Avertissement : Cet article fait mention de violences sexistes et sexuelles.
Cet article est le fruit d’une collaboration entre Lisbeth et les médias alternatifs Silence, L’Âge de faire et La Brèche, avec lesquels nous avons travaillé sur l’empire Bolloré. Dans leur numéro du mois de mars, la revue Silence a publié notre reportage, consacré à l’accaparement des esprits par les idées réactionnaires et d’extrême droite, leur banalisation dans le champ médiatique et la lutte d’un collectif pour s’en prémunir. Ci-dessous, retrouvez l’enquête menée par Silence pour Lisbeth.
On ne peut pas mettre un pied dans la forêt. Si on te trouve là-bas, on te viole ou on te met en prison.
Madelaine Mbondji
Madelaine Mbondji est riveraine d’une plantation Socfin. Ce groupe belge-luxembourgeois qui produit du caoutchouc et de l’huile de palme est détenu à 39% par Bolloré. D’après son rapport annuel 2023, il ne possède pas moins de 191 000 hectares de plantations d’hévéas et de palmiers, dans dix pays d’Afrique et d’Asie. Au Cameroun, les plantations de palmiers à huile ont commencé à partir de 1968, alors que la Socapalm appartenait à l’État Camerounais. En 2000, l’État privatise l’entreprise, la vend au groupe Socfin et lui concède 76 000 hectares de terres. Depuis, les plantations se sont étendues, allant jusqu’à moins de 10 mètres des maisons dans certains villages, privant les habitant-es de toujours plus d’espace nécessaire à leur subsistance. Ainsi, la plantation d’Édéa, dans la région Littorale, s’est agrandie de 874 hectares en 2008. « Cet espace représente ce qui nous restait pour pouvoir travailler nos champs et nourrir nos familles« , souligne Félicite Ngo Bissouck, riveraine de cette plantation. « Nous sommes sans terre. Socfin a arraché nos champs et nous a chassé sans aucune compensation. » Si l’État a dédommagé les cultures détruites dans les années 1970, Socfin n’aurait pas indemnisé tout-es les paysan-nes impacté-es lors des extensions plus récentes. En 2012, par exemple, la Socapalm a étendu la plantation Dibombari sans indemniser tout-es les paysan-nes dont les cultures ont été détruites. EarthWorm Fondation a fait le même constat pour la Safapalm lorsqu’elle a étendu la plantation en 2012-2013.
Ici, on ne peut pas aller à l’hôpital, on se soigne avec les plantes. Maintenant, on n’a plus accès à ces remèdes car Socapalm a racheté la forêt et déverse des produits chimiques qui détruisent tout. Ça nous affecte beaucoup.
Félicite Ngo Bissouck
De nombreuses destructions restent sans compensation, notamment celle des sites sacrés, des plantes utilisées comme remèdes ou des rivières polluées. Les riveraines des plantations ne peuvent plus cueillir des plantes en forêt, ni cultiver leurs champs, ni pêcher ni boire l’eau des rivières, qui ont été, d’après elles, drainées et polluées par Socfin. Elles ne peuvent plus vendre leur production au marché pour se faire un peu d’argent. « On n’a pas d’eau, pas de lumière. Les Blancs nous ont assujettis et appauvris », estime Félicite Ngo Bissouck. Privées de la plupart de leurs moyens de subsistance, elles sont obligées de traverser les plantations pour accéder à des terres lointaines ou pour récupérer de quoi survivre, en prenant le risque de subir des violences.
