Les enjeux
En mars 2025, paraissait le livre 4,1 : Le scandale des accouchements en France, une enquête des journalistes Anthony Cortes et Sébastien Leurquin sur la forte hausse de la mortalité infantile en France. Le livre s’ouvre sur un constat, appuyé par des données de l’Insee : chaque année, près de 700 000 enfants naissent en France. Parmi eux, plus de 2700 n’iront pas au bout de leur première année, soit 1 enfant sur 250. Sur 1000 naissances vivantes, 4,1 bébés perdent la vie avant même de véritablement la commencer. C’est 116 classes de maternelles en moins. L’étude de l’Insee précise aussi que les petits garçons risquent 1,2 fois plus que les filles de mourir avant l’âge d’un an et que les risques se démultiplient dès lors que l’enfant est issu d’un accouchement multiple, ou encore d’une mère originaire des territoires d’Outre-mer ou d’un pays d’Afrique. La France fait ainsi figure de cas unique en Europe : le pays où la mortalité infantile remonte en flèche. En 1994, celle-ci était de 6 pour 1000, soit 6%, et a atteint son niveau le plus bas en 2011, soit à 3,5%. Depuis, elle ne cesse de remonter. Selon une étude de l’Institut national d’études démographiques (Ined) parue en mars dernier, la France occupe la 23e place sur 27 en matière de mortalité infantile en Europe. À titre de comparaison, la Suède affiche un taux de 2,5%, l’Espagne, 2,9%, et l’Allemagne, 3,6%.
Du côté de la mortalité néonatale, même dégringolade. Toujours selon l’étude de l’Insee, 70% de ces décès d’enfants se produisent au cours de leurs 28 premiers jours de vie. En 1996, la mortalité néonatale était de 3,12%, chute en 2011 à 2,3%, puis décolle en 2021 pour atteindre 2,7%.
À notre grand étonnement, le chiffre de 4,1 n’est pas au cœur des débats entre soignants. Pire, plusieurs d’entre eux, face à nous, semblent même découvrir cette tendance inquiétante. Des hypothèses sont formulées : (…) « Les causes sont surtout sociales. » (…) Un consensus se fait sur cette idée. Il est pratique car il permettrait au système de santé de fuir ses responsabilités et à ses serviteurs de regarder ailleurs.
Extrait de « 4,1 : Le scandale des accouchements en France », d’Anthony Cortes et Sébastien Leurquin

Maternités de proximité ou superstructures : déserts versus usines
Au cours des cinquante dernières années, 75% des maternités qui jalonnaient le pays ont fermé. Sur les 1369 maternités que comptait la France en 1975, il n’en restait plus que 457, en décembre 2024. L’année 1972 connait un vaste plan de restructuration et de modernisation des maternités. L’objectif : mieux encadrer les pratiques de soins et diminuer ainsi les risques pour les mères et les enfants. Ainsi, à partir de cette époque, les accouchements doivent obligatoirement être réalisés par des médecins ou des sages-femmes diplômé-es d’État. Les maternités doivent aussi s’équiper d’appareils de distribution d’oxygène, d’équipement de réanimation ou encore d’unités néonatales. Les chiffres ne mentent pas : la mortalité infantile passe alors de 18% en 1972 à 4,8% en 1998. À la même période, les décrets périnatalité entrent aussi en vigueur. Trois catégories distinctes de maternités sont établies (type 1, 2 et 3), permettant ainsi de prendre en charge les grossesses en fonction du risque périnatal. Ainsi, aujourd’hui, les maternités de type 1 prennent en charge des enfants bien portants ou légèrement malades, nécessitant seulement des soins de puériculture ; les maternités de niveau 2 possèdent un service de néonatalogie ou de soins intensifs néonatals ; et les maternités de niveau 3 disposent d’un service de réanimation néonatale et sont spécialisés dans le suivi des grossesses pathologiques.
