Selon le rapport statistique de la MSA (la sécurité sociale agricole) paru en mars 2024, environ 118 841 femmes travaillaient dans l’agriculture en 2022, dont 103 854 cheffes et 14 987 collaboratrices d’exploitation. Sur les 500.000 agriculteur-ices en France, les femmes en représentent près du quart. Autre donnée importante : 29,5 % des exploitations et des entreprises agricoles sont aujourd’hui exploitées ou co‐exploitées par au moins une femme. Ainsi, près d’une exploitation sur cinq est dirigée uniquement par des femmes. Dans les trois quarts des cas, il s’agit de petites ou très petites exploitations. Les filières dans lesquelles les femmes sont les plus représentées sont les élevages bovins et caprins, la viticulture et le maraîchage. À titre de comparaison, en 1970, les femmes représentaient 8% des chefs d’exploitation agricole. Si les femmes ont toujours travaillé aux champs, elles ont longtemps été cantonnées au travail domestique, considérées tout au plus comme les aides de leur pères, époux, fils pour les semences ou l’élevage des bêtes. Un travail invisible y compris après la Première guerre mondiale, durant laquelle plus de trois millions d’ouvrières agricoles ont assuré le travail des champs pendant que la majorité des hommes étaient mobilisés sur le front. Les mouvements d’émancipation des femmes durant la seconde moitié du XXe siècle ainsi que le contexte des Trente Glorieuses vont favoriser la conquête de nouveaux droits :

  • 1976 : Mise en place du congé maternité pour les paysannes. Il est alors de 14 jours avec une prise en charge de 75%, avant d’évoluer en 1979 et en 1981. Il faudra attendre 2008 pour que le droit au congé maternité s’aligne sur les mêmes bases que celui des salariées des autres secteurs (soit 16 semaines et une prise en charge à 100%). De même, il faudra encore patienter jusqu’en 2019 pour que la période d’arrêt obligatoire soit allongée et que soient mises en place des indemnités journalières lorsqu’il n’est pas possible de se faire remplacer.
  • 1980 : création du statut de « conjoint-e participant-e aux travaux ». Il s’agit du premier statut accordé aux femmes des paysans travaillant sur la ferme, ce qui entraîne la mise en place d’une retraite forfaitaire et la possibilité de signer les papiers de l’exploitation.
  • 1985 : création de l’exploitation agricole à responsabilité limitée (EARL), qui permet la séparation de la ferme et des biens privés, avec un impact direct sur la reconnaissance statutaire des femmes.
  • 1999 : Mise en place du statut de conjoint-e collaborateur-ice. Mais ce statut n’est alors accessible qu’aux personnes mariées au chef d’exploitation, et avec l’accord de celui-ci. L’obligation de mariage et l’accord ne disparaissent qu’en 2006 !
Hersage dans un champ du pays Basque au début du XXe siècle. © DR

Le patriarcat, terreau fertile des inégalités dans le milieu agricole

Comme dans toutes les sphères de la société, le monde agricole est traversé par le sexisme et les discriminations de genre et les freins à l’installation des femmes dans l’agriculture sont encore nombreux, comme le démontre cette enquête menée par la Fédération des associations pour le développement de l’emploi agricole et rural (FADEAR), en 2020, à laquelle 151 paysannes de toutes la France ont participé. Parmi les freins les plus cités, il y a ceux qui concernent l’utilisation du service de remplacement lors d’un congé maternité. Difficile de trouver une personne compétente, de confiance, qui saura s’adapter aux spécificités de la ferme, difficile aussi d’avoir accès au service de remplacement. Ainsi, l’une des répondantes témoigne : « Il y a clairement des limites au remplacement : comment voulez-vous remplacer sur un claquement de doigts quelqu’un qui gère les fabrications et la commercialisation, et qui participe activement au reste. Le jour de mon accouchement, j’ai participé à la traite, sorti les vaches et fait le fromage (en binôme). Ensuite, accouchement par césarienne, donc une semaine d’absence, drôle de semaine à la ferme… » Les autres freins identifiés sont l’accès aux financements, l’accueil par la profession agricole dans son ensemble, ou encore l’accueil par les structures d’accompagnement de projets d’installation. Accueil différencié par le fait d’être une femme. Ainsi, l’étude indique : « Beaucoup de répondantes notent que le fait d’être en couple a pu jouer dans l’appréciation de leur projet. Les répondantes témoignent de situations où le conjoint homme est d’office positionné comme seul interlocuteur valable pour suivre le projet. »

J’ai le sentiment que l’on m’a mise à l’épreuve sur mes capacités à être éleveuse. Je pense que cette difficulté fut masquée par le fait que mon mari avait une activité agricole à côté et je soupçonne que la banque et le centre de gestion se sont dit que si moi je n’y arrivais pas, lui pallierait mes incompétences.