« Il soulève la machette et me dit : « Déshabille-toi » »
En 2022, alors qu’elle rentrait de son champ avec un sac de noix de palme, Agnès Soppo tombe sur un agent de sécurité de la plantation Socapalm de Dibombari. Il l’accuse de vol et lui demande un rapport sexuel. Elle refuse. « Il soulève la machette et me dit : « Déshabille-toi » », se souvient-elle. Il la viole, puis tente de la tuer. Elle arrive à éviter deux coups de machette. Blessée à la main et à la jambe, il l’a laisse finalement sortir. Elle appelle son mari qui vient avec d’autres hommes du village chercher cet agent, sans succès. « J’ai informé la société Socapalm, ils n’ont rien fait », affirme-t-elle. À la plantation d’Édéa, les femmes aussi sont violentées. Mère de quatre enfants, Patience Ndongo perd son mari en 2016 et commence alors à glaner des noix de palme dans la plantation. En effet, n’ayant plus de terres, pour survivre, les riveraines se sont mises à ramasser les noix qui restent pourrir par terre après le passage de la Socapalm, afin d’avoir un peu d’huile. En 2021, Patience tombe un jour sur deux vigiles. Ils l’arrêtent, lui demandent de l’argent. « Vu que je ne pouvais pas les payer, ils m’ont violée », témoigne-t-elle. « Quand quelque chose se passe comme ça, tu ne peux pas en parler. Si les gens l’apprennent, c’est une honte pour toi. » Beaucoup de femmes se sont retrouvées dans cette situation. « Ma propre fille a aussi été violée comme ça », explique la riveraine. Quand les femmes ne sont pas violées, elles sont battues ou emmenées à la gendarmerie, qui leur demande de payer des sommes qu’elles n’ont souvent pas. « Les gardiens nous tapent avec des bâtons comme ceux utilisés pour les bœufs », raconte la veuve de 46 ans. Une autre fois, elle a été emmenée à la gendarmerie et a dû payer 100 000 francs pour elle et sa fille. « Si tu ne donnes pas cet argent, tu pars en prison. Nous subissons ça parce qu’on n’a pas la terre pour cultiver, nous sommes donc obligées d’aller dans les plantations Socfin pour gagner de l’argent. »
« Un harcèlement sexuel généralisé des femmes »
Le cabinet de conseil EarthWorm Foundation, financé par Socfin, a publié en 2023 et 2024 une série de rapports qui attestent de cas de harcèlements et de violences sexuelles dans les plantations Socfin, non seulement au Cameroun, mais aussi au Libéria. Une situation également dénoncée par le Fonds souverain norvégien (GPFG), qui investit dans le groupe Bolloré. En juin 2024, le Conseil d’éthique de ce fonds a publié un rapport accablant qui révèle un « harcèlement sexuel généralisé des femmes par les employés et/ou des agents de sécurité de la Socapalm. » Dans la majorité des plantations Socapalm, « les communautés riveraines ont signalé des cas de viols, d’abus sexuels et de harcèlement. » Le Conseil dresse le constat suivant : « Les hommes accusent souvent les femmes de voler la Socapalm pour « justifier » leurs agressions. » Ces violences touchent les riveraines mais aussi les travailleuses. Elles prennent souvent la forme de chantage sexuel : « sexe contre passage » pour traverser la plantation ou « sexe contre travail » pour obtenir ou conserver un emploi dans la plantation. « Qu’il s’agisse de sous-traitantes ou d’employées, chacune d’entre nous ici a eu recours au sexe dans l’espoir d’obtenir des avantages », affirment des femmes dans ce rapport. « Les viols ne semblent pas avoir fait l’objet d’enquêtes ou de sanctions importantes, et la Socapalm n’a versé aucune compensation, à l’exception d’une affaire. » Si Bolloré a longtemps argué qu’il n’était pas responsable des activités de Socfin, n’étant pas l’actionnaire principal, le Conseil d’éthique réfute cet argument : « Une participation de 39,75 % dans Socfin (…), ainsi qu’une représentation de longue date dans les conseils d’administration des deux sociétés, signifie que Bolloré aurait dû avoir suffisamment d’influence pour améliorer la situation. » Face à ces constats, le Conseil d’éthique a recommandé d’exclure le groupe Bolloré du fonds norvégien. Cependant, la Norges Bank lui a donné deux ans pour améliorer la gestion des droits humains, des conditions de travail et du harcèlement sexuel. Contactés par Silence, ni le groupe Bolloré, ni Socfin, ni la Socapalm n’ont accepté de répondre à nos questions.
Même quand, malgré nos petits moyens, on parvient à acheter un pressoir, les gendarmes et la Socapalm viennent nous le confisquer. Nous n’avons plus rien. Comment pouvons-nous vivre ici ?