En 1998, les décrets d’application du plan périnatalité prévu par le ministre de la Santé, Bernard Kouchner, prévoient la fermeture de toutes les petites maternités, faisant moins de 300 accouchements par an. À l’époque, cela représente 77 établissements. En-dessous de ce volume d’activité, les soignant-es ne seraient pas suffisamment formé-es, ni entraîné-es aux situations à risque. Pourtant, ce seuil de 300 accouchements par an ne s’appuie sur aucune étude. Dans une interview accordée au Figaro en mars 1998, le ministre s’exprimait ainsi : « Quand nous avançons le chiffre de 300 accouchements, ce n’est pas pour dire qu’il faut systématiquement fermer ces maternités. C’est pour attirer l’attention sur des structures à faible activité pour lesquelles un effort de mise aux normes de sécurité va être difficile et qui doivent donc faire l’objet d’une analyse très sérieuse. Si la situation géographique d’une maternité est très isolée, il y a lieu de la maintenir, même si son activité est faible. Tout en organisant une coopération avec des maternités plus importantes pouvant prendre en charge les grossesses difficiles. » Ne pas « systématiquement les fermer », mais c’est pourtant ce qui arrive dans les années qui suivent. Alors que 107 maternités réalisaient moins de 500 accouchements par an en 2003, elles n’étaient plus que 63 fin 2016, selon les données de la Drees, avec un impact déterminant sur le maillage territorial et la désertification médicale.
Au niveau national, dix départements connaissent une situation similaire et ne comptent plus qu’une seule maternité. Jusqu’où ira cette désertification? Quand les autorités relieront-elles ces deux effroyables phénomènes, fermetures d’un côté et decès des bébés de l’autre ?
Extrait de « 4,1 : Le scandale des accouchements en France », d’Anthony Cortes et Sébastien Leurquin
En 2023, un rapport de l’Académie de médecine préconisait la fermeture des maternités réalisant moins de 1000 accouchements par an ! Ce rapport fut adoubé par la Cour des comptes, notamment à travers l’allocution de son président Pierre Moscovici en mai 2024, allant même jusqu’à affirmer que : « La Cour des comptes relève qu’un consensus médical et scientifique se dégage, en faveur de structures de taille plus importante et davantage sécurisés. » Un « consensus » qui est pourtant loin de faire l’unanimité chez les soignant-es et les citoyen-nes, comme en témoigne les nombreux collectifs opposés à la fermeture de leurs maternité de proximité qui fleurissent partout en France.

À l’heure actuelle, plus de 900 000 femmes en âge de procréer vivent à plus d’une demie-heure d’une maternité et la part de celles résidant à plus de 45 minutes a augmenté de 40% depuis 2000. En Bretagne, le média Splann ! a récemment publié une cartographie permettant de se renseigner sur le délai moyen pour rejoindre la maternité la plus proche ainsi que le nombre d’accouchements pratiqués dans chaque maternités de la région. À notre connaissance, il n’existe pas de cartographies similaires sur les autres régions françaises. À ce jour, une seule étude évalue le risque de mortalité infantile en lien avec la distance. Il s’agit d’une recherche menée – entre autres – par la doctoresse Évelyne Combier, très engagée sur ces enjeux dans la région d’Autun, en Bourgogne. L’étude, publiée en 2014, s’est concentrée sur un petit échantillon et sur une courte période, mais elle fut en capacité de montrer que, pour des temps supérieurs à 45 minutes, les taux bruts de mortinatalité passent de 0,46% à 0,86% et ceux de la mortalité périnatale de 0,64% à 1,07%. La conclusion stipule : « Notre étude montre qu’en Bourgogne, pour les grossesses uniques, il existe une liaison positive et significative entre les facteurs de risque de mortalité et de morbidité périnatale (…) et le temps d’accès à la maternité la plus proche. Ces associations persistent après ajustement sur les facteurs de risque individuels des mères et certaines caractéristiques de l’environnement. (…) Nos résultats sont cohérents avec ceux trouvés tant en France que dans de nombreuses études internationales. Ainsi, concernant la mortalité, ils sont comparables à ceux publiés par Ravelli qui montrent qu’aux Pays-Bas un temps de transport supérieur à 20 minutes augmente le risque de mortinatalité et d’accidents de la naissance. Ils concordent également avec ceux de divers travaux qui comparent les taux de mortalité et de morbidité périnatales en secteur rural et en secteur urbain. »
Parfois, c’est plus rapide de venir directement plutôt que d’attendre les pompiers une vingtaine de minutes, surtout en pleine nuit. Or, on a beaucoup de femmes qui viennent de Figeac, qui est à une heure de trajet, par des petites routes de campagne avec les dangers que ça comporte : des animaux, du brouillard et du verglas en hiver…
Témoignage d’une sage-femme dans le livre d’Anthony Cortes et Sébastien Leurquin
À cela, on peut ajouter la nécessité impérieuse d’avoir une voiture en bon état de fonctionnement ainsi que les moyens de mettre suffisamment d’essence dans son réservoir.