Extrait de l’étude menée par la FADEAR

Marina Foïs dans le film « As Bestas », sorti en 2022. © Le Pacte

En plus d’être des femmes, celles qui portent des projets plus alternatifs au modèle conventionnel (être en bio, faire de la production minoritaire…) pointent aussi du doigt l’accueil mitigé qui leur a été réservé au sein de la profession à cause de la nature de leur activité, comme cette répondante, qui affirme, avec une pointe d’ironie : « C’est sûr, une femme seule en plantes médicinales, en bio, faisant de la vente directe sur une superficie totale de 6 hectares. C’est une installation non viable !!! » Ou encore celle-ci : « Certains sont surpris de me voir dans un tracteur ou m’occuper des animaux et pense que mon rôle se limite à la vente directe et à faire des papiers. » Sur les 151 répondantes, seulement une trentaine d’entre elles affirme que le fait d’être une femme n’a pas influé sur leur parcours à l’installation. Pour faire bouger les lignes dans le milieu agricole et mettre un bon coup de pelle dans le terreau du patriarcat, les paysannes s’organisent, par exemple au sein de syndicats comme la Confédération paysanne, qui possède une commission femmes. Les 16 et 17 novembre 2023, 84 paysannes du syndicat se réunissent à Montreuil et élaborent leurs revendications politiques dans cette déclaration.

C’est dans ce sens, que nous œuvrons pour la reconnaissance des droits des paysannes avec ou sans statut, des retraitées, des salariées permanentes, des saisonnières, des personnes exilées. Leur travail jusqu’à aujourd’hui invisibilisé contribue fortement à la viabilité des fermes. (…) Notre féminisme est écologique, paysan et populaire. Il se veut solidaire des personnes opprimées et exploitées et comprend profondément que l’exploitation des femmes et de leurs corps est intrinsèquement liée à l’exploitation industrielle de la nature et de ses ressources par le capitalisme et le patriarcat.

Extrait de la déclaration des 84 paysannes réunies à Montreuil.

Dans l’un de nos précédents articles (voir ci-dessous), nous faisions l’état des enjeux décoloniaux, féministes et anti-validistes vis-à-vis du dérèglement climatique et de l’accaparement des terres. Parmi ses autres revendications le syndicat de la Confédération paysanne milite aussi pour une agriculture paysanne, respectueuse de l’environnement, de l’emploi agricole et de la qualité des produits. Avec le réseau altermondaliste Via Campesina, elle se bat pour une reconnaissance du droit à la souveraineté alimentaire.

Parfois, je sors d’un rendez-vous en colère. Quand je sens qu’on m’a vraiment remise à ma place de femme, ça peut vraiment me miner… Le fait de m’être appropriée des savoir-faire dits masculins, ça m’a aidée à me sentir plus légitime.

Solène Chédemail

À 37 ans, Solène Chédemail est maraîchère à son compte depuis 2015 et membre de la Confédération paysanne. Celle qui a fait des études de cinéma documentaire a choisi de se réorienter en 2013. Si elle est aujourd’hui implantée dans le Finistère, du côté de Douarnenez, elle a d’abord démarré seule dans le Var. « J’ai intégré une ferme collective du côté des gorges du Verdon, j’y suis restée jusqu’en 2021. » Année lors de laquelle la rennaise d’origine décide de rentrer au bercail. « J’ai été attirée par le maraîchage via le wwoofing », explique t-elle. Le wwoofing est un réseau mondial de fermes biologiques via lequel il est possible de s’investir bénévolement dans une ferme en échange du gîte et du couvert. « On m’a un jour proposé une terre sur laquelle je pouvais cultiver sur plusieurs hectares. Je me suis lancée dans cette aventure sans même connaître le métier. C’était trop dur. Au bout de cinq ans, j’étais devenue une patronne, à bosser tout le temps, or, c’était précisément tout ce que je ne voulais pas pour moi. » Après une année de pause, elle arrive à Douarnenez en 2022, où elle rencontre Kévin, son futur associé. « Il était déjà installé mais avait envie de tester son activité en binôme, et on s’est tout de suite très bien entendus ! Ça va faire 4 ans qu’on bosse ensemble et ça se passe super bien ! » Nina Lejeune, quant à elle, est installée en élevage de poules pondeuses en bio, dans le Var, là où elle et Solène se sont connues. La trentenaire fait aussi de l’huile d’olive, cultive des plantes aromatiques qu’elle transforme en sirops, gelées et en plantes sèches (tisanes…). « Je me suis installée ici en 2020, sur le tas, je suis venue à l’agriculture par le militantisme. Je militais à Lyon sur des sujets liés à l’alimentation et à l’agriculture. » Ses études terminées, elle travaille comme animatrice pour la Confédération paysanne et s’installe alors dans le Var en 2016. C’est également à la Confédération qu’elle rencontre son compagnon, avec qui elle a un enfant en 2019.

