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Avertissement : Cet article relate des faits de violences sexistes et sexuelles.

« Il voulait me faire peur, créer une emprise. » Sur le banc des prévenus, ils sont quatre. Un ancien commandant, âgé de 61 ans, et un ancien chef mécanicien, 47 ans, tous deux renvoyés pour des faits de harcèlement moral et sexuel pour le premier, assortis de faits d’agression sexuelle pour le deuxième. L’armateur Genavir, en tant que personne morale, ainsi que l’ancien directeur général, devaient répondre de blessures involontaires et de discrimination professionnelle à l’égard de personnes ayant subi ou refusé de subir un harcèlement moral ou sexuel, pour des faits commis entre 2017 et 2020 à bord des navires de l’entreprise. Filiale de l’Ifremer, Genavir emploie près de 400 personnes, dont des marins et du personnel scientifique qui embarquent à bord de navires de recherche océanographique tels que le Pourquoi pas ?, l’Atalante ou encore le Thalassa. Des missions en mer qui peuvent durer jusqu’à 45 jours. Dès 2017, des salariées commencent à signaler des violences sexuelles au travail. Une première condamnation tombe en 2022 au civil : un commandant est reconnu coupable de harcèlement sexuel. Genavir est alors condamnée au conseil des prud’hommes à 3 000 € d’amende pour manquement à son devoir de protection et de sécurité envers une salariée, condamnation qui a ensuite été annulée en appel. Mais cette affaire ne marque pas la fin des révélations et d’autres voix se sont élevées depuis pour dénoncer d’autres faits de violences sexistes et sexuelles au sein de l’entreprise. En 2021, l’inspection du travail de Genavir saisit le procureur. Le parquet de Brest ouvre alors une enquête, puis renvoie les quatre prévenus devant la justice pénale. Un fait rare dans les dossiers de violences sexistes et sexuelles en entreprise. Au total, sept personnes ont porté plainte, six femmes et un homme, dont cinq d’entre elles étaient présentes à l’audience. Durant le procès, ces femmes ont pris la parole tour à tour pour raconter les tentatives d’agressions, les agressions sexuelles et le harcèlement moral et sexiste à bord. 

« Le commandant est le seul maître à bord après Dieu »

À la lumière des révélations qui sont faites, ce vieil adage a un retentissement particulier. Juliette, l’une des plaignantes, raconte comment Christophe M., son supérieur hiérarchique de 20 ans son aîné, l’a filmée à son insu alors qu’elle nageait, en maillot de bain, dans la piscine du navire, le tout sur son temps de pause. Le lendemain, alors qu’il lui montre la vidéo prise sur son téléphone, son sang se glace. « J’ai ressenti une grande honte, j’ai été incapable de parler de cette vidéo à quiconque », raconte t-elle, tremblante. En plus de la vidéo en question, elle découvre, sur le téléphone de son supérieur, d’autres photos d’elle, toutes prises à son insu, alors qu’elle effectue différentes tâches sur le navire. Par la suite, elle ne retourne plus à la piscine et est constamment aux aguets, se sent épiée. « Le fait qu’il ait des photos de moi en maillot de bain, prises à mon insu, sur son téléphone, je me suis imaginée le pire. Je percevais son regard intrusif comme une volonté de rentrer en moi» Dans l’enquête dirigée par le parquet, d’autres témoignages abondent et font tous mention de « regards transperçants qui déshabillent », ou encore de « sautes d’humeur », lors desquelles le commandant pouvait passer d’un ton mielleux à des cris et des violences verbales soudaines. L’une des plaignantes en a fait les frais. Elle raconte à la barre l’un de ses accès de colère, lorsqu’il lui a hurlé dessus devant tout l’équipage, et qu’elle s’est sentie profondément humiliée. Toutes racontent leur malaise vis-à-vis de ce commandant et leur impression d’être constamment à sa merci. « Il semblait être partout, tout le temps. Je me retournais et il était là, à m’observer en silence, je ne savais pas depuis combien de temps. »

Le Thalassa, l'un des bateaux appartenant à Genavir, amarré à Brest en avril 2025.
Le Thalassa, l’un des bateaux appartenant à Genavir, amarré à Brest en avril 2025. © Sarah Andres / Lisbeth

 « Ce qui se passe en mer reste en mer. »