Race, classe, handicap : pas tout-es logé-es à la même enseigne
Le milieu médical est structuré par les violences patriarcales, racistes, classistes ou encore validistes. À Lisbeth, nous avons d’ailleurs consacré un certain nombre d’articles sur le sujet, mais il y aurait tant à dire ! En début d’article, nous mentionnons que, selon l’étude de l’Insee, les bébés les plus à risques sont issus de mères très jeunes (moins de 21 ans) ou âgées (plus de 44 ans), mais aussi de mères racisées et/ou issues de catégories sociales défavorisées. Ainsi, la mortalité infantile est deux fois plus élevée en Outre-Mer qu’en France hexagonale, la Guyane en tête avec un taux de 9,7%, et le taux de mortalité maternelle y est 5 fois supérieur à celui de l’Hexagone. L’étude de l’Insee mentionne que « la pauvreté y est plus répandue, ce qui peut influencer la santé de l’enfant. » Une affirmation timide, en regard des conditions sociales, économiques et sanitaires des départements d’Outre-mer, et qui sont le résultat de choix politiques, et non d’une fatalité. Ainsi, en 2017, la moitié de la population guyanaise vivait sous le seuil de pauvreté. Il s’agit également du département français le plus touché par le phénomène de la maternité à l’adolescence.
Les femmes d’origine étrangère, notamment issues d’Afrique subsaharienne, et qui accouchent en France, ont aussi davantage de risques de mourir en couches. Plus précisément : elles ont 2 fois plus de risques de mourir que les femmes nées en France, notamment blanches. Les personnes racisées d’origine française rencontrent aussi des inégalité d’accès aux soins. Les causes sont multiples, et parmi elles, le racisme dans le milieu médical. Celui-ci a déjà été documenté, notamment à travers le « syndrome méditerranéen », qui part de l’idée selon laquelle les personnes originaires d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne exagèrent leurs souffrances ou simulent leurs symptômes. Un biais raciste qui cause des mort-es, ce fut le cas de Naomi Musenga, décédée en 2017 après un appel au Samu, lors duquel la jeune femme de 22 ans avait été moquée par les opératrices. En France, les statistiques ethniques étant interdites, il est difficile de quantifier précisément ces inégalités. Mais des données venues d’autres pays nous donnent des ordres de grandeur : cette étude menée au Royaume-Uni, par exemple, montre que le fait d’être une femme noire augmente de 43% le risque de fausse couche. La sociologue Priscille Sauvegrain a observé que les femmes noires qui ont déjà accouché dans d’autres pays d’Afrique subsaharienne se disent très satisfaites des soins reçus dans les maternités françaises. Elle contextualise ces retours en mettant en avant le continuum de violences qu’une partie d’entre elles subissent : d’abord dans le pays d’origine, ce qui les forcent à fuir, puis sur le trajet migratoire, puis dans les sphères familiale, publique et professionnelle : « Elles sont victimes de discriminations fortes sur le marché du travail du fait de politiques migratoires restrictives. Par contraste, elles décrivent les maternités comme des institutions moins discriminantes que les autres, leur apportant un répit. » Ce ressenti contraste avec celui des enfants d’immigré-es, notamment des femmes nées en France de parents originaires d’Afrique subsaharienne, bien plus sensibles aux discriminations dans le parcours de soin. De nombreux blogs de mères afrodescendantes abordent ces réalités : manque d’écoute, infantilisation, violences obstétricales. La question des césariennes est également centrale : car les femmes noires y sont davantage exposées, avec un taux de 35% contre 20 % dans la population générale.
