L’élevage signifie la maîtrise de la reproduction biologique et du cycle de vie des animaux, et donc implique leur domestication. Celle-ci a surgit tardivement dans l’histoire de l’humanité, entre 20.000 à 10.000 av. J-C, soit durant le Néolithique. La domestication des animaux (porc, bœuf, mouton, chèvre…) pour leur lait et leur viande a constitué un vrai tournant et a entériné un changement dans l’alimentation mais aussi dans les habitudes de vie, l’agriculture obligeant à la sédentarisation. La domestication implique la sélection génétique pour développer des traits jugés utiles ou désirables chez ces animaux.

La domestication est l’acte de sélectionner, générations après générations, certains individus, de les faire se reproduire ensemble pour conserver certaines caractéristiques de ces individus. C’est différent du dressage. Quand on dresse un animal, il ne transmettra pas à sa descendance ce qu’il aura appris de son vivant. Dans le cas de la domestication, on agit sur les gènes.

Extrait de « Histoire de la domestication animale », de Valérie Chansigaud

Ce point est central : il ne s’agit pas, dans cet article, du rapport aux animaux sauvages, mais de ceux qui ont été domestiqués par l’être humain, au cœur du projet agricole, industriel et idéologique de domination du vivant. Si les origines de la lutte antispéciste telle qu’on la connaît aujourd’hui sont généralement situées autour des années 1970 (notamment avec la publication de La Libération animale de Peter Singer), des voix s’élevaient déjà, bien avant l’industrialisation de l’élevage, contre la mise à mort des animaux, la souffrance et l’exploitation qu’ils subissaient. En France, un mouvement de protection animale émerge dès les années 1840. À l’époque, on parle de « zoophilie » au sens premier du terme, c’est-à-dire l’amour des animaux ; le mot « antispécisme » n’existe pas encore. Porté par la bourgeoisie et les professions libérales, ce mouvement donne naissance à la Société Protectrice des Animaux (SPA) en 1845. Parmi les figures notables de cette époque, on peut citer le docteur Blatin, très actif au sein de la SPA. En 1867, il publie un ouvrage intitulé Nos cruautés envers les animaux au détriment de l’hygiène, de la fortune publique et de la morale, dans lequel il dénonce non seulement les actes de barbarie délibérée (comme la corrida), mais aussi les nombreuses maltraitances issues de l’ignorance. Toutefois, il ne prône pas une société sans élevage ni consommation de viande : selon lui, l’abattage doit se faire en proportions raisonnables et en suscitant le moins de douleur possible chez l’animal. Son travail reste précurseur, il fut l’un des premiers à vouloir élargir le plus possible le champ de la protection animale, quand ses homologues se focalisaient alors davantage sur le cheval ou le chien. Aussi, ce mouvement autour de la création de la SPA reste très largement dominé par les hommes ; les femmes y occupent des fonctions honorifiques, sans réel pouvoir décisionnel, même lorsqu’elles sont d’importantes donatrices. Pour autant, celles-ci n’étaient pas en reste. Parmi les membres actives de la SPA à l’époque, on peut citer, par exemple, Marie Huot, journaliste féministe, antispéciste, libertaire, antimilitariste et néomalthusienne, qui n’hésitait pas à avoir recours à l’action directe. Contrairement à Blatin, elle revendique ouvertement le végétalisme, qu’elle pratique et promeut activement. Elle critique aussi la gestion des refuges créés par la SPA, qu’elle juge expéditive et brutale, ainsi que leurs pratiques consistant à fournir des animaux aux laboratoires de physiologie à des fins expérimentales. À l’époque, la vivisection est une pratique courante. Il s’agit de la dissection opérée sur un animal vertébré vivant, à titre d’expérience scientifique, à laquelle Marie Huot – et bien d’autres de ses camarades – y est fermement opposée. L’un de ses faits d’armes les plus connus est par exemple l’agression du scientifique Charles-Édouard Brown-Séquard, qu’elle frappe à coups d’ombrelle en 1883, alors qu’il pratique une vivisection sur un singe au Collège de France.

Marie Huot en 1875, à l'âge de 27 ans. © Domaine public
Marie Huot en 1875, à l’âge de 27 ans. © Domaine public

L’agriculture, le « pétrole vert » de la France.

