Pour éduquer à la liberté, donc, nous devons défier et changer la manière dont tout le monde pense le processus pédagogique. C’est comme si beaucoup de gens savaient qu’un intérêt pour la différence a le potentiel de révolutionner la salle de cours et qu’iels ne voulaient pas que cette révolution ait lieu.

bell hooks

On ne vous apprend rien, la crise sanitaire liée au coronavirus et aux mesures gouvernementales associées ont des conséquences dramatiques sur la société, et particulièrement dans les départements où les populations sont les plus précaires. Récemment, plusieurs articles de presse ont mis en avant cette situation dans les écoles de Seine-Saint-Denis (93), département avec le plus haut taux de pauvreté en France hexagonale et qui comptabilise 800 cas pour 100 000 habitant-es, soit le double de la moyenne nationale. Dans cet article de France 24 par exemple, on apprend qu’au lycée Delacroix de Drancy, c’est une vingtaine d’enseignant-es qui ont été contaminé-es par le virus et qui ne sont pas remplacé-es, entraînant la fermeture d’un quart des classes. Fin mars, des professeurs d’Ile-de-France avaient fait usage de leur droit de retrait et manifestés pour exiger davantage de moyens. Lors de la dernière allocution présidentielle du 31 mars 2021, Emmanuel Macron a annoncé la fermeture des écoles pour quatre semaines minimum. Jusqu’alors, maintenir les écoles ouvertes faisait la fierté du gouvernement. Une « exception française », selon le ministre de l’Éducation Nationale, largement critiquée par les syndicats enseignants et les épidémiologistes, cette décision n’entraînant aucune mesure de protection vis-à-vis du personnel éducatif, ni des élèves (et de leurs familles). Pour autant, la fermeture des écoles est loin d’être une solution idéale, surtout pour les établissements de Seine-Saint-Denis, puisque le manque de moyens se répercute dans l’enseignement à distance (élèves qui ne disposent pas toujours d’ordinateurs, qui doivent s’occuper de leurs frères et sœurs, qui vivent parfois dans des logements vétustes…) Tous les trois ans, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), fait état de l'(in)efficacité des systèmes éducatifs de 79 pays du monde via son rapport PISA. Leur dernière étude montre que les inégalités scolaires dues aux origines sociales des élèves français-es se creusent au fil des ans. En mars dernier, lors d’une audition sur l’égalité des chances au Sénat, l’un des analystes de l’OCDE avait alerté : « La France est un des pays où les inégalités scolaires sont les plus élevées, avec la Belgique et l’Allemagne. » Les études réalisées par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) convergent vers les mêmes constats. En octobre 2018, deux rapports ont été publiés, l’un portant sur les inégalités scolaires en France, l’autre se concentre sur la région francilienne. Les résultats de celui-ci nous apprennent, entre autres, que :

  • Il y a 3 fois plus d’enseignant-es de moins de trente ans et de contractuel-les dans les collèges des quartiers défavorisés d’Ile-de-France.
  • Le taux de stabilité des enseignant-es de ces mêmes collèges est 2 fois plus faible que dans les établissements situés dans des territoires plus favorisés.

Enfin, les taux de réussite au Diplôme national du brevet (DNB) varient du simple au double selon les territoires :

  • Dans les zones favorisées, on compte 57,5% de réussite aux épreuves écrites contre 24,3% dans les zones les plus défavorisées.
Une pancarte "Du fric pour l'éducation et la santé, pas pour les flics ni pour l'armée", brandie lors d'une manifestation à Strasbourg en février 2021.
Une pancarte « Du fric pour l’éducation et la santé, pas pour les flics ni pour l’armée », brandie lors d’une manifestation à Strasbourg en février 2021. © Shutterstock

Le 93 est un département très populaire, très ouvrier. Certains parents ne parlent pas français. Et les élèves sont à l’intersection de nombreuses discriminations parmi lesquelles le racisme, le sexisme, le classisme*, les lgbtiaphobies*…

À 28 ans, Sophie Miguet est éducatrice de vie scolaire dans le collège privé Saint-Joseph d’Aubervilliers depuis 2017. Elle a créé l’association Quatre-vingt trésors qui vise à améliorer le climat scolaire des élèves par la biais de sorties culturelles et d’interventions diverses sur le féminisme et l’antiracisme. Le climat scolaire correspond à la qualité de vie à l’école. Tous les mercredis, les élèves de Troisième bénéficient d’interventions de la part de militant-es anti-racistes comme Pulan Devii (du podcast Ni ton hindou, ni ton pakpak), Fatima Ouassak (autrice de La puissance des mères), Almamy Kanouté (acteur) ou encore d’associations comme Humans for Women. Depuis la crise du covid, Sophie Miguet a aussi rajouté des sessions de yoga ou d’improvisation théâtrale un vendredi sur deux ou sur trois. « Les élèves ne vont pas super bien en ce moment. Les ateliers du mercredi leur faisait beaucoup de charge mentale en plus à gérer, plusieurs d’entre eux fondaient en larmes… Il y a maintenant un programme détente certains vendredis. » Son objectif : que les élèves se sentent bien à l’école. À travers ses projets éducatifs, Sophie Miguet explique vouloir désacraliser l’école. « Je suis très dépréciée par mes collègues enseignants et ma direction parce qu’il y a une forte notion d’autoritarisme dans la vision de l’enseignement en France. » Elle souhaite aussi développer d’autres liens, plus accessibles, avec les élèves. « Certains profs se mettent en position du sachant, et attendent de l’élève qu’il se soumette à cette autorité. » Elle prend l’exemple d’une collégienne venue lui demander de l’aide il y a quelques années. « L’un de ses profs disait toujours qu’elle ne foutait rien. Déjà, j’aime pas ce genre de phrases toutes faites. Et puis, on s’est renseignés. L’élève en question ne pouvait commencer ses devoirs qu’après minuit le soir car elle devait d’abord s’occuper de ses petits frères et sœurs à la maison… » 

On attend de nous qu’on ne remue pas la boue. On ne voit les élèves qu’à travers leurs notes, on veut en faire des petites bêtes savantes. On a encore beaucoup de chemin à faire pour une école vraiment inclusive. Mais on s’attaque à un mastodonte.

À terme, Sophie Miguet souhaite étendre ces activités dans d’autres établissements de Seine-Saint-Denis et plusieurs partenariats sont déjà en cours. « J’ai récemment reçu une aide de 2000 euros de la mairie d’Aubervilliers et je suis en contact avec des établissements d’Aulnay-sous-bois. » Pour l’aider, ainsi que ses élèves, à financer les sorties, Sophie Miguet a aussi mis en place une cagnotte en ligne. Sophie Miguet y croit. Pour elle : « Le 93 est un département avec un immense potentiel, qui possède plein de structures culturelles, des jardins et des potagers communs, des centres pédagogiques… Le tout, c’est de savoir l’exploiter. »

Atelier peinture lors d'une visite à la galerie Wawi du 10e arrondissement parisien
Atelier peinture lors d’une visite à la galerie Wawi du 10e arrondissement parisien © Sophie Miguet