Chez nous, une patiente en travail, peut être suivie par une sage-femme qui s’occupe de deux, trois, quatre femmes en même temps. (…) Quand on va en Suède, le one-to-one est la règle. Bien évidemment, cela a un coût. Mais les études démontrent clairement que cet encadrement permet d’améliorer les issues.
Témoignage d’une sage-femme dans le livre d’Anthony Cortes et Sébastien Leurquin.
Cette même étude de l’Insee précise aussi que le taux de mortalité infantile est plus élevé pour les enfants d’employées, d’ouvrières et de femmes dites « inactives ». Mais là encore, les causes évoquées restent timides, voire réductrices : l’analyse insiste sur des facteurs individuels, comme des « conditions de travail plus défavorables » ou une « consommation de tabac plus élevée » dans ces catégories sociales, sans remettre en cause les logiques structurelles. Or plusieurs éléments méritent d’être soulignés : les mères cadres vivent plus souvent en milieu urbain, ce qui facilite l’accès aux soins ; elles disposent aussi de plus de temps, de ressources et de capital social pour naviguer dans le système médical. Les inégalités d’accès aux soins ne relèvent donc pas principalement de comportements individuels, mais bien d’un système profondément inégalitaire. Cette autre étude pointe les défaillances de dépistage dès l’enfance en fonction du milieu social : « l’appartenance à un environnement social déterminé, notamment chez les enfants issus des catégories défavorisées, s’accompagne d’un moins bon état de santé qui risque en retour de retentir sur les capacités d’apprentissage. Des travaux récents montrent que les problèmes vécus lors de l’enfance auront des répercussions négatives sur l’état de santé à l’âge adulte, notamment lorsque les individus ont moins fait d’études ou sont issus de milieux sociaux défavorisés. »
Enfin, dans le livre 4,1 : Le scandale des accouchements en France, un chapitre est consacré à la prise en charge des naissances prématurées. Les journalistes donnent la parole au professeur Jean-Christophe Rozé, directeur du service de néonatalogie du CHU de Nantes. « Sur la prématurité, on a pris du retard en France. D’abord pour des raisons « culturelles » parce qu’on avait peur pendant longtemps, nous médecins, de prendre en charge les extrêmes prématurés. On pensait que le risque était trop important de créer des survies avec handicap lourd. Donc on freinait très fortement… » À la suite de cette citation, les auteurs s’indignent : « Vous avez bien lu : mieux valait un bébé mort qu’un enfant handicapé. » Si le constat est choquant, là encore, il n’est malheureusement pas surprenant. À Lisbeth, nous avons déjà eu l’occasion d’aborder la maternité des femmes handicapées, et dans notre article consacré au projet de loi sur la fin de vie paru en début d’année, les militantes anti-validistes interviewées prenaient l’exemple des campagnes de sensibilisation à la sécurité routière, mettant en scène des personnes handicapées à la suite d’un grave accident de la route, et commentaient : « Ces messages transmettent l’idée qu’il vaut mieux être mort, plutôt qu’handicapé. Cette peur de finir en fauteuil roulant ou paralysé est utilisée pour faire peur aux gens. Sauf qu’en faisant ça, on déshumanise complètement les personnes handicapées. » Doit-on rappeler la triste interview d’Anne Ratier, menée par le journaliste Hugo Clément en 2019, cette mère qui avait publié un livre dans lequel elle expliquait, avec beaucoup d’apitoiement et de misérabilisme, comment elle avait assassiné son enfant handicapé de trois ans…
Le sujet est si vaste que nous avons ici fait le choix de le centrer sur les maternités publiques, ce qui implique de faire l’impasse sur de nombreux autres enjeux : celui qui concerne les maternités privées (qui ne sont plus que 107 aujourd’hui, contre 716 en 1975, une baisse liée – entre autres – à des questions de rentabilité, le privé préférant ainsi concentrer son activité sur la chirurgie) ; le taux de césarienne en France (20%) bien supérieur aux préconisations de l’ONU (15%) ; ou encore le recours aux extractions instrumentales impliquant l’usage du forceps, de le ventouse ou des spatules. Ces dernières pratiques concernent 12% des accouchements en France, et sont pointées du doigt en raison des graves dommages qu’elles peuvent causer aux cerveaux des bébés.