Avoir un enfant dans les pattes m’a donné l’élan pour changer de rythme de vie. Je me suis installée sur des terres où j’ai planté des arbres, travaillé le sol et installé l’élevage de poules pondeuses qui m’a permis d’avoir assez rapidement une production, contrairement aux arbres puisqu’il faut attendre qu’ils donnent des fruits.

Nina Lejeune

Une manifestation de paysannes dans l'Ain à l'occasion du 25 novembre 2024.
Une manifestation de paysannes dans l’Ain à l’occasion du 25 novembre 2024. © Confédération paysanne

Tout comme Solène, Nina s’investit beaucoup au sein de la Confédération paysanne pour les droits des femmes. La maraîchère affirme son attachement à son syndicat : « On travaille sur beaucoup de sujets environnementaux ou liés à l’alimentation. On ne porte pas seulement un projet pour les agriculteurs, mais un projet global et internationaliste. C’est par ce biais que je me suis dit que ma vie pouvait avoir un sens. Celui de produire de l’alimentation de qualité pour les gens qui m’entourent. » Dans le Finistère, Solène s’investit à la Confédération depuis la création d’un groupe “femmes paysannes” en non-mixité en mars 2024. « C’est parti d’une demande de la Conf 29, car ils galèrent à recruter des nanas dans le syndicat. Ça m’a vachement motivée, et j’étais une des initiatrices ! Je suis rentrée au comité départemental, en tant que représentante du groupe paysannes. C’est en train de prendre forme et il y a plein de nanas motivées, surtout depuis la manif du 25 novembre ! » Le 25 novembre est la Journée internationale pour l’élimination des violences à l’égard des femmes et des minorités de genre. Lors de la première réunion de ce groupe non-mixte, elles étaient une trentaine de femmes à répondre présentes. Il faut dire que dans ce milieu professionnel, la place des femmes est loin d’être acquise. « Comme je suis associée avec Kévin, et qu’en plus il avait démarré l’activité seul avant moi, les gens ont mis du temps à comprendre que je n’étais pas une stagiaire. Mais encore aujourd’hui, alors qu’on a passé notre temps à répéter aux clients, aux collègues masculins, aux voisinage, que j’étais l’associée, beaucoup de personnes continuent de me considérer comme sa femme, ou si ces personnes connaissent la femme de Kévin, que je suis sa stagiaire ou sa salariée ! » Solène en est convaincue : si elle était un homme, les gens ne seraient pas aussi enclins à l’erreur. D’ailleurs, dans son périmètre, deux agriculteurs se sont associés ensemble, sans rencontrer le même problème. « Tout le monde les considère comme égaux, partenaires, alors que moi, même après deux ans, ça ne se passe pas du tout comme ça ! » Solène liste d’autres expériences sexistes, liées notamment au travail mécanique. Comme ce jour où elle et son associé se rendent dans un magasin pour réaliser l’entretien du motoculteur. « Le vendeur ne s’adressait qu’à Kévin, alors que c’est moi qui réalise l’entretien et les réparations mécaniques ! Je lui posais des questions, citait du vocabulaire technique, et le vendeur répondait en fixant Kévin ! Sauf que lui ne comprenait rien, car ce n’est pas son domaine. » Solène Chédemail cite encore quelques exemples : les seules chaussures de taille 39 dans les magasins spécialisés sont… roses, et en faible quantité. « Franchement, la gamme féminin dans les magasins c’est un peu un scandale. Et puis c’est fou comme nos interlocuteurs ne doutent jamais des compétences et du savoir-faire d’un mec qu’ils ont en face d’eux, alors que du mien, oui ! » Pour elle, son collègue masculin se pose moins de questions sur son savoir-faire et ses compétences qu’elle, qui ressent souvent des doutes. « De base, on va considérer qu’un mec est bon, alors que nous, on va nous considérer comme mauvaises. » 

Depuis que je suis l’associée d’un homme, je comprends mieux pourquoi les mecs ont autant de facilités à se sentir confiants dans leurs compétences, même quand elles ne sont pas si exceptionnelles que ça.

