Les enjeux
Les rites entourant la mort sont innombrables à travers le monde et les époques. En Bretagne, région qui compte des croyances et des traditions orales fortes, la mort revêt une certaine importance culturelle, comme en témoignage l’ouvrage d’Antalole Le Braz, La Légende de la Mort. Dans ce livre, le célèbre écrivain breton a compilé près de 125 légendes, contes, anecdotes ou coutumes sur le thème de la mort en Bretagne. Cette omniprésence de la mort dans la vie des Breton-nes s’est longtemps rendue visible dans les villages, au yeux du tout un chacun. Au 17e siècle, et jusqu’au début du XXe siècle, des ossuaires sont construits près des cimetières. Ils présentent les ossements des défunt-es au regard des habitant-es et des voyageur-ses. Pour les accompagner, on y trouve des inscriptions latines telles que : « Memento mori », en français « Souviens-toi que tu te meurs », ou encore « Hodie mihi, cras tibi », (parfois écrite en breton « hirie dime, warc’hoazh dide »), qui signifie « Moi aujourd’hui, toi demain » ; mais aussi « Respice finem », soit « Songe à ta fin ». En Basse-Bretagne, le mythe de l’Ankou (serviteur de la Mort, ou, plus rarement, personnification de la Mort elle-même) continue d’arpenter les routes et les contes bretons encore aujourd’hui. Pourtant, au cours du XXe siècle, les cimetières sont relégués aux périphéries des bourgs et les ossements des ossuaires sont enlevés, emportant avec eux une certaine visibilité de la mort dans le quotidien. Celle-ci s’est peu à peu effacée du paysage social : en Bretagne, mais pas seulement, notre rapport à la mort est devenu plus distant, plus médicalisé, plus aseptisé, à mesure que nos aîné·es meurent désormais majoritairement à l’hôpital ou en maison de retraite. Les veillées funèbres ont disparu, emportant avec elles tout un ensemble de rites, et, avec ceux-ci, des liens sociaux autrefois essentiels.
On n’a cessé au cours de notre histoire (…) de chercher un endroit où les loger, où les abriter, d’où peut continuer la conversation. Partout où les morts sont actifs, il y a la désignation d’un lieu. Les annonces mortuaires sont à cet égard exemplaires ; je n’en citerai que deux, glanées dans la nécrologie : « Si regarder en arrière te donne du chagrin et regarder en avant t’inspire de l’inquiétude, alors regarde à côté de toi : je serai toujours là » ; ou encore : « Ce n’est pas parce que je pars que je m’en vais. »
Vinciane Despret, extrait de « Au bonheur des morts »
L’importance des rituels funéraires pour les liens sociaux
Les rites funéraires ont une importance cruciale dans le processus du deuil d’une société. En rendant visible la perte de l’être aimé, le rite funéraire aide à dépasser la sidération, ce qui constitue la première étape du travail de deuil. Dans cet article, Yves Lamoureux, chercheur à l’université de Montréal, écrit que dans toutes les sociétés humaines il y a eu des rituels qui ont entouré la mort, sauf en cas de période exceptionnelle, telle une guerre ou une famine. « Les rituels permettent de prendre en charge les survivants/endeuillés en renforçant des liens collectifs lors des rencontres (veillée funéraire, service funèbre…). De plus, en codifiant les séquences, ces rituels sécurisent les participants endeuillés en s’efforçant de maîtriser les effets de la mort sur les proches. Bien que nous soyons centrés sur le corps de la personne décédée, force est de constater que nous nous occupons également, dans une large mesure, des survivants. Nous tentons de prendre soin des vivants en prenant soin du défunt. Cela permet aussi de nous déculpabiliser : « J’existe et j’accompagne celui qui avait une place dans ma vie ». » La plupart d’entre nous qui avons déjà eu à préparer des funérailles nous sommes heurté-es à la pauvreté des rituels qui nous sont proposés. On nous donne un cahier dans lequel choisir un texte à trous, et parfois même, il nous est interdit de choisir les musiques que l’ont souhaitent (c’est souvent le cas dans les cérémonies religieuses.) Lors d’un café mortel organisé à Brest cet hiver, et auquel nous avons assisté, la célébrante de cérémonie Sonia Valence affirmait : « Les pompes funèbres contemporaines rendent le « rien » possible. La