L’autre prévenu, Philippe T, ancien chef mécanicien licencié de Genavir pour faute grave en 2020, formule immédiatement des excuses dès son arrivée à la barre. Il suit une thérapie depuis 2019, après s’être réveillé à l’hôpital de la Cavale blanche avec 15 points de suture et un black-out. Il affirme que ses problèmes d’alcool furent plus faciles à admettre que ses agissements envers les femmes. L’une de ses victimes raconte : « Une nuit, j’ai été réveillée par Philippe T., ivre, qui a sauté sur ma couchette. Il s’était introduit dans ma cabine à mon insu et me tenait fermement les bras. » Elle décrit une « peur primaire que je n’oublierai jamais. » De force, elle parvient à dégager un de ses bras et à le repousser en s’aidant de ses pieds. Elle ferme ensuite sa porte à clef. À la barre, cette ancienne navigatrice raconte les années de violences sexistes subies depuis son entrée dans l’entreprise. Quand elle tente d’en parler à sa hiérarchie, on lui rétorque qu’elle doit être « plus docile » et qu’elle doit « s’adapter à un milieu d’hommes. » Elle ajoute : « Quand j’étais encore en CDD, on m’avait dit qu’aucune femme ne passait le cap du CDI car on les dégoûte avant. » Aujourd’hui, après des années à Genavir, cette femme ne navigue plus, tout comme la plupart des autres plaignantes présentes à l’audience. Surtout, elle est loin d’être une victime isolée de Philippe T. Une autre plaignante raconte à la barre comment cet ancien officier l’a, un jour, plaquée contre un mur et touché son sexe. Elle est parvenue à s’enfuir et a dû s’enfermer à clef dans sa cabine toute la nuit. « J’ai fait remonter les faits à ma hiérarchie. On en a parlé, et monsieur T. a promis de ne pas recommencer. Mais par la suite, j’ai découvert que je n’étais pas la seule victime. » Tout au long des audiences, et dans l’enquête commandée par le parquet, de nombreux témoignages attestent que cet ancien officier était connu à Genavir pour être « lourd avec les femmes, surtout lorsqu’il avait bu. » Si celui-ci reconnaît les faits qui lui sont reprochés, il les justifie par ses excès d’alcool. « La marine marchande est un milieu très particulier, c’est une bulle hors du temps, dans laquelle on a l’impression de retomber en adolescence. Je regrette de m’être laissé entraîner. » Face à ces excuses, la procureure a toutefois tenu à spécifier : « Monsieur T. ne doit pas s’abriter derrière la désinhibition de l’alcool. Tous les hommes sous l’emprise de l’alcool ne portent pas atteinte à l’intégrité et à la dignité des femmes. »

Quand j’étais encore en CDD, on m’avait dit qu’aucune femme ne passait le cap du CDI car on les dégoûte avant.

Harcèlement sexuel environnemental : la responsabilité d’une entreprise

Des images pornographiques présentes sur les murs et en fond d’écran des ordinateurs aux « blagues » sexistes auxquelles les femmes « riaient jaune », en passant par la normalisation de la consommation excessive d’alcool « tu t’en es encore mis une bonne hier soir » : tout au long de l’audience, ces enjeux furent au cœur des échanges. L’association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT), présente lors du procès, a accompagné les victimes dès 2020. Dans sa plaidoirie, Tiffany Coisnard, la représentante de l’association, fait état d’une ambiance de travail propice au harcèlement sexuel environnemental. Celui-ci, reconnu par la jurisprudence depuis 2017, se définit par l’idée selon laquelle des propos ou comportements à connotation sexuelle, bien que ne visant pas directement une personne en particulier, peuvent suffire à caractériser le harcèlement sexuel dès lors qu’ils créent une situation intimidante, hostile ou offensante. Tiffany Coisnard précise : « Le harcèlement sexuel a pour objet l’exclusion des femmes au travail. Ce qui fonctionne, puisque aujourd’hui, malgré leurs longues études et leur passion pour leur travail, ces femmes ne naviguent plus. »

Reconnaissance judiciaire et réparation symbolique

Troubles du sommeil, réminiscence anxieuse, tension musculaire, irritabilité… Les victimes font toutes état de stress post-traumatique et ont été licenciées pour incapacité de travail. À la barre, elles racontent avoir dû faire une croix sur une carrière, des études et pour certaines, un rêve d’enfant. « Tout au long de ma carrière, j’ai lutté et j’ai dénoncé l’hypervigilance qu’on devait mettre en place en tant que femmes à bord des navires. Si on est encore debout aujourd’hui, c’est pour protéger celles qui arrivent derrière », conclut l’une des plaignantes à l’issue du procès. L’avocat du commandant Christophe M. a souligné que son client avait déjà « énormément souffert ». « C’est un homme qui a perdu son emploi, son honneur et sa réputation », a-t-il plaidé. Concernant Philippe T., son avocate a fait valoir que son client suivait une thérapie de son plein gré depuis plusieurs années et a mis en cause l’environnement de travail, qu’elle a décrit comme propice à la banalisation de la consommation excessive d’alcool. « Mon client était habitué des black-out, sa hiérarchie ne s’en est jamais inquiétée. Il reconnaît pleinement les faits qui lui sont reprochés et suit une thérapie », a-t-elle affirmé.

La procureure a requis deux ans d’emprisonnement avec sursis, 10.000 euros d’amende et une obligation de soins pour Philippe T. À l’encontre de l’ancien commandant Christophe M., le parquet a requis 1 an de prison avec sursis, et une amende de 10.000 euros. Enfin, une amende de 40.000€, dont 20.000€ avec sursis, a été requise à l’encontre de l’entreprise Genavir et 10.000€ d’amende pour l’ancien directeur général. Le délibéré a été fixé au 19 juin.