À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la France, encore très rurale, importe 10% de ses produits alimentaires et a largement recours à ses colonies pour son ravitaillement (des denrées telles que le riz, le café, la canne à sucre…) Si la révolution industrielle a eu lieu en Angleterre dès le milieu du XVIIIe siècle, le reste de l’Europe occidentale suit plus tardivement. À la sortie de la guerre, la France comptabilise à elle seule environ 600.000 mort-es, militaires et civils confondus. L’augmentation de la population devient un enjeu majeur, et le 5 mars 1945, le Général De Gaulle invite les Français-es à produire « 5 millions de beaux bébés » lors d’un discours adressé à l’Assemblée consultative. En parallèle, il faut aussi reconstruire la France. Pour cela, les politiques publiques font appel à un million et demi d’immigrants, dont l’arrivée est planifiée sur 5 ans. Mais la main-d’œuvre étrangère, le plus souvent issue des anciennes colonies, continue d’affluer jusqu’au début des années 1970, notamment pour combler les besoins de certains secteurs, comme l’usine ou le BTP.

Mais pour faire resplendir la France à nouveau, l’heure est aussi à la modernité. Dès le début des années 1950, les politiques de remembrement redessinent (par la force) les paysages. On regroupe des parcelles pour les rendre « exploitables », tout en « réduisant les coûts » afin « d’optimiser » le travail de l’agriculteur. On détruit les maillages de chemins et des zones humides, on déplace des haies, on modifie la trajectoire des cours d’eau, on aplanit des talus… Adieu les mosaïques de champs (bocages), bonjour les cultures homogènes qui s’étendent sur des kilomètres. Ces modifications de paysages et d’agriculture ont aussi bouleversé en profondeur les rapports sociaux, comme l’atteste la bande-dessinée Champs de bataille, L’Histoire enfouie du remembrement, signée Inès Léraud et Pierre Van Hove. En Bretagne, en 1956, un premier plan de développement voit le jour à l’initiative du Comité de liaison des intérêts bretons (Celib), une sorte de lobby relié au plus haut sommet de l’État. La JAC (Jeunesse agricole catholique) et la FNSEA sont les interlocuteurs privilégiés du pouvoir. 

À cette époque, il fallait produire beaucoup, c’était rentable. Les constructeurs, les banques, les marchands d’aliments et surtout les techniciens nous poussaient toujours à produire plus. Alors nous avons commencé à investir. (…) Mes parents, qui n’étaient pas pour la modernité, ne comprenaient pas.

Extrait du livre « Augustine, un siècle de Bretagne », écrit par son petit-fils, Régis Delanoë

À la transformation massive des territoires, s’ajoutent la mécanisation et le remplacement de races anciennes pour des bêtes standardisées. La paysannerie laisse place à l’agriculture, les fermes aux exploitations. Ces termes ne sont pas anodins, ils annoncent le changement de paradigme : l’agriculture ne sert plus seulement à nourrir le pays, mais à faire du profit. L’agriculture de subsistance devient intensive et hors-sol. Valéry Giscard d’Estaing parlait du « pétrole vert de la France. » Ce modèle productiviste, soutenu par les politiques publiques, a profondément transformé notre rapport aux animaux dits « de ferme », désormais considérés comme des unités de production. Ce modèle agricole pousse aussi à bout de nombreux-ses agriculteur-ices, pour certain-es endetté-es, et qui travaillent sans compter leurs heures pour un revenu souvent médiocre. Enfin, en Bretagne, région pionnière de cette modernisation agricole, les conséquences sont particulièrement visibles : selon cette étude du média Splann!, 99% des émissions d’ammoniac dans la région sont d’origine agricole. L’ammoniac est un gaz qui contribue à la formation de particules fines dans l’air, soit la deuxième cause de mortalité évitable en France.

Le battage du blé à Lesquiffinec (Crozon), au début XXe siècle
Battage du blé à Lesquiffinec (Crozon), au début XXe siècle. © Archives départementales du Finistère

Abattoir ou cage dorée : quelle place pour les animaux ?