plupart des cérémonies actuelles ne permettent pas de penser l’après. Parce qu’on est dans une logique marchande, on est confrontés à des rites funéraires pauvres. » Devant l’assemblée présente ce jour-là, elle pioche des exemples parmi ses expériences d’accompagnante funéraire : ainsi, pour un défunt qui avait un nombre impressionnant de livres chez lui et dont les proches ne savaient que faire, les livres ont été disposés tout autour du cercueil, et chaque personne venue lui rendre hommage pouvait repartir avec l’un d’eux. Le même scénario s’est reproduit pour un autre défunt, mais cette fois avec des boutures. Ces gestes symboliques montrent que donner et recevoir sont deux dimensions fondamentales du rite funéraire. En prenant un livre ou une bouture ayant appartenu à la défunte ou au défunt, on emporte ainsi un fragment de sa présence et de son histoire : on fait entrer une part d’elle ou de lui dans notre quotidien. Et donner, en retour (un mot, une anecdote, un souvenir raconté à haute voix, une lettre glissée dans le cercueil…), c’est re-densifier le-la mort-e, c’est lui redonner une histoire, dans une mémoire partagée. On ne fait pas que pleurer un-e mort-e : on le transmet. Dans les milieux sociaux les plus défavorisés, ce travail de mémoire et de dignité se heurte à d’importants obstacles. C’est le combat mené par le collectif Les morts de la rue à Paris, qui, depuis le début des années 2000, interpelle la société au sujet de la mort des personnes sans domicile fixe. Leurs objectifs sont multiples : dénoncer les causes – souvent violentes – de ces morts, accompagner les proches endeuillé-es mais aussi rendre visible une réalité souvent mise sous le tapis : vivre à la rue, c’est mourir plus tôt, plus seul-e, et souvent sans laisser de traces. Enfin, en début d’année, l’association Petits frères des pauvres annonçait qu’en France, en 2024, plus de 20 personnes âgées ont été découvertes mortes à leur domicile, plus d’une semaine après leur décès.
Invisibilisées de leur vivant, effacées dans leur mort
Après la mort aussi, les inégalités subsistent. Et elles touchent notamment la mémoire et la transmission. Les femmes ont particulièrement fait l’objet d’un effacement dans l’Histoire, au même titre que d’autres catégories minorisées. Ainsi, de nombreuses femmes artistes, autrices, politiciennes, sportives, scientifiques, et même héroïnes de guerre ont été effacées de la mémoire collective. Avec son compte Instagram et ses ouvrages Mère Lachaise, la journaliste Camille Paix met en lumière ce qu’on nomme le matrimoine funéraire. Pourquoi certaines figures sont-elles célébrées, et d’autres passées sous silence ? Pourquoi certaines vies – y compris dans la mort – comptent-elles plus que d’autres ? Cela fait écho au slogan féministe du Mouvement de libération des femmes (MLF) en 1970 : « Il y a plus inconnu que le Soldat inconnu : sa femme. » Dans la même veine, l’archivage des vies LGBTIA est devenu une nécessité, tant leur effacement fut massif, notamment au XIXe siècle. Comme le souligne ce podcast de France Culture : « La connexion avec le passé permet de s’inventer à la fois une histoire individuelle et collective. » Toutes ces actions militantes contribuent à réinscrire la mort dans la cité, de façon politique. Non seulement les femmes sont souvent effacées de la mémoire collective, mais leurs apports (scientifiques notamment) sont souvent attribués à des hommes, c’est ce qu’on nomme « l’effet Matilda », du nom de la suffragette Matilda Joslyn Gage qui fut la première à décrire ce phénomène dans son livre Woman as Inventor (paru en 1870.) Les exemples dans l’Histoire sont nombreux, de la chimiste américaine Alice Ball dont la découverte d’un traitement contre la lèpre fut attribuée à un homme à la mort de celle-ci, à la physicienne autrichienne Lise Meitner, dont les découvertes sur la fission nucléaire permirent à son collègue – et neveu – d’obtenir le Prix Nobel en 1944, alors qu’elle fut ignorée par le comité le décernant, en passant par la microbiologiste Esther Lederberg qui travailla avec son mari à déterminer comment les bactéries échangent des gènes, travail pour lequel lui seul obtenu le Prix Nobel de médecine en 1958.