L’initiative
Nous avons créé le comité de défense à trois. Aujourd’hui, il compte une centaine de membres. On représente le versant citoyen de la mobilisation. On sert de lanceurs d’alerte, en quelque sorte.
Yann-Fañch Durand
Yann-Fañch Durand est professeur des écoles et directeur d’établissement scolaire guingampais. Membre actif du comité de défense de la maternité de Guingamp, le cinquantenaire est engagé dans la lutte pour la défense de l’hôpital depuis 2018. Dès le début de cette année, des manifestations sont organisées. La première a lieu en février et rassemble plus de 4000 personnes dans les rues de la ville costarmoricaine, qui compte environ 7000 habitant-es. « On s’est assez vite rapprochés de l’équipe de la maternité et des syndicats », raconte Yann-Fañch. « On nous a reproché de faire peur à tout le monde pour rien avec nos manifs, mais nos craintes se sont très vite vérifiées… » Et pour cause, au mois de juillet de la même année, l’Agence régionale de santé (ARS) décide de ne pas renouveler l’autorisation d’exercer de la maternité de Guingamp, au prétexte d’un manque de personnel. « La couverture anesthésique est fragile avec deux postes couverts par des titulaires sur six, le reste l’étant par des intérimaires », s’exprimait alors l’ARS. Une décision qui était intervenue alors que la ministre de la Santé de l’époque, Agnès Byzun, avait laissé entendre que la situation serait réexaminée, à la demande d’Emmanuel Macron, et que d’ici là, la décision de fermeture était suspendue, comme l’affirmait le président de la région Bretagne. En 2019, ce sursis est effectivement obtenu, par l’entremise du Président de la République, qui accorde une prolongation du service maternité jusqu’en juillet 2020. « On a eu droit à un sursis pendant un temps. Puis, en 2020, on a senti que ça allait bouger à nouveau. » En juin 2020, le député macroniste Yannick Kerlogot annonce : « L’autorisation de la maternité est renouvelée, sans doute pour au moins 5 ans, même si je ne peux confirmer officiellement cette durée, rien n’étant gravé dans le marbre à ce niveau-là. » Rien n’est gravé dans le marbre. Une phrase qui veut tout dire pour Yann-Fañch, ses camarades et plus largement l’équipe de la maternité. « Ils ont aussi commencé à parler d’un nouvel hôpital en bord de nationale. Mais ce scénario, on le connaît ! Nous faisons partie d’une coordination nationale de comités de défense des maternités, et en général, quand ils veulent en fermer une, ils proposent toujours un truc en échange. Sauf que, une fois que le nouvel hôpital existe, on s’aperçoit alors qu’il est beaucoup plus petit que l’ancien, qu’on a perdu des services, des lits… » Le militant ajoute : « C’est ce qu’il s’est passé pour Dinan par exemple, ou Saint-Malo. Plein de choses avaient été annoncées pour faire passer la pilule de la fermeture de la maternité de Dinan…«

La maternité de Guingamp a une valeur très spéciale sur notre territoire. Les femmes qui ont eu l’occasion d’accoucher là-bas nous disent souvent qu’elles étaient frappées par la qualité de l’accueil, le temps qu’on leur consacre, le choix qu’on leur donne…
Yann-Fañch Durand
« Bien sûr, étant un homme, je ne suis pas le mieux placé pour parler de la prise en charge des femmes enceintes dans cette maternité« , sourit Yann-Fañch. Ce père de deux garçons y a toutefois accueilli la naissance de ses enfants. « Mes enfants sont nés en 2007 et 2011. Nous avons opté pour des accouchements dans l’eau, peu médicalisés. Quand on a la possibilité de faire ce choix, car bien sûr, ce n’est pas toujours possible, franchement c’est ce qu’il y a de mieux ! Pour ma conjointe et moi, perdre ce choix, c’est juste inconcevable ! Au contraire, on devrait développer cette possibilité ! Sauf que les pouvoirs publics veulent absolument regrouper les services pour des questions de rentabilité. » La maternité de Guingamp est la seule dans le Grand Ouest à proposer des accouchements dans l’eau. En 2019, c’étaient 25 femmes qui faisaient ce choix chaque année dans la région, soit environ 5 naissances sur 100 à l’époque, sur les 500 accouchements enregistrés par an. « Pour notre deuxième enfant, la seule angoisse que nous avions avec ma conjointe c’était qu’il n’y ait pas de baignoire libre pour qu’on puisse avoir accès à ce type d’accouchement ! À l’époque, des gens, venant même parfois de région parisienne, louaient un gîte pour avoir accès à la maternité de Guingamp afin d’avoir recours à l’accouchement dans l’eau ! », affirme Yann-Fañch, ce que révélait également un article de Ouest-France publié à l’époque.