Au début des années 1950, la Bretagne produit 8% de la production agricole française pour 6% de la superficie agricole. Pendant la guerre, les 4 départements bretons ont même été excédentaires en matière alimentaire, et jusqu’au début des années 1960, 40% de la population bretonne active travaille dans les fermes. Aujourd’hui, la Bretagne est devenue le cœur battant de l’élevage industriel français, en détenant 56% du cheptel national, pour 3.950 exploitations, ainsi que la première région d’abattage (volaille, porcs, bovins…). Ainsi, en 2022, ce sont 13,39 millions de porcs qui ont ainsi été abattus en Bretagne, soit 1,3 million de tonnes équivalent carcasse. À l’échelle nationale, près d’1 milliard d’animaux est tué chaque année, ce qui représente 3 millions d’animaux envoyés chaque jour à l’abattoir. Derrière cette industrialisation de la viande, quelques géants se partagent le marché mondial : JBS, Tyson Foods, Cargill, ou encore le Groupe WH, tandis qu’en Bretagne, ce sont les coopératives agricoles, telles que Triskalia ou Cooperl, qui exercent une influence majeure sur les filières et les politiques locales. Leur poids économique est tel que des enquêtes journalistiques indépendantes comme celles du média Splann ! ont déjà fait l’objet d’une procédure-bâillon.

À mesure que l’élevage s’est transformé en industrie, le rapport aux animaux domestiqués s’est aussi polarisé. Si autrefois, ils remplissaient diverses fonctions dans les fermes, (force de travail, gardiennage, chasse…) la notion d’animal de compagnie n’a vu le jour que récemment. Aujourd’hui, la société distingue de façon marquée les animaux dits « de rente », élevés à la chaîne, standardisés, invisibilisés, et les animaux dits « de compagnie », objets de notre affection. Mais derrière celle-ci, se cache une autre forme d’objectification. En effet, de nombreux chiens ou chats vivent dans des environnements inadaptés à leurs besoins : appartements exigus, aquariums trop petits, absence de stimulation, solitude prolongée. Certains sont maltraités au nom de l’amour : on les force à porter des vêtements (ce n’est pas parce qu’ils ne semblent pas protester que ça ne les dérange pas), leur bien-être est souvent envisagé à travers le prisme des attentes humaines, et non de leurs besoins éthologiques propres (combien d’animaux sont ainsi grondés dans certains foyers pour avoir fait ses griffes sur le canapé ou pipi à un endroit inapproprié…), on les dresse pour qu’ils s’adaptent à nos rythmes sans s’interroger sur les leurs. L’animal « de compagnie » devient ainsi le miroir de nos attentes affectives, sans pouvoir exercer sa propre autonomie. D’un côté, l’animal-marchandise, broyé dans le système de production et voué à la recherche de profit et à la consommation de masse ; de l’autre, l’animal-enfant, enfermé dans une cage dorée. Dans les deux cas, leurs besoins sont subordonnés aux logiques humaines : rentabilité ou confort émotionnel. Même en aimant sincèrement les animaux qui font partie de nos vies, nous perpétuons malgré tout des rapports de domination.

De plus en plus de voix s’élèvent contre le modèle de l’agriculture industrielle. Parmi elles, certain-es militent pour une agriculture paysanne, à l’image de la Confédération paysanne, qui dénonce depuis longtemps l’incapacité de l’agriculture industrielle à répondre aux famines ou à nourrir durablement la planète. Ces acteur-ices défendent une agriculture à taille humaine, locale, et appellent les pouvoirs publics à cesser de subventionner l’élevage intensif, notamment en stoppant les importations massives d’aliments pour bétail comme le soja. D’autres ont une approche encore différente, en remettant en cause l’élevage lui-même, quel qu’en soit le mode. C’est le cas du refuge de Pompoho, en Bretagne, qui défend un modèle alternatif : celui de la polyculture-refuge, sans exploitation animale.

L'un des cochons du refuge de Pompoho, en Bretagne, avec du foin sur le groin. © Sarah Andres / Lisbeth Media
L’un des cochons du refuge de Pompoho, en Bretagne. © Sarah Andres / Lisbeth Media

Dès qu’il y a un enjeu économique qui te relie à un animal, ça conditionne ta façon de le voir et de le considérer.