Madeleine Mbonji
En plus de les priver de leurs terres, la Socapalm empêcherait les femmes de cultiver et de transformer leurs propres noix dans plusieurs villages, d’après le rapport « Briser le silence », réalisé par un ensemble d’associations et des témoignages que nous avons recueillis. Ainsi, sur la plantation d’Édéa, les riveraines avaient mutualisé leurs faibles moyens pour acheter des noix aux villages voisins et un pressoir, afin de produire de l’huile de palme et de se dégager un petit revenu. Un jour, en 2023, la gendarmerie a débarqué chez une d’entre elles, Félicité Ngo Bissouck, accompagnée d’un camion de la Socapalm. Elle aurait confisqué plusieurs tonnes de noix et les pièces du pressoir, en prétextant qu’elles avaient été volées. « C’était un moment très difficile pour moi », se souvient-elle. « Tu as quelque chose qui peut te rapporter pour survivre et une société de Blancs vient l’emporter. » Les femmes ont porté plainte mais aucune suite n’a été donnée à ce jour. Elles n’ont pas eu de dédommagement jusqu’à présent.
Soutenez Lisbeth !
En soutenant Lisbeth, vous faites vivre un média engagé contre toutes les oppressions, décentralisé de Paris et indépendant. Un média financé par ses lecteur-ices, sans actionnaire ni milliardaire.
« On attend de vous, la population française, une très grande solidarité dans cette guerre »
Face à toutes ces violences, les femmes sont en première ligne de la résistance. Manifestations, pétitions, plaidoyers, blocages, etc. : au niveau local et nationale les riveraines se rassemblement et s’organisent. Ainsi, les riveraines d’Édea se battent contre le renouvellement de 221 hectares de plantation. Elles estiment que ces terres doivent être libérées et revenir aux communautés. En effet, dans le bail rural conclu avec l’État, la Socapaplm est supposée laisser 250 hectares d’espace vital aux communautés. Depuis 2023, elles ont organisé une série de blocages pour stopper le chantier de plantation de nouveaux palmiers et ont obtenu que le sous-préfet d’Édéa suspende les travaux. Marie Crescence Ngobo, de l’association le RADD, qui a accompagné les riveraines d’Édéa, se souvient : « Les hommes du village avaient peur. Après avoir vu que les femmes se soulevaient et que même l’administration leur a donné raison, ils les ont rejointes. »
Nous sommes dépassées. Malgré tout ce que nous faisons et tout ce que nous crions au Cameroun et dans le monde entier depuis 5 ans, nous n’avons toujours pas accès à de la terre.
Félicite Ngo Bissouck
Face à ce constat, les riveraines ont décidé de reprendre cet espace elles-mêmes. Ainsi, le 8 janvier 2025, elles ont lancé une action de reprise d’une trentaine d’hectares de terre, et ont commencé à enlever les reste de palmiers pour planter du manioc et des bananiers. « Notre objectif est de reprendre nos terres », explique Félicite. « Que les autorités le veuillent ou non, cet espace, on doit le récupérer pour pouvoir planter de la nourriture. À chaque fois, ce sont eux qui plantent. Cette fois, c’est nous qui allons replanter. » Face à la puissance de Socfin, les riveraines compte sur un large soutien international. « On attend de vous une très grande solidarité dans cette guerre », conclut Félicite Ngo Bissouck. Comment soutenir leur combat ? En faisant entendre leurs voix de partout et en faisant un don pour financer l’organisation de rencontres ou des actions en justice. Cette mobilisation dépasse les frontières du Cameroun. Depuis 2012, l’Alliance transnationale des riverains des plantations Socfin-Bolloré, qui regroupe des riverain·es de cinq pays, se bat pour l’accès à la terre et la fin des violences faites aux femmes. Avec l’appui de l’association ReACT Transnational, cette alliance a lancé une campagne ciblant directement les clients de Socfin – parmi lesquels Michelin, Bridgestone, Goodyear, Nestlé et Continental – afin qu’ils exigent des comptes à leur fournisseur, voire cessent leurs achats d’huile de palme et de caoutchouc issus des plantations. « La pression économique des clients peut faire bouger les choses », estime Éloïse Maulet, de ReACT.
Reçoit le supplément dans ta boîte mail !
Dans la prochaine newsletter, découvre notre entretien avec le collectif Restitution Afrique (RAF), qui a déposé une plainte contre Vincent Bolloré et le groupe Bolloré, accusés de recel et de blanchiment d’actifs liés à leurs activités portuaires en Afrique. Une procédure inédite à l’échelle mondiale, visant à obtenir réparation pour les peuples lésés par la corruption. Abonne-toi avant la semaine prochaine pour découvrir cet entretien !