« On ne pratique pas les accouchements de la même manière dans une usine à bébés. »
Ce que nous avons eu en tant que parents, nous voulons que nos enfants y aient droit également. C’est juste pas possible qu’on régresse sur ce plan. Macron parle de “réarmement démographique”, mais plus on en parle, moins on nous en donne les moyens.
En 2018, lors de la première fermeture du service maternité, l’ARS préconisait que les accouchements devraient avoir lieu dans les maternités environnantes, comme celles de Lannion ou de Saint-Brieuc. Depuis, la maternité de Lannion a aussi appris, via un rapport en 2023, qu’elle devra peut-être fermer à son tour. Quant à l’hôpital de Saint-Brieuc, de nombreuses alertes sont lancées depuis plusieurs années concernant le manque de lits disponibles. Cet hôpital a d’ailleurs dû déclencher le plan blanc en 2025 à cause de la surcharge de ses services. Pour toutes ces raisons aussi, Yann-Fañch et le comité de défense de l’hôpital public de Guingamp veulent continuer la lutte : « On ne pratique pas les accouchements de la même manière dans une usine à bébés. Bien sûr, ce que je dis là n’est pas contre les soignants, qui font ce qu’ils peuvent dans les conditions qui sont les leurs. Mais c’est pour ça aussi que la préservation des petites maternités de niveau 1 a son importance. » À cela, il ajoute une anecdote personnelle : « Gaëlle, la sage-femme qui a mis au monde nos enfants, a rédigé une lettre à notre fils ainé qui va bientôt avoir ses 18 ans. Dans cette lettre, elle lui raconte sa venue au monde, c’est très touchant. On va la lui remettre à son anniversaire. Mais ce genre de choses ne peut pas arriver dans une usine à bébés. Qui se souvient d’un enfant qu’on a mis au monde il y a dix-huit ans, dans un service qui enregistre 3000 accouchements par an ? »
À 31 ans, Manon Policella exerce comme sage-femme depuis 8 ans, en Normandie puis en Bretagne. D’abord salariée dans une maternité de niveau 3, elle exerce ensuite dans une maternité de niveau 2, puis en niveau 1. Aujourd’hui, elle est salariée dans un centre de santé à Saint-Brieuc. Pour elle, l’argument de sécurité servant à justifier la fermeture des maternités de niveau 1 n’est pas valable. « Lors de mon expérience en niveau 1, l’ambiance était très chaleureuse et familiale. La maternité comptabilisait 470 accouchements par an. Je n’ai jamais eu l’impression de perdre en pratique, car en niveau 1, nous les sages-femmes sommes en première ligne, alors qu’en niveau 3, il y a les pédiatres, les gynécos… En niveau 1, le relationnel avec les patientes est incroyable, alors qu’en niveau 3, je finissais par m’excuser car j’avais à peine le temps de passer 5 minutes. Quand je travaillais à la maternité de niveau 3, le rythme était très intense, avec beaucoup de patientes et d’accouchements à gérer en même temps, mais un gros manque de places. J’y suis restée deux ans, et j’en suis sortie lessivée. Dans ces conditions, on doit gérer tellement d’accouchements en même temps, que plus personne n’a le temps de contrôler le rythme cardiaque des bébés. Et à cause de ça, j’ai vu des drames. Des drames qui ne seraient pas arrivés s’il y avait eu plus de monde. Donc cet argument de la sécurité n’est pas aussi simpliste et binaire qu’on veut nous le faire croire. » Un récit qui rejoint celui des sages-femmes interviewées dans le livre d’Anthony Cortes et Sébastien Leurquin, dont l’une raconte la perte d’un bébé dont la cause directe était le manque de personnel et la surcharge de travail dans une maternité de niveau 3.