Ils sont trois à nous accueillir. Leïla, Erell et Matt ont tout-es un travail salarié en parallèle de leur activité sur le refuge antispéciste de Pompoho, situé entre Plouray et Mellionnec, dans le centre-Bretagne, à cheval entre le Morbihan et les Côtes d’Armor. « À la base, on était un groupe militant d’écologie radicale à Rennes, et y avait une petite branche de ce groupe-là qui voulait faire de l’antispécisme une lutte politique plus présente », explique Matt. « On a créé un collectif antispéciste, et assez vite est venue l’idée du refuge. » Son but : « montrer qu’on peut avoir un autre rapport social aux animaux qui ne soit pas basé sur l’exploitation. » Matt quitte Rennes et s’associe avec ses camarades pour acheter le terrain sur lequel gambadent aujourd’hui cochons et biquettes. Mais d’abord, il faut installer les clôtures, faire quelques travaux… « On apprend au fur et à mesure. On ne connaissait rien au début », affirme Leïla. « On se renseigne pas mal avec les autres refuges, ou sur le site Open Sanctuary par exemple. On a eu pas mal de conseils du refuge GroinGroin qui est spécialisé en cochons. Et puis on pose des questions au véto dès qu’il vient. Il nous a expliqué comment se manifestent les chaleurs chez une truie par exemple, tous les combien ça se reproduit, ce genre de choses… » Les militant-es pratiquent tous les soins elleux-même, comme le coupage de leurs griffes, par exemple. « Les vétos, en temps normal, ils voient des animaux d’élevage, ils ne sont vraiment pas habitués à faire face à des animaux en refuge. » Leïla prend l’exemple de la brebis Tournesol, qui souffre de diarrhée chronique depuis des années. « Le véto nous a dit qu’en temps normal, si c’était un animal d’élevage, il nous conseillerait l’euthanasie. Il y a deux ans, quand elle est arrivée au refuge, il nous avait prédit qu’elle vivrait 6 mois, tout au plus. Mais elle est toujours là ! » Erell rebondit avec un exemple du même ordre. « Un jour, Heol, l’un des cochons, était malade. Tous les vétos qu’on a appelé nous ont dit qu’il allait mourir. Aucun d’eux nous a proposé de venir voir sur place ou qu’on l’amène. Donc le lendemain on s’est pointés au cabinet véto avec Heol. Et en fait, il avait juste une infection qui nécessitait des antibiotiques. Il va très bien aujourd’hui. » Pour ces militant-es, ces exemples sont le reflet d’une culture spéciste. « Quand on est antispéciste, on considère les animaux dans leur individualité. On ne les voit pas comme une masse, dont chaque membre se résume à un numéro. » Matt ajoute : « Dans l’élevage, ils ne s’en foutent pas de perdre un animal, mais c’est beaucoup lié au fait que ça entraîne de la perte économique derrière. En fait, dès qu’il y a un enjeu économique qui te relie à un animal, ça conditionne ta façon de le voir et de le considérer. »

Erell et Leïla, à côté d'Heol. "Dès qu'on commence à le caresser, il se laisse tomber par terre, il adore ça." © Sarah Andres / Lisbeth
Erell et Leïla, à côté d’Heol. « Dès qu’on commence à le caresser, il se laisse tomber par terre, il adore ça. » © Sarah Andres / Lisbeth

Des arrivées progressives au refuge

Quand les cochons sont arrivés au refuge, ils étaient très peureux. Les faire descendre du camion a pris un temps fou, tant ils étaient terrifiés. Ils hurlaient tellement, on aurait dit qu’il y avait un Tyrannosaur dans le camion ! Ils n’avaient jamais vécu en plein air, n’avaient connu que les caillebotis.

