A cela, il faut ajouter le coût de l’immobilier à Liège… Tout ça mis bout à bout, ça revient très cher ! » Avec le temps, Marianne a appris à fonctionner selon son propre rythme, ce qui n’est pas chose aisée dans une société régie par l’urgence et la productivité. « On vit dans un système politique et économique hyper rigide qui fait semblant d’être flexible. On appelle à l’effort collectif. Sauf que l’effort collectif c’est toujours les mêmes qui le fournissent. » Elle prend pour exemple la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles. « Il faudrait qu’on arrive à créer de la résilience économique entre nous, populations minorisées. »

Je suis triste et révoltée qu’on ne parle pas plus du validisme dans nos luttes, parce que ça nous concerne tout-es. À des échelles différentes bien sûr. Mais tous les corps sont broyés par le capitalisme. La carotte de la retraite, beaucoup meurent avant d’y arriver.

Marianne, sourit à l'objectif en tenant un bouquet champêtre.
 Marianne, sourit à l’objectif en tenant un bouquet champêtre. © Mulakoze

Quand j’arrive quelque part, il y a toutes ces lectures de moi qui sont faites et qui me préexistent. C’est aussi pour ça qu’il y a peu de paroles comme la mienne, parce que la pression est énorme.

En tant que femme, noire et handicapée, Marianne raconte devoir souvent faire comprendre aux autres la manière dont toutes ces réalités interagissent ensemble. « Quand je sors de chez moi, je suis jugée pour cette contraction des trois. » Elle aborde l’injonction à la docilité et à la gentillesse. « Je vis à la fois le stéréotype sexiste de la femme hystérique mais aussi le stéréotype raciste de la femme noire agressive. » L’artiste estime avoir « le cul entre deux chaises pour beaucoup de choses. Je ne suis jamais là où il faut, toujours en-dehors et en-dedans. » Elle précise : « le fait d’avoir été adoptée par un parent blanc privilégié, fait de moi une bounti pour beaucoup de personnes noires, c’est-à-dire noire à l’extérieure mais blanche à l’intérieure. Mais pour les blanc.hes, je suis noire. » Concernant son identité handicapée, elle ajoute : « pas mal de gens m’ayant connue plus jeune m’ont dit qu’ils ne pensaient pas que c’était si difficile pour moi au quotidien. » Marianne tient aussi à pointer du doigt l’absence de réflexions intersectionnelles dans les milieux féministes. « Quand j’essaye de faire comprendre que tel truc m’est arrivé parce que je suis une femme noire et handi on me regarde avec des yeux ronds. » Elle ajoute : « Les gens, y compris dans les milieux féministes, n’arrivent pas à décentrer leurs points de vue. Si je prends mon cas, je suis handie, mais il y a plein de réalités handicapées que je ne vis pas ! » 

Les gens ne se rendent pas compte à quel point on est forcé de se sur-adapter et de s’assimiler dans notre société quand on est handicapé. Dès l’école, c’est la seule façon d’avoir droit au chapitre.

Celle qui revendique aujourd’hui son célibat a aussi vécue une triple peine dans ses relations« Le célibat est devenu ma résistance. J’ai subi trop de violences. Parfois, des gens me disent d’arrêter d’être hétéro, comme si c’était un truc que je pouvais choisir. Je ne vais pas me forcer à relationner avec des filles sous prétexte qu’elles sont généralement moins violentes. Ce ne serait pas respectueux ni pour moi, ni pour elles. » Elle prend l’exemple des sites de rencontres. « Des mecs m’ont dit des trucs comme “j’aurais jamais liké ton profil si j’avais su que tu étais handicapée. » » Elle ajoute avoir aussi subi des propos fétichistes, telles que : « ah j’ai jamais essayé une handicapée » ou encore « j’ai jamais essayé une noire. » Elle fustige : « mais je suis pas un truc à essayer en fait ! » Marianne raconte avoir quitté l’un de ses ex parce qu’il se disait stressé par ses problèmes immunitaires. « Il était violent verbalement. Quand je l’ai quitté, il a osé me dire que je lui rendais service parce que mes soucis de santé étaient trop durs à gérer pour lui. » Sur ses réseaux sociaux, Marianne aborde souvent la question de l’emprise dans les relations. « C’est un problème récurrent chez les personnes minorisées. On se dit qu’on va prendre ce qu’on peut avoir, même si il est violent. On a une plus grosse tendance à se dévaloriser aussi de base. En gros, on va se dire que sur l’échelle de la bonne meuf je suis plutôt en bas, donc j’accepte la violence, puisque c’est déjà bien que je sois en couple. Alors que juste : non. »

Désormais, je me suis promis de ne plus jamais me revoir à la baisse.