1200 accouchements par an, ce serait le seuil à partir duquel une maternité deviendrait rentable. C’est à dire qu’on vit dans un monde où les gens sont assez tordus pour aller calculer ça ! Mais une fois qu’on a cette donnée sous les yeux, toutes les politiques publiques deviennent claires.
De son côté, le comité de défense dénonce lui aussi l’argument de la sécurité, servant à justifier ces fermetures. « Ils ferment les petites maternités les unes après les autres au nom d’une prétendue sécurité, alors qu’il n’y a aucune étude là-dessus ! », clame Yann-Fañch, qui pointe aussi du doigt un manque de cohérence dans les chiffres avancés. « Leur seuil varie à chaque fois. Avant, on nous disait qu’au-dessus de 300 naissances par an, c’était bon. En réalité, le vrai seuil, c’est 1200, mais il ne s’agit pas d’un seuil de sécurité, mais d’un seuil de rentabilité. » Le guingampais fait référence à un rapport de la Cour des comptes publié en 2015, qui indique en effet que : « Dans le cadre des travaux menés sur le financement des établissements de santé isolés, l’ATIH (Agence technique de l’information sur l’hospitalisation, ndlr) a demandé à un cabinet de conseil d’examiner cette relation dans le cas des petites maternités. L’étude met en lumière la difficulté de ces structures à atteindre l’équilibre d’exploitation, un seuil de rentabilité étant identifié autour de 1 200 accouchements par an. (…) Ces simulations montrent la difficulté pour les petites maternités de fonctionner de manière rentable, l’équilibre d’exploitation étant d’autant plus aisé à atteindre, pour une catégorie de maternité donnée, que le nombre d’accouchements est élevé. »

Guingamp maintenant, Plérin ensuite ?