Les premières arrivées sur le terrain sont les brebis, qui font leur entrée dans le refuge en août 2023. Tournesol, Panachée et Enez sont des petites brebis noires d’Ouessant, typiques de l’île finistérienne. « C’est une éleveuse du coin qui nous les a donné, car elles étaient trop vieilles et plus bonnes pour la reproduction. Mais l’éleveuse ne voulait pas les séparer, car Henez et Panachée sont très complices, ni les envoyer à l’abattoir. » Par la suite, une autre brebis, blanche et plus grande, arrive au refuge enceinte. « Elle a donné naissance à ses petits au refuge. Ces deux-là n’ont pas connu l’élevage. » Leïla, Erell et Matt assistent le vétérinaire dans les naissances et se rendent plusieurs fois par jour au refuge pour leur donner le biberon. « Leur mère était trop âgée pour allaiter. » Puis, ce sont les cochons qui débarquent, en avril 2024. « Une dame nous a contacté-es un jour pour nous dire qu’elle avait trouvé un porcelet dans son jardin ! Elle ne savait pas trop quoi en faire », relate Leïla. Matt renchérit : « Les cochons sont des êtres très sociaux, ils ne peuvent pas vivre seuls. Et puis c’est toute une organisation, un coût. » Cette dame a souhaité garder un lien avec ce cochon. « Elle nous donne de l’argent tous les mois pour ses soins, et elle vient parfois nous rendre visite. » Pour les deux autres cochons, c’est un éleveur en reconversion qui les a confiés au refuge. « Les cochons n’avaient jamais vu d’herbe de leur vie », poursuit Erell. « Ça leur faisait peur au début, la nature, mais ça a vite changé !« , s’exclame Leïla. « Maintenant ils se roulent dans la boue. » Les cochons et les brebis ne sont pas les seul-es pensionnaires du refuge. À quelques minutes de là, un poney et un âne font colocation. « Ici, c’est trop petit pour les accueillir », explique Leïla. « On a réussi à contacter des gens qui avaient pas mal de terrain et qui ont accepté de nous prêter un hectare gratuitement. C’était des animaux négligés, seuls dans leurs prés, alors que ce sont des animaux grégaires. Le poney ne recevait pas de soin, il avait de grosses plaies quand on l’a récupéré. Il a 18 ans, et il a passé sa vie tout seul. Et l’âne, c’est quelqu’un que je connais qui nous l’a donné, pour pouvoir les rassembler tous les deux. Ils sont ensemble depuis mars. On avait un peu le stress que ça ne marche pas entre eux, on peut jamais prédire, mais ça se passe super bien ! » En tout, les terrains à Plouray et à Mellionnec représentent 11 hectares achetés, ainsi qu’un hectare de terrain prêté dédié à Lipous et Stan, soit l’âne et le poney.

Ils sont trois cochons à se partager la parcelle à gauche. Au milieu, l'allée centrale, et au bout à droite, l'enclos pour les brebis. © Sarah Andres / Lisbeth
Ils sont trois cochons à se partager la parcelle à gauche. Au milieu, l'allée centrale, et au bout à droite, l'enclos pour les brebis. © Sarah Andres / Lisbeth
Ils sont trois cochons à se partager la parcelle à gauche. Au milieu, l’allée centrale, et au fond à droite, la parcelle des brebis. © Sarah Andres / Lisbeth

Un investissement financier…

Pour nous aider à financer le refuge, on a une cantine. On va sur des événements politiques, comme celui contre l’extrême droite à Saint-Brieuc. C’est une cantine vegan, qui nous permet de faire du lien et aussi de financer un peu les frais du refuge.

Tout ce petit monde représente un coût, estimé à 400€ par mois environ. « Un sac de nourriture tient deux jours aux cochons, à peu près. Et le sac coûte 22€. » Les cochons sont nourris avec de la nourriture pour chevaux, selon les conseils du refuge GroinGroin. « Les grains pour cochons sont destinés à les engraisser, car c’est le but d’un élevage. Nous, on ne veut pas ça, car on a pas l’intention de les manger, et s’ils sont trop gros ils ont des problèmes de santé. » Pour les légumes, les trois militant-es en reçoivent par de la récup’, ou en achètent. À terme, Erell à l’intention de s’installer en maraîchage juste à côté. « Je vais prévoir une parcelle où seront cultivés les légumes pour eux aussi. Betteraves, courgettes, carottes… » Le refuge de Pompoho reçoit 190€ de dons fixes tous les mois, auxquels viennent s’ajouter des dons ponctuels. Au début du refuge, les militant-es ont obtenu 4000€ de la part de Lush, une marque de cosmétiques vegan. « On a tenté, et on a été surpris que ça fonctionne. Mais c’était super parce que ça nous a permis de lancer le projet, de construire les cabanes, tout ça… » De temps à autre, des associations comme L214 leur viennent aussi en aide financièrement. « Ça reste du ponctuel, et en revenus fixes, on stresse à la fin du mois. Y a la paille à acheter, le foin, la nourriture des cochons qu’on ne pourra jamais faire nous-mêmes car ça représente un travail à temps plein. Par contre, le foin on a l’intention de le faire nous-même à l’avenir. Et on arrive à choper de la paille assez facilement. Mais rien que pour les frais vétérinaire, on a besoin d’avoir une réserve financière. » iels comptent sur le maraîchage qui doit se développer pour cultiver les légumes qui serviront aux cochons et aux cantines militantes. « À terme, la boucle doit se boucler, car les cantines permettront de financer le refuge. » Aussi, il est prévu d’accueillir du public. « Sur l’activité maraîchère, on va faire pas mal d’accueil, et les animaux du refuge seront à côté donc ce sera une autre manière de communiquer sur la vie avec les animaux sans les exploiter. On réfléchit à un système de polyculture-refuge : les brebis pâturent, et tout ça mis bout à bout, ça prend tout son sens. » Pour ce projet d’accueil du public, l’aménagement du terrain a intégré une allée centrale : « car on voudrait aussi pouvoir accueillir des personnes en fauteuil roulant sur le refuge. » 