Solène Chédemail

Elle précise que son collègue Kévin est une personne humble, qui ne prétend pas grand-chose. « Mais c’est dingue de voir à quel point les autres hommes lui renvoient une image de quelqu’un de balèze, tout le temps ! Juste parce que c’est un homme. Et qu’il ne fait rien de particulier pour recevoir cette validation. Et moi, pour recevoir la même reconnaissance, je dois être beaucoup plus méritante que lui. »

Manifestation de paysannes à Mont-de-Marsan, à l'occasion du 25 novembre 2024.
Manifestation de paysannes à Mont-de-Marsan, à l’occasion du 25 novembre 2024. © Confédération paysanne

Prouver sa légitimité jusqu’à l’épuisement

Ces expériences, Nina Lejeune les rencontre aussi. Elle témoigne : « Quand je vais dans des magasins de bricolage, que je fais des devis, je m’oblige à prendre plein d’informations avant d’appeler, parce que je ne veux pas me faire avoir… Je sais que je ne le ferai pas si j’étais un homme, car je ne me poserais pas la question de savoir si le gars me la ferait à l’envers ou pas. » Elle raconte se rendre dans les magasins de bricolage avec des vêtements dégueu, « pour bien montrer que je bosse manuellement », ou encore refuser systématiquement les propositions d’aide, par exemple pour charger du matériel dans sa voiture, « parce que j’ai besoin de montrer que je peux le faire. J’ai le sentiment que je dois le prouver, tout le temps. » Autre exemple, celui du matériel agricole, qui est conçu pour les hommes. « Souvent, nous sommes plus petites et on pèse moins lourd. » Nina cite le cas d’une collègue qui a eu un souci de tracteur pendant longtemps, avant d’en comprendre l’origine : celui-ci était muni d’une sécurité, et s’arrêtait dès qu’il ne sentait plus de poids sur le siège. « Ma collègue pèse 45kg et est toute petite ! Quand elle appuie sur l’embrayage, elle doit se lever un peu pour atteindre la pédale, donc le tracteur s’arrêtait à chaque fois. » Nina raconte qu’elle est sans cesse habitée par l’obligation de porter plus, tout le temps, afin de prouver sa légitimité à exercer son métier. « Avant, j’étais même fière de porter des sacs de 20kg. Jusqu’au jour où j’ai réalisé que c’était complètement con ! Et j’ai alors décidé de trouver des solutions pour m’économiser et me faciliter la tâche. » 

Beaucoup de femmes agricultrices font des descentes d’organes. On a cette envie de prouver qu’on peut le faire. Tellement, qu’on se pète la santé. Oui, on peut le faire, mais différemment. Pour moi, le poids du patriarcat dans mon travail, il est là. Je me permets moins de me plaindre de la fatigue ou que c’est trop lourd… J’ai le sentiment de devoir prouver ma légitimé en permanence.

Nina Lejeune

Mêmes constats pour Solène. Celle-ci raconte avoir survalorisé les tâches perçues comme masculines durant ses débuts. « Même si j’ai eu la chance de démarrer dans une ferme avec des meufs assez militantes, j’étais dans une logique de « je ne veux pas qu’on me remette à ma place de meuf. » J’ai appris la mécanique et d’autres savoir-faire considérés comme étant masculins, au détriment des tâches perçues comme plus féminines. J’avais besoin de ça pour me sentir moins comme une merde. »  Elle affirme que ces acquis lui ont permis de démarrer, cinq ans plus tard, une entreprise avec un associé masculin, en se sentant bien plus confiante. Ses liens avec les réseaux féministes l’aident aussi beaucoup. « Je suis très proche d’organisations comme le Planning familial et Nous Toutes. Tout ce milieu féministe me porte énormément. Ça me permet de moins m’écraser, d’être plus à l’aise face aux hommes. Je me dis « vas-y meuf, tu  peux y arriver, et de toute façon, après, tu vas aller boire un verre avec les copines féministes et on pourra bitcher sur les machos ! » ». Le féminisme est aussi un atout pour Nina, qui est membre de la commission femmes de la Confédération paysanne au niveau national. Elle nomme l’importance pour elle de travailler contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) en milieu rural. « Ici, nous avons beaucoup moins de structures d’accompagnement. On a besoin de créer un groupe de femmes car nous avons besoin de lieux d’expressions, où l’on se renforce en discutant ensemble. C’est important d’inclure des assos comme le CIDFF ou le Planning familial… » Nina ajoute qu’il y a diverses problématiques à prendre en compte : les endométrioses, les fausses couches, les arrêts plus longs avant un accouchement… « Nous avons eu des rendez-vous avec la MSA, la sécurité sociale agricole, pour faire prendre en compte ces spécificités. C’est un travail d’information et de revendications permanent. »

Image extraite du film documentaire "Anaïs, deux chapitres". © La vingt-cinquième heure.
Image extraite du film documentaire « Anaïs, deux chapitres ». © La vingt-cinquième heure.

Continuer la lutte pour les futures générations

Les agricultrices des générations précédentes ont mené un putain de combat pour nous tracer le chemin. Nous sommes les dépositaires d’un héritage qui est solide et qui nous donne envie de continuer la lutte !

Nina Lejeune