À l’heure actuelle, le comité de défense de la maternité de Guingamp surveille ce qu’il se passe à Plérin, une commune située au nord de Saint-Brieuc et où une maternité privée enregistre 900 accouchements par an. En février dernier, cette maternité – privée, donc – s’était vue attribuer 300.000 euros d’argent public, ce qui avait provoqué l’indignation et la colère des élu-es et des responsables syndicaux. Cette subvention, accordée par l’ARS de manière « exceptionnelle », devait permettre le recrutement de pédiatres, alors même que l’activité de la maternité de Guingamp était suspendue depuis déjà un an. Murielle Lepvraud, députée de la LFI dans la 4e circonscription des Côtes d’Armor, avait réagi en ces mots : « Ça me choque dans le sens où on a du mal à financer toute notre politique de santé publique, donc c’est très choquant de voir des établissements privés se faire octroyer des subventions bien sûr. Je pense que cet argent aurait dû aller à la maternité de Guingamp et non pas à la maternité privée de Plérin. » De leur côté, Yann-Fañch Durand et le comité de défense restent sur leurs gardes : « Nous, au comité, on pense que la maternité de Plérin va finir par être fermée aussi, car elle n’atteindra jamais le seuil rentable. Mais là encore, on nous accuse de vouloir faire peur à tout le monde. » En mars 2024, une maman guingampaise a été contrainte d’accoucher dans sa voiture, sur le trajet la conduisant à la maternité de Plérin. Dans l’article de Ouest-France paru à l’époque, les jeunes parents confient : « On se disait qu’on n’était pas si loin de Plérin, jamais on avait imaginé que ça se termine de la sorte », avant d’ajouter, vis-à-vis de la fermeture de la maternité de Guingamp : « On est le parfait exemple de ce qui pourrait arriver de plus en plus souvent, sans la réouverture de ce service primordial de proximité. »
Y a plein de métiers où on ne te laisse pas le choix ! Moi, je suis instit, je vais où on me dit, je n’ai pas mon mot à dire là-dessus. Là, on parle de médecins, on parle de soin, de vie et de mort, mais ils ont le pouvoir d’aller où ils veulent ! C’est très choquant. Il faut que les gens se réveillent et se rendent compte que c’est nous qui cotisons, donc c’est pas normal.
De son côté, Manon Policella affirme : « En niveau 1, on a souvent plein d’intérimaires qui tournent. Alors que si on régulait la liberté d’installation des médecins, on aurait moins ce genre de problèmes. Ceci étant dit, je comprends que des jeunes médecins n’aient pas envie d’aller s’installer en zone rurale, surtout s’il s’agit d’une zone rurale où y a que dalle, et notamment pas d’école pour scolariser les enfants. » La sage-femme ajoute : « Mais c’est quelque chose de souhaité, d’organisé. Ça commence par un manque de recrutement, et pas seulement au sein de l’hôpital. Dans certains territoires ruraux, ça devient plus difficile de venir s’y installer, surtout pour des jeunes couples, car il y a un vrai manque de services publics, notamment les écoles. Et parmi ces jeunes couples, il y a aussi les soignants. Personne n’a envie de faire des kilomètres pour aller travailler et déposer ses enfants à l’école. Du coup, les soignants évitent d’aller travailler dans ces territoires, et derrière, on va dire que les petites maternités rurales n’attirent pas les professionnels de santé, que c’est trop compliqué de recruter… Mais s’il n’y a pas de services publics pour la vie en-dehors du travail, bien sûr que ça n’attire pas ! Et par-dessus le marché, il arrive que ces petites maternités ne rémunèrent pas correctement, au bon échelon. Donc si j’ai la possibilité d’être mieux payée ailleurs, bah je vais ailleurs… »
Concernant la mise en place d’un registre national des naissances par l’État, Yann-Fañch Durand s’en réjouit, avec un bémol : « C’est une bonne chose, mais il aurait fallu que ce soit fait plus tôt. Là, on ne pourra pas dresser de comparaison avec le maillage territorial des maternités de proximité d’il y a dix ans ! Notre maternité à Guingamp n’apparaîtra pas, elle non plus. Donc pour avoir des arguments solides, il aurait fallu que la mise en place de ce registre intervienne bien plus tôt ! » Pour la suite, les militant-es pour la défense de la maternité, et plus généralement pour tous les services de santé publique de proximité, attendent d’un pied ferme la décision du Sénat quant au moratoire. « Symboliquement, c’est très important, car c’est la première fois que la représentation nationale va à l’encontre des mandarins corporatistes. Ce corporatisme dans la profession est un vrai problème. Il suffit de voir le travail fait à l’Assemblée nationale sur la régularisation de l’installation des médecins, à quel point ceux-ci y sont opposés ! »
Et à Manon Policella de conclure : « Le métier de sage-femme est un métier incroyable. On prend des claques tous les jours. Je suis honorée de faire ce métier, mais j’aimerais qu’on ait mieux à proposer aux femmes. Un moratoire, je veux bien, mais sans moyens et sans argent, on n’avancera pas. »
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