… et de tous les instants !

On reçoit des dizaines de mails par semaine pour accueillir de nouveaux animaux, mais pour le moment on est forcé-es de dire non à toutes. Tous les refuges sont saturés. Parfois, c’est même la gendarmerie qui place les animaux dans des refuges, suite à des plaintes pour maltraitances par exemple.

Leïla, Erell et Matt se rendent chacun-e tous les jours, et même deux fois par jour en été, sur le refuge, duquel ils vivent tout-es à proximité. « Il faut nourrir les animaux deux fois par jour, et les cochons boivent énormément, donc il faut remplir leurs baquets d’eau très souvent. Et puis si un animal tombe malade, ce qui est déjà arrivé, on doit pouvoir venir en plein milieu de la nuit pour les veiller et les soigner. » Leïla ajoute : « Parfois aussi, les brebis se barrent. C’est arrivé que les voisins nous appellent pour nous dire qu’elles se promènent dans l’allée. Heureusement, y a pas de voiture et tout le monde ici sait que ce sont nos brebis. » Aussi, les militant-es reçoivent très souvent des demandes pour accueillir d’autres animaux, mais n’en ont pas la capacité pour le moment. « Ce n’est pas nous qui choisissons les animaux qui arrivent, ça dépend des demandes et de nos moyens », explique Erell. « Il y a souvent des animaux à placer, pour le moment on dit non à toutes les demandes, c’est triste mais on peut pas faire autrement. On peut recevoir des dizaines de mails par semaine, notamment du réseau national des refuges animalistes. En ce moment, ce sont beaucoup des animaux de cirque qui doivent être placés en refuge. Mais tous les refuges sont saturés. Du coup, leur fin est la même que s’ils n’avaient pas été sauvés. » Beaucoup de demandes sont faites pour des animaux qui sont en fin de parcours, ou en cas de maltraitance animale. « Des plaintes peuvent être déposées par le voisinage par exemple, et parfois, c’est même la gendarmerie qui place les animaux maltraités dans des refuges. » Surtout, il n’existe pas de statut légal pour les refuges. « On est considéré comme un élevage. Tous les ans, on doit payer une cotisation à la chambre d’agriculture. » Cette absence de statut a un impact sur le refuge. « On doit faire des prophylaxies une fois par an, comme si on avait un élevage ! », s’exclame Leïla. Les prophylaxies sont des mesures visant à prévenir l’apparition, la propagation ou l’aggravation d’une maladie. Ces processus sont obligatoires dans tous les élevages bovins, porcins, ou encore caprins afin d’empêcher la propagation de maladies animales aux troupeaux. « Mais pour nous, ça n’a aucun sens ! Nous n’avons que trois cochons, qui ne voient personne d’autre, et puis surtout, on ne les mange pas ! »

Séance coupage de griffes pour les brebis. © Sarah Andres / Lisbeth
Séance coupage de griffes pour les brebis. © Sarah Andres / Lisbeth

Pour un autre rapport à la terre et au vivant

Manger vegan revient moins cher pour le portefeuille, mais ça demande de changer nos habitudes. On sait que c’est un régime alimentaire qui est viable, on a pas besoin de viande pour être en bonne santé, il faut juste faire attention à se complémenter en B12.