Pourquoi a-t-on l’impression qu’introduire les femmes en Histoire serait une décision politique alors que c’est les avoir exclues qui était réellement politique ? (…) Le discours dominant et officiel paraît neutre. Il ne l’est pas. Mais il parvient, par sa position majoritaire, à faire reconnaître ses choix pour de l’objectivité. Pourtant, on peut se demander comment le fait d’exclure la moitié de la population française des livres d’Histoire peut être une preuve d’objectivité. N’est-ce pas l’inverse ?
Extrait du livre « Les grandes oubliées : Pourquoi l’histoire a effacé les femmes », de Titiou Lecoq.
Cet effacement se produit jusqu’au sein des luttes féministes, qui sont souvent transmises et racontées depuis un point de vue blanc et de classe supérieure. Paulette Nardal et Suzanne Roussi Césaire (autrices martiniquaises), Eugénie Éboué-Tell (députée guadeloupéenne en 1946) ou encore Jane Vialle (résistante franco-congolaise durant la Seconde guerre mondiale) : combien d’entre nous avons déjà entendu parler de ces françaises issues de la communauté noire ? En 1976 aux États-unis, la commémoration du « Mois de l’histoire des Noirs » voit le jour. Dans les décennies qui suivent, d’autres pays occidentaux leur emboîtent le pas, comme le Canada ou le Royaume-Uni. Ainsi, chaque année en février, à travers des célébrations culturelles et éducatives, il s’agit de mettre en lumière les réussites et les apports de la communauté afro-descendante dans de nombreux domaines (culturels, scientifiques, techniques…). En France, c’est l’association Mémoires et Partages qui mène ce travail de mémoire, les dernières programmations sont à retrouver ici.
À droite : la journaliste et résistante Jane Vialle, première femme noire sénatrice de France.
© Images libres de droits
Travail funéraire, travail du Care
Conseillèr-e funéraire, maître-sse de cérémonie, agent-e d’exploitation des services funéraires, marbrièr-e funéraire, ou encore thanatopracteur-ice, les métiers du funéraire sont nombreux, et si la profession se féminise progressivement, les femmes exercent surtout en tant que maîtresses de cérémonie et thanatopractices, soit des métiers du soin, du Care. Ce n’est pas un hasard si les qualités mises en avant pour exercer comme maître-sse de cérémonie sont l’écoute, la douceur ou encore la compassion, soit des caractéristiques genrée comme « féminines » dans notre société. À l’inverse, très peu de femmes sont dirigeantes de pompes funèbres. Malgré tout, les femmes ont toujours joué un rôle dans l’embaumement des mort-es et/ou l’accompagnement des proches en deuil. Quelques exemples nous sont donnés dans l’Histoire, tels que Henrietta S. Bowers Duterte, la première femme noire à diriger une entreprise funéraire aux États-unis en 1858 (entreprise qui servait d’arrêt pour les esclaves en fuite sur l’Underground Railroad, dont on vous parlait dans cet article), ou encore l’allemande Élisabeth Thorn, qui enterra des dizaines de cadavres pendant la guerre de Sécession alors qu’elle était enceinte de six mois, et que son mari, gardien de cimetière, était au front. Dans cet article, Kami Fletcher, docteur en Histoire, spécialisé sur la mort et les cimetières afro-américains, explique : « Bien avant l’existence des hôpitaux, des hospices et des professionnels de santé, il y avait les sages-femmes, les femmes chargées d’envelopper les morts et celles qui veillaient les défunts. La mort et l’agonie avaient lieu au sein du foyer et étaient considérées comme la responsabilité des femmes (…) Lorsqu’un décès était confirmé dans la communauté, ce sont les femmes que l’on appelait en premier pour mener le deuil, s’occuper du corps et organiser les funérailles. » Ces rôles ont cessé d’être dédiés aux femmes au fur à et mesure que la mort est devenue une industrie dans laquelle il fut possible de faire carrière. Un phénomène que l’on retrouve dans d’autres secteurs, tel que celui de la cuisine (un milieu professionnel très masculin, encore aujourd’hui, alors que les femmes sont encore celles qui assurent le plus souvent la préparation des repas dans les foyers mais sans aucune considération…)
Pour une réappropriation collective de la mort
Peut-on réellement se réapproprier la mort, qui vient si souvent nous cueillir impréparé-es ? Il est en tout cas possible de se réapproprier la façon dont on dit au revoir à nos mort-es, existentiellement et collectivement. L’expérience des coopératives funéraires montre que la standardisation des funérailles et la marchandisation de la mort ne sont pas des fatalités.
Extrait du livre « La coopérative funéraire de Rennes : nos mort·es méritent mieux », de Claire Richard
4730€, c’est le prix moyen des obsèques en France, selon des chiffres de 2024. Le coût des obsèques varie d’une région à une autre : en Normandie, les chiffres dépassent la moyenne nationale pour atteindre 5350€, devant l’Ile-de-France (5317 €) et les Pays de la Loire (5156 €). À l’inverse, les trois régions où les funérailles sont les moins élevées pour le portefeuille sont l’Occitanie, la Provence-Alpes-Côte-d’Azur et la Nouvelle-Aquitaine (de 4362 à 4452 €). Enfin, le prix moyen d’une crémation est de 4434€, contre 5044€ pour une inhumation, et le cercueil, obligatoire quel que soit le mode d’obsèques, représente à lui seul 1343€ en moyenne. Ce coût élevé pour la plupart des foyers en France fait partie de la marchandisation de la mort, soit le processus par lequel les pratiques et les rituels funéraires, autrefois communautaires et spirituels, sont devenus des produits et des services commercialisés. Ainsi, le marché du funéraire représente près de 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, alors que les salarié-es du funéraire doivent souvent exercer leurs métiers dans des conditions dégradées. Pour offrir une alternative humaine et accessible à tout-es aux funérailles, des coopératives funéraires émergent depuis plusieurs années. En France, la première d’entre elles voit le jour en 2016 à Nantes, puis suit rapidement celle de Rennes. Très vite, elles se multiplient sur le territoire, jusqu’à en compter 10 aujourd’hui, dont 9 d’entre elles ont été montées par une femme au départ. Entretien avec la coopérative funéraire de Rennes, qui propose, depuis 2020, une alternative aux services funéraires traditionnels, fondée sur une vision d’éducation populaire et dé-standardisée de la mort.
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L’initiative
La coopérative est un lieu d’échange sur la mort et tout ce qui l’entoure, comme on échangerait sur la maternité. Il n’y a pas besoin d’avoir un regard médical ou victimaire. C’est d’ailleurs pour ça que je continue d’y être bénévole. On a besoin de faire exister ce sujet dans notre société sans que ce soit lourd ou malaisant.
Elles sont trois à répondre à nos questions. Isabelle, la présidente et co-directrice de la coopérative funéraire de Rennes ; Marine et Louise, co-fondatrices et co-administratrices de cette coopérative. « Et on est copines ! », ajoutent-elles, pour conclure leurs présentations. Composée de 16 personnes, majoritairement des femmes, la coopérative funéraire de Rennes a ouvert ses portes le 11 janvier 2020, après un an de gestation du projet. C’est lors d’un voyage au Québec qu’Isabelle en a eu l’idée. « Je rencontrais différents projets de coopératives, et parmi elles, l’une était une coopérative funéraire, dans laquelle j’ai eu l’occasion de travailler des années plus tard. » Entre-temps, elle fait aussi l’expérience des pompes funèbres en France. « Le lieu était horrible, avec des tombes partout. Le gars qui m’a accueillie avait l’air encore plus triste que moi, derrière son bureau, à s’occuper du devis. J’en suis ressortie avec un sentiment très désagréable, et la sensation que ce n’était pas de ça dont j’avais besoin, à ce moment-là. » Ainsi, Isabelle explique qu’au départ, ce qui lance le projet de coopérative funéraire, « c’est un choc physique. » Elle constate : « Jusqu’alors, l’idée de ces coopératives était intéressante pour moi, mais ce n’est devenu une réelle nécessité qu’après mon expérience personnelle avec les pompes funèbres. » Cinq ans après sa création, la coopérative compte quatre salarié-es, quatorze administrateur-ices et 600 sociétaires (soit 600 potentiels bénévoles). « On a accompagné à peu près 500 familles depuis la création de la coop. » À elle seule, Isabelle cumule plusieurs métiers : co-directrice et présidente de la structure, mais aussi conseillère funéraire et célébrante. « Mon objectif est de créer les conditions d’écoute nécessaires pour les proches des défunts à la prise de décisions éclairées en matière de préparation de funérailles », explique t-elle. « Nous posons le cadre réglementaire auprès des familles pour mieux ouvrir les possibles. Car tout ce qui n’est pas interdit est possible. Ensuite, nous coordonnons la mise en action des différents acteurs des funérailles, comme le thanatopracteur, les salons funéraires, les cimetières ou encore le crématorium. » Elle précise aussi qu’en tant que célébrante, son rôle est d’accompagner les familles dans la construction et l’élaboration des rituels (personnalisation des cercueils, mise en bière, cérémonie, inhumation…) À côté d’elle, Marine et Louise sont bénévoles au sein de la coopérative et travaillent donc à la sensibilisation du grand public sur ces questions, mais font aussi de la formation, mettent en place des partenariats, organisent les cafés mortels ou encore le festival de la mort…
Ça me fascine de voir à quel point ce sont surtout les femmes qui prennent en charge l’organisation des funérailles. Dans les familles qui sont composées de fratries exclusivement masculines, ce sont les belles-filles qui s’occupent des funérailles de leurs beaux-parents. À l’inverse, quand les fratries comptent des filles, ce sont elles qui prennent en charge ce rôle, et pas leurs conjoints.
Pour composer les membres de la coopérative, Isabelle raconte avoir mené des entretiens avec de nombreuses personnes. « De manière générale, je constate que c’est quand même un sujet qui intéresse surtout les femmes. Même dans l’industrie funéraire, les femmes sont souvent celles qui s’occupent des funérailles, alors que les hommes sont les dirigeants des pompes funèbres par exemple. » Selon elle, si la coop est surtout composée de femmes, ce n’est pas le fruit du hasard. « Je voulais des personnes qui viennent pour le projet et avec un intérêt pour son aspect collectif. Je ne voulais pas d’ego surdimensionné. J’ai rencontré plein d’hommes, mais les femmes n’étaient pas dans la même posture. » Selon Louise, l’identité de la coopérative a été façonnée par celle d’Isabelle. « C’est elle qui a donné le ton dans la notion de faire confiance, d’apporter un aspect joyeux au projet, ça a donné toute l’identité à la coopérative et au fait qu’on ait envie d’y rester de d’y trouver notre place ! » Marine renchérit : « On adopte souvent un état d’esprit du type « vas-y, plante-toi, c’est pas grave ! » On avance ensemble, on s’écoute beaucoup. Si on est amies aujourd’hui, c’est pas pour rien, il y a beaucoup de valeurs qui nous lient. » Louise ajoute qu’il y a aussi de la place pour la dissension. « Ce choix de ne pas vouloir de trop gros egos au départ, nous offre une tranquillité et un vrai droit à l’erreur. On est pas d’accord sur tout, tout le temps, mais c’est ok. Et c’est aussi ok d’aller s’occuper de choses sur lesquelles on a pas les compétences à la base. Si quelque chose nous fait envie, comme l’organisation d’un café mortel, alors c’est super, fonce ! »
Un accompagnement aux funérailles humain et personnel
La posture première de la coopérative funéraire, c’est d’écouter. Chaque défunt est différent, chaque famille l’est aussi. Notre métier n’est pas de remplir des devis, mais d’être à l’écoute des besoins et d’aider les gens à construire une cérémonie funéraire pour leur proche.
Isabelle compare son rôle à celui d’une sage-femme. « Plus on parvient à se mettre en retrait et à laisser les familles décider pour elles-mêmes, mieux c’est. » Lors d’un café mortel organisé à Brest, l’hiver dernier, la conseillère funéraire Sonia Valence exposait : « On a une responsabilité en tant que maître de cérémonie à faire en sorte qu’il n’y ait pas de regret pour les familles, et que l’histoire puisse continuer à s’écrire, même dans le cas où, par exemple, il s’agit de dire adieu à un parent à qui on a pas envie de rendre hommage, pour toutes les raisons qu’on peut imaginer. » Ainsi, pour servir au mieux cette volonté d’écoute et d’accompagnement, le modèle économique de la coopérative rennaise repose sur un principe de forfait d’accompagnement. « C’est sur ce forfait que nous nous finançons », explique Isabelle. « La plupart des entreprises de pompes funèbres se financent sur des marges sur les articles et les prestations. Notre modèle nous permet de ne pas dépendre d’une vente d’articles. Ainsi, quels que soient les choix de la famille, la part qui revient à la coopérative est quasiment identique. » Ce modèle permet à la coopérative funéraire de Rennes de reposer sur une gestion désintéressée. « Nos propriétaires sont les familles via leur acquisition de parts sociales. » Celles-ci représentent 65.000€ sur les 600 sociétaires, qui ne perçoivent aucune rémunération. Enfin, la coop ne bénéficie d’aucune aide publique. « Chaque profit est réinvesti en intégralité dans l’entreprise ! »
À travers les services que nous offrons, nous essayons de redonner le pouvoir aux familles, et par là, à la société. Elles peuvent prendre le cercueil ou son couvercle à domicile pour le personnaliser, par exemple. Nous leur proposons aussi d’apporter des tissus au lieu de faire l’achat d’un capiton, d’amener un carnet au lieu d’acheter un registre de condoléances…
La coopérative se revendique de l’éducation populaire, soit un courant qui revendique la transformation sociale en-dehors des institutions traditionnelles d’enseignement, et accompagne principalement des funérailles civiles, sans toutefois opposer le civil et le religieux. « Il y a tout un continuum entre les deux, on essaie d’être au plus proche de qui sont les défunts, et de qui sont les personnes en deuil. »
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Sensibiliser le grand public
La coopérative est implantée dans un quartier, un lieu de vie, et pas face à un cimetière. C’est un choix de notre part, afin de remettre la mort au cœur de la cité. De la même façon, on est habillé-es normalement et on s’adresse à nos interlocuteur-ices sans ton compassé ou de pitié.
En parallèle à l’organisation des funérailles et de l’accompagnement des familles, les activités de la coopérative œuvrent pour une sensibilisation plus large du public, via l’organisation des cafés mortels ou du festival de la mort. Les cafés mortels ont lieu plusieurs fois par an à Rennes, mais aussi dans d’autres villes en France, et réunissent beaucoup de personnes à chaque édition. Leur but : informer les gens sur les funérailles avant que le décès ne survienne. « C’est incroyable de constater à quel point la demande est forte !« , témoignent Louise et Marine. « Dès le début, on a eu énormément de monde. Au minimum, il y a une cinquantaine de personnes, mais on monte facilement à 100, 150 personnes. » « Mort et spectacle vivant », « la mort et les fleurs »… : chaque café mortel porte une thématique différente. Le café mortel organisé sur le thème « La musique et la mort » a rassemblé 180 personnes, soit le record actuel. « Au festival de la mort, on a ouvert une chorale. Deux jours après avoir ouvert les inscriptions pour en faire partie, il y a eu près de 200 personnes à payer pour s’inscrire et pour pouvoir venir aux répétitions du chœur ! », s’exclame Isabelle. Le festival de la mort, organisé en septembre 2024, a rassemblé plus de 1200 personnes sur toute la durée. Le programme était riche et varié : un blindtest de la mort ; des conférences, des ateliers ou encore des projections-débats, toutes en lien avec la mort bien sûr. « Le festival a été l’aboutissement de toute notre démarche. On avait en tête de l’organiser depuis le début », explique Louise. « À la coop, on est nombreuses à avoir des profils culturels et artistiques. Assez vite, nous nous sommes saisies du théâtre et avons organisé une parade mortelle dans la ville. » Isabelle se souvient : « C’était extra, de voir défiler toutes ces personnes avec le corbillard mobile place de la mairie. » Enfin, les bénévoles de la coopérative développent aussi des partenariats – pas toujours évidents – avec des écoles, des restaurants ou encore des librairies. Ainsi, Marine a développé un workshop (un espace d’expérimentations) de la mort, avec 80 étudiant-es en architecture intérieure et en design. « Les étudiant-es ont travaillé sur les rituels de la mort, sans limitations liées aux périmètres juridiques. Il s’agissait de penser le futur en repensant la mort. Ce sont les jeunes générations qui contribueront demain à la conception de la société. » Leur travail a été restitué durant le festival de la mort. Une deuxième édition est prévue pour ce festival, en septembre prochain. En attendant, des cafés mortels sont organisés dans plusieurs villes de France.