Le refuge antispéciste de Pompoho sert aussi, et avant tout, un discours politique. Leïla, Erell et Matt l’affirment : il faut un changement radical de la société dans notre manière de consommer et de produire de l’alimentation, et qui passe (en partie) par un changement d’approche vis-à-vis des animaux. « Si on ne faisait pas d’exportation, on serait totalement autonomes en légumineuses en France », constate Erell, qui suit une formation agricole. « On exporte plus de 70% des lentilles dans d’autres pays, et on en importe 80%. La lentille, en Bretagne, ça se cultive très bien ! Mais pour ça, il faut des terres… » Face à elle, Matt renchérit : « L’élevage, c’est ce qui prend le plus de surface. Une vache, quand elle pâture, il lui faut un hectare. De plus en plus, la taille des fermes ici tournent autour de 140 à 200 hectares. » Selon des chiffres renseignés par le média Splann !, entre 2010 et 2020, le nombre d’exploitations de plus de 200 hectares a été multiplié par 2,5 dans chaque département breton. Autrement dit, trois fois la taille d’une ferme bretonne moyenne (62 ha.) Erell ajoute : « Et puis il faut aussi penser aux cultures pour nourrir tous ces élevages. Le soja que nous mangeons est cultivé en France, alors que celui que les vaches mangent est cultivé en Amérique du sud. Le soja qu’on trouve à la Biocoop par exemple, c’est du soja français. Les terres disponibles le sont pour nourrir les vaches, alors qu’elles pourraient servir aux cultures de lentilles justement. »

Pour autant, les militant-es ne sont pas dans une relation bras-de-fer avec les éleveur-ses. Tout-es les trois sont bien conscient-es de la difficulté d’être éleveur-se en France aujourd’hui. « La plupart d’entre eux sont totalement dépendants des subventions de l’État. » Erell raconte avoir beaucoup évolué depuis qu’elle a entamé sa formation et qu’elle côtoie tous les jours des enfants d’éleveur-ses. « Parfois c’est pesant, mais la discussion reste possible. On est pas mal dans ma classe à se définir antispéciste. Les échanges que l’on a avec les éleveurs sont très enrichissants et ça me donne de l’espoir. Ils cumulent une pression financière, morale, familiale. Ce sont des personnes très chouettes, qui, pour certaines, n’ont même pas envie de faire ce métier. Dans ma classe, y en a un, il a 24 ans, il n’a pas envie de reprendre ça. Lui, il veut faire des lentilles en grande culture pour proposer autre chose et de local. Mais pour lui, et pour les autres, la question ne se pose même pas. Il faut reprendre la ferme familiale et c’est tout. » Pour Matt, pour que la société évolue et intègre les transformations sociales nécessaires au bien-être de l’humain, des animaux et de la nature dans son ensemble, ça ne passera que par un changement radical, que tout le monde n’est pas encore prêt à accueillir. « Il y a forcément des personnes qui seront lésées par un tel changement social de grande ampleur, comme ceux qui s’enrichissent via les coopératives agricoles, mais pour combien de personnes déjà lésées par le système actuel ? » Pour la suite, le refuge de Pompoho a « besoin de moula« , s’écrit Leïla en riant. La « moula », ou « moulaga », pour les plus jeunes, veut dire l’oseille, le blé, bref, la galette. « Dans l’idéal, j’aimerais bien pouvoir consacrer plus de temps de ma vie au refuge, et du coup accueillir plus d’animaux. Mais on ne peut pas en vivre », ajoute Leïla. Organiser une nouvelle édition du festival antispéciste Nuisances fait aussi partie de leurs objectifs. Celui-ci a déjà connu trois éditions par le passé, toutes ont eu lieu dans les environs. Les militant-es affirment aussi leur envie de continuer à imposer la lutte antispéciste à gauche. « Les milieux de gauche intègrent mieux les antispécistes qu’il y a 5 ans. Mais on se sent encore un peu seul-es… On a parfois l’impression qu’à gauche, l’antispécisme est une lutte qui